Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "XLIX. Discours", in: Le Misantrope, Vol.2\008 (1711-1712), S. 57-64, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1707 [aufgerufen am: ].
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XLIX. Discours
Ebene 2► Il est sur que la Rusticité est capable de répandre un ridicule sur le mérite du monde le plus achevé, & qu’au contraire la Politesse peut concilier l’estime & l’amitié de tout le monde à un mérite fort ordinaire. On peut induire de-là, sans entrer dans de longues discussions, qu’il est digne d’un homme raisonnable de tâcher d’acquérir cette Politesse. Ceux qui ont des lumiéres & des sentimens humains, voient très clairement que les bonnes qualités ne doivent pas se raporter uniquement à celui qui les posséde, mais qu’elles doivent avoir encore de la liaison avec la Société & avec le Commerce du Monde. Il faut donc avouer qu’il y a quelque chose de brutal & de Cynique dans la conduite de ces Philosophes, qui veulent se dégager de la bienséance comme d’un joug incommode. Enivrés d’une sotte gloire, ils ne comprennent pas que la Philosophie doit avoir sur-tout en vue de nous aprendre à nous acquiter de tous les devoirs de l’Humanité, & à rendre notre commerce doux & facile à ceux que nous fréquentons. D’un autre côté, il seroit bon de raisonner un peu mieux sur la Politesse, & de s’en former des idées moins embrouillées.
[58] Je crois pour moi que la véritable Politesse, que la Raison autorise & prescrit, n’est autre chose que l’Art de conformer nos maniéres & nos actions au goût des autres hommes, autant que la Vertu peut le permettre.
On ne sauroit réussir dans cet Art sans une connoissance exacte du Cœur humain & sans celle des coutumes & des mœurs de la Nation parmi laquelle on se trouve.
On peut voir par-là qu’il y a une Politesse générale, & une autre plus particuliére.
La prémiére est fondée sur la Raison, qui tire de l’examen des inclinations des hommes certaines régles générales pour leur plaîre : elle est de toutes les Nations, & se peut trouver par-tout où l’on a l’usage du raisonnement & de la réflexion.
La seconde est déterminée par la coutume & par l’habitude ; elle varie selon le goût, l’humeur, & les préjugés différens de chaque Nation. Ainsi autre est la Politesse Françoise, autre l’Italienne, autre l’Espagnole &c. Pour la Politesse générale, elle est aussi sure & aussi invariable que la Raison même qui en est le principe ; tous les hommes ont en général le cœur fait de la même maniére, tous sont sensibles à l’amour-propre, susceptibles de vanité, portés à ne céder à personne, & même à vouloir que les autres leurs cédent. Par conséquent, par-tout où l’on censurera impitoyablement les pensées & les expressions de ceux qu’on hante ; par-tout où l’on voudra fonder ses [59] opinions sur la ruïne des sentimens d’autrui ; enfin par-tout où l’on étalera un orgueil insolent, par-tout où l’on voudra étouffer le mérite des autres pour ne faire briller que le sien, on rendra indubitablement son commerce insupportable, & l’on choquera les maximes de la Politesse générale & raisonnée.
A l’égard de la Politesse particuliére de chaque Pays, il saut bien prendre garde à ne la pas confondre avec celle dont je viens de parler. On voit bien qu’elles ne coulent pas d’une même source, & qu’elles n’ont rien de commun ensemble. Faute d’avoir toujours cette vérité présente à son esprit, on donne dans un ridicule tout-à-fait odieux ; on mesure la Politesse des autres Nations au goût & aux coutumes avec lesquelles on s’est familiarisé ; & l’on ne distingue point l’impression que l’Habitude fait sur les sens, d’avec l’impression que la Raison fait sur l’esprit.
Que diroit-on à Paris, si un Espagnol tout rempli du génie & des coutumes de ses Compatriotes, alloit critiquer dans la Capitale de France tout ce qui choqueroit son goût habitué à des maniéres toutes différentes ? Quel jugement en feroit-on, s’il répétoit à tout moment, nous ne faisons pas ainsi en Espagne, ce n’est pas-là la maniére de Madrid ? On le fisleroit indubitablement, & l’on considéreroit ses critiques comme les effets naturels de l’arrogance Espagnole. Cependant la plupart des François en agissent à peu prêt ainsi : ils supposent hardiment que [60] leur Nation est la plus polie du Monde, parce qu’il n’y en a pas d’autre qui sache pratiquer mieux qu’elle la Politesse François.
Nous tirons les régles de la Politesse, de nos maniéres ; puis examinant nos maniéres à ces régles, nous les y trouvons parfaitement conformes, & nous concluons que nous sommes les gens du Monde les plus polis.
On peut voir sans peine combien d’extravagance il y a dans un pareil raisonnement. Un Moscovite, pourvu qu’il eût autant d’orgueil qu’un François, pourroit prouver de la même maniére, qu’il n’y a rien de si poli que les Moscovites, parce qu’ils savent mieux que qui que ce soit, accorder leurs maniéres & leurs actions au goût de leur Nation.
Un François ne manqueroit pas de trouver cet argument bien Moscovite ; mais rien n’empêcheroit le Moscovite, s’il étoit sage, de trouver notre argument bien François, & nous voilà à deux de jeu. Se rire des autres, est un argument qu’on peut facilement retorquer ; & si l’on veut traiter quelque coutume étrangére d’impolie, il faut prouver par de bons raisonnemens, qu’elle choque la Politesse générale & raisonnée dont nous avons parlé d’abord.
Ces preuves manquent d’ordinaire dans ces sortes d’occasions, & ne pouvant pas tirer du secours de la Raison, on en apelle au Goût. Mais le goût varie selon les Tems & les Nations ; ce n’est qu’une chimére qui [61] n’a rien de fixe ; & chimére pour chimére celle d’un Moscovite vaut autant que celle d’un François.
D’où vient donc que nos maniéres se sont répandues dans la plus grande partie de l’Europe & qu’elles sont goûtées & aplaudies par nos ennemis mêmes ?
La raison en saute aux yeux. C’est que notre Politesse est vicieuse, & qu’il n’y a rien qui trouve l’esprit des hommes plus accessible que le Vice, sur-tout quand il est assaisonné de quelque agrément. Il est permis de s’insinuer dans l’esprit du Prochain, & même l’Humanité nous y oblige ; mais la Raison & la Candeur doivent être les limites de cette complaisance. Notre Politesse a franchi ces bornes, & elle est dégénérée en une infame flaterie. Faut-il s’étonner après cela que nos maniéres soient goûtées universellement ?
Je trouve encore une autre raison qui ne nous fait pas plus d’honneur que la premiére.
On ne voit que trop dans le Monde certains Charlatans, qui à force de prôner leur mérite & d’abaisser celui des autres, réussissent enfin à se faire ajouter foi. On est assez sot pour croire qu’il faut avoir une persuasion bien fondée de son habileté, pour oser l’étaler d’une maniére si ferme & si constante. Il en est tout de même des François. En répétant continuellement qu’il n’y a rien de si poli qu’eux, que la Cour de France est le centre de la Politesse, que les autres Peuples ne sauroient se défaire de [62] leur grossiéreté qu’à Paris, ils ont fait en sorte qu’on les en a cru sur leur parole. Ce sont de véritables Charlatans de Politesse, à qui leur effronterie a donné la vogue.
Il faut pourtant convenir, qu’il n’y a point de Peuple chez qui la véritable Politesse fasse un effet aussi brillant que chez les François. Ils ont d’ordinaire un air dégagé & libre, qui les distingue avantageusement des autres Nations, & qui répand sur leurs maniéres des graces qu’on ne trouveroit guéres ailleurs. Nous devrions être seulement moins fanfarons & plus raisonnables ; & au lieu de chanter à tout moment dans les Pays étrangers, qu’on ne fait pas ainsi à Paris, que ce n’est pas la maniére de France, nous devrions adopter avec complaisance les coutumes de ceux parmi lesquels nous nous trouvons. Il y a une véritable rusticité & un orgueil odieux à choquer les maniéres des autres Peuples, en leur opposant toujours les nôtres. La Politesse que la Raison dicte, nous ordonne de nous insinuer dans l’esprit des autres Nations, en nous conformant à leur goût & à leurs coutumes.
Si la Raison ne sauroit faire sentir aux François que leur Politesse particuliére n’a rien de solide, j’en apelle à l’expérience, qui le fera comprendre très clairement. Il est sûr que cette Politesse est sujette au changement, comme les Modes ; & qu’à présent on seroit tout aussi ridicule avec les maniéres de la vieille Cour, qu’avec des Canons & de Chapeaux pointus. Marque certaine qu’il n’y a pas dans cette Politesse une conformi-[63]té réelle avec la Raison, qui agit par des principes fixes & immuables, & qui par conséquent n’est pas sujette au changement.
Cependant ces Polis de la vieille Cour avoient le même mépris pour la rusticité des autres Peuples, que ceux qui ont modéré la Politesse antique, & qui l’ont rendue plus aisée & moins gênante.
Je voudrois bien examiner ici un problême qui me paroit venir assez à propos.
Quelles maniéres sont plus extravagantes, celles de nos Petits-Maîtres d’à présent, ou celles de ces Complimenteurs de profession qui étaient de mise il y a une cinquantaine d’années ?
Les Petits-Maîtres ayant senti le ridicule de la Politesse qui étoit alors en vogue, se sont imaginés que la Politesse en général n’étoit qu’une extravagance étudiée, & ils se sont jettes inconsidérément dans une extrémité toute opposée. Ils ont agi à peu près comme ceux qui élevés dans une Religion déraisonnable, en aperçoivent le foible, & qui mesurant tout autre Culte au leur, méprisent la Religion en général, & donnent dans le doute universel & dans le libertinage.
Le Petit-Maître ne dit la vérité que lorsqu’elle peut être offensante : au-lieu de s’amuser à médire, il aime à insulter en face aux personnes, & à leur dire à elles-mêmes tout le mal qu’il en sait : en un mot, il se pique d’une franchise brutale, & se fait un plaisir & une gloire de se rendre odieux.
[64] Les Polis de la vieille Cour au contraire, ne parloient absolument que pour plaîre &, pour flater ; leurs entretiens n’étoient qu’un commerce de louanges outrées, qui augmentoient l’impertinence des Sots, & révoltoient le bon-sens des Sages. Parmi eux les paroles n’avoient point de sens fixe, & n’excitoient aucune idée dans l’esprit de ceux qui connoissoient les maniéres dominantes.
A les entendre débiter leurs douceurs, toutes Femmes étoient des beautés achevées, tout Homme étoit fait à peindre, & toute Production de l’esprit étoit miraculeuse : en un mot, dans ce tems-là entrer en conversation avec quelqu’un, c’étoit acquérir toutes les bonnes qualités imaginables. Le mérite, le pauvre mérite ne pouvoit arracher à ces loueurs perpétuels, que des éloges usés sur la sottise & sur le ridicule.
Il faut avouer que l’un & l’autre des caractéres que je viens de dépeindre, sont bien impertinens, & bien peu dignes d’un homme qui pourroit raisonner s’il vouloit s’en donner la peine : plus je les examine, & moins je sai qui des deux mérite le prix de l’extravagance.
Cependant, si j’en osois décider, je soutiendrois qu’il y a plus de folie dans le caractére de Petit-Maître, que dans celui de Complimenteur : mais en récompense, je m’imagine que le dernier l’emporte sur l’autre pour la sottise. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1