Cynique dans la
conduite de ces Philosophes, qui veulent se dégager de la bienséance
comme d’un joug incommode. Enivrés d’une sotte gloire, ils ne
comprennent pas que la Philosophie doit avoir sur-tout en vue de nous
aprendre à nous acquiter de tous les devoirs de l’Humanité, & à
rendre notre commerce doux & facile à ceux que nous fréquentons.
D’un autre côté, il seroit bon de raisonner un peu mieux sur la
Politesse, & de s’en former des idées moins embrouillées.
l’Art
de conformer nos maniéres & nos actions au goût des autres
hommes, autant que la Vertu peut le permettre.
On ne sauroit réussir dans cet Art sans une connoissance exacte du Cœur humain & sans celle des coutumes & des mœurs de la Nation parmi laquelle on se trouve.
On peut voir par-là qu’il y a une Politesse générale, & une autre plus particuliére.
La prémiére est fondée sur la Raison, qui tire de l’examen des inclinations des hommes certaines régles générales pour leur plaîre : elle est de toutes les Nations, & se peut trouver par-tout où l’on a l’usage du raisonnement & de la réflexion.
La seconde est déterminée par la coutume & par l’habitude ; elle
varie selon le goût, l’humeur, & les préjugés différens de chaque
Nation. Ainsi autre est la Politesse Françoise,
autre l’Italienne, autre l’Espagnole &c. Pour la Politesse générale, elle est aussi
sure & aussi invariable que la Raison même qui en est le principe ;
tous les hommes ont en général le cœur fait de la même maniére, tous
sont sensibles à l’amour-propre, susceptibles de vanité, portés à ne
céder à personne, & même à vouloir que les autres leurs cédent. Par
conséquent, par-tout où l’on censurera impitoyablement les pensées &
les expressions de ceux qu’on hante ; par-tout où l’on voudra fonder ses
A l’égard de la Politesse particuliére de chaque Pays, il saut bien prendre garde à ne la pas confondre avec celle dont je viens de parler. On voit bien qu’elles ne coulent pas d’une même source, & qu’elles n’ont rien de commun ensemble. Faute d’avoir toujours cette vérité présente à son esprit, on donne dans un ridicule tout-à-fait odieux ; on mesure la Politesse des autres Nations au goût & aux coutumes avec lesquelles on s’est familiarisé ; & l’on ne distingue point l’impression que l’Habitude fait sur les sens, d’avec l’impression que la Raison fait sur l’esprit.
Que diroit-on à Espagnol tout
rempli du génie & des coutumes de ses Compatriotes, alloit critiquer
dans la nous ne faisons pas ainsi en Espagne,
ce n’est pas-là la maniére de Madrid ? On le fisleroit
indubitablement, & l’on considéreroit ses critiques comme les effets
naturels de l’arrogance Espagnole. Cependant la
plupart des François en agissent à peu prêt
ainsi : ils supposent hardiment que Politesse François.
Nous tirons les régles de la Politesse, de nos maniéres ; puis examinant nos maniéres à ces régles, nous les y trouvons parfaitement conformes, & nous concluons que nous sommes les gens du Monde les plus polis.
On peut voir sans peine combien d’extravagance il y a dans un pareil
raisonnement. Un Moscovite, pourvu qu’il eût
autant d’orgueil qu’un François, pourroit prouver
de la même maniére, qu’il n’y a rien de si poli que les Moscovites, parce qu’ils savent mieux que qui que
ce soit, accorder leurs maniéres & leurs actions au goût de leur
Nation.
Un François ne manqueroit pas de trouver cet
argument bien Moscovite ; mais rien n’empêcheroit
le Moscovite, s’il étoit sage, de trouver notre
argument bien François, & nous voilà à deux de jeu. Se rire des
autres, est un argument qu’on peut facilement retorquer ; & si l’on
veut traiter quelque coutume étrangére d’impolie, il faut prouver par de
bons raisonnemens, qu’elle choque la Politesse générale & raisonnée
dont nous avons parlé d’abord.
Ces preuves manquent d’ordinaire dans ces sortes d’occasions, & ne
pouvant pas tirer du secours de la Raison, on en apelle au Goût. Mais le
goût varie selon les Tems & les Nations ; ce n’est qu’une chimére
qui Moscovite vaut autant que celle d’un François.
D’où vient donc que nos maniéres se sont répandues dans la plus grande
partie de l’, & qu’elles sont
goûtées & aplaudies par nos ennemis mêmes ?
La raison en saute aux yeux. C’est que notre Politesse est vicieuse, & qu’il n’y a rien qui trouve l’esprit des hommes plus accessible que le Vice, sur-tout quand il est assaisonné de quelque agrément. Il est permis de s’insinuer dans l’esprit du Prochain, & même l’Humanité nous y oblige ; mais la Raison & la Candeur doivent être les limites de cette complaisance. Notre Politesse a franchi ces bornes, & elle est dégénérée en une infame flaterie. Faut-il s’étonner après cela que nos maniéres soient goûtées universellement ?
Je trouve encore une autre raison qui ne nous fait pas plus d’honneur que la premiére.
On ne voit que trop dans le Monde certains Charlatans, qui à force de
prôner leur mérite & d’abaisser celui des autres, réussissent enfin
à se faire ajouter foi. On est assez sot pour croire qu’il faut avoir
une persuasion bien fondée de son habileté, pour oser l’étaler d’une
maniére si ferme & si constante. Il en est tout de même des François. En répétant continuellement qu’il n’y a
rien de si poli qu’eux, que la Cour de France est
le centre de la Politesse, que les autres Peuples ne sauroient se
défaire de
Il faut pourtant convenir, qu’il n’y a point de Peuple chez qui la
véritable Politesse fasse un effet aussi brillant que chez les François. Ils ont d’ordinaire un air dégagé &
libre, qui les distingue avantageusement des autres Nations, & qui
répand sur leurs maniéres des graces qu’on ne trouveroit guéres
ailleurs. Nous devrions être seulement moins fanfarons & plus
raisonnables ; & au lieu de chanter à tout moment dans les Pays
étrangers, qu’on ne fait pas ainsi à , que ce n’est pas la maniére de
Si la Raison ne sauroit faire sentir aux François que leur Politesse
particuliére n’a rien de solide, j’en apelle à l’expérience, qui le fera
comprendre très clairement. Il est sûr que cette Politesse est sujette
au changement, comme les Modes ; & qu’à présent on seroit tout aussi
ridicule avec les maniéres de la vieille Cour, qu’avec des Canons &
de Chapeaux pointus. Marque certaine qu’il n’y a pas dans cette
Politesse une conformi-
Cependant ces Polis de la vieille Cour avoient le même mépris pour la rusticité des autres Peuples, que ceux qui ont modéré la Politesse antique, & qui l’ont rendue plus aisée & moins gênante.
Je voudrois bien examiner ici un problême qui me paroit venir assez à propos.
Quelles maniéres sont plus extravagantes, celles de nos
Petits-Maîtres d’à présent, ou celles de ces Complimenteurs de
profession qui étaient de mise il y a une cinquantaine
d’années ?
Les Petits-Maîtres ayant senti le ridicule de la Politesse qui étoit alors en vogue, se sont imaginés que la Politesse en général n’étoit qu’une extravagance étudiée, & ils se sont jettes inconsidérément dans une extrémité toute opposée. Ils ont agi à peu près comme ceux qui élevés dans une Religion déraisonnable, en aperçoivent le foible, & qui mesurant tout autre Culte au leur, méprisent la Religion en général, & donnent dans le doute universel & dans le libertinage.
Le Petit-Maître ne dit la vérité que lorsqu’elle peut être offensante : au-lieu de s’amuser à médire, il aime à insulter en face aux personnes, & à leur dire à elles-mêmes tout le mal qu’il en sait : en un mot, il se pique d’une franchise brutale, & se fait un plaisir & une gloire de se rendre odieux.
A les entendre débiter leurs douceurs, toutes Femmes étoient des beautés achevées, tout Homme étoit fait à peindre, & toute Production de l’esprit étoit miraculeuse : en un mot, dans ce tems-là entrer en conversation avec quelqu’un, c’étoit acquérir toutes les bonnes qualités imaginables. Le mérite, le pauvre mérite ne pouvoit arracher à ces loueurs perpétuels, que des éloges usés sur la sottise & sur le ridicule.
Il faut avouer que l’un & l’autre des caractéres que je viens de dépeindre, sont bien impertinens, & bien peu dignes d’un homme qui pourroit raisonner s’il vouloit s’en donner la peine : plus je les examine, & moins je sai qui des deux mérite le prix de l’extravagance.
Cependant, si j’en osois décider, je soutiendrois qu’il y a plus de folie
dans le caractére de Petit-Maître, que dans celui de Complimenteur :
mais en récompense, je m’imagine que le dernier l’emporte sur l’autre
pour la sottise.