Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "VII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\009 (1711-1712), S. 54-63, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1653 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

VII. Discours.

Ebene 2► Scene italienne

Metatextualität► Faite à l’occasion da la Comédie intitulée,
Arlequin Misantrope.

Leandre jeune homme.

Arlequin Misantrope. ◀Metatextualität

Ebene 3► L. Me permettez-vous bien, Monsieur, de vous venir, consulter sur le parti que je dois prendre pour faire fortune à Paris ?

A. Vous voudriez faire fortune à Paris ! le Ciel vous en préserve.

L. Comment, Monsieur, la fortune est-elle donc une chose si odieuse ?

A. Ce n’est pas la fortune qui est odieuse ; mais la maniere de faire fortune à Paris, doit paroître fort odieuse à tout homme un peu délicat sur l’honneur.

L. Je ne vous comprends pas, je l’avouë.

A. Vous ne sçavez donc pas, que pour faire fortune à Paris il faut être Faquin ; mais Faquin au suprême degré ?

[55] L. Fremdportrait► Quoi ! Je suis bien fait, j’ai les manieres aisées, je sçai mes exercices, j’ai du cœur, de l’esprit, du sçavoir raisonnablement ; ◀Fremdportrait quelque Prince me donnera de l’emploi, & enfin il payera mes services par une bonne Charge que son crédit me fera obtenir. Où trouvez-vous le Faquin dans tout cela, s’il vous plaît ?

A. Il est vrai, le Faquin n’y est pas ; & c’est par cette raison que la fortune n’y est pas non plus. Que vous connoissez mal les Grands, mon cher Monsieur ! Croiriez-vous que ce Prince, qui vous donnera de l’emploi, fera mille fois plus de cas de son Cuisinier que de vous ? Verrez-vous avec plaisir qu’un homme, dont le métier consiste à préparer, sous le titre spécieux de ragoût, un poison qui mine peu-à-peu la santé de ses Maîtres, sera mieux payé de sa profession assassine, que vous des services les plus importans que votre application, vos lumieres, & votre fidélité rendront à ce Prince capricieux ?

L. Seroit-il bien possible qu’un homme de distinction, bien élevé, qui a du goût, du discernement, des sentimens nobles…

A. Ah ! parbleu oui, du discernement, des sentimens nobles à un Grand ! & dans Paris encore ! Vous me feriez rire. Croyez-moi, vous connoissez mal les routes de la fortune : mais répondez. Sçavez-vous manier adroitement un peigne & un rasoir ? [56] Sçavez-vous donner le bon tour à une perruque ? Rasez-vous d’une main légere ?

L. Moi, sçavoir des choses si basses ! Eh morbleu, Monsieur, songez à ce que vous dites.

A. Tant pis, si vous ne sçavez pas ces salutaires bassesses ; si vous y étiez un peu habile on feroit quelque chose de vous ; on vous placeroit chez quelque Seigneur, ou chez quelque Fermier Général, où après avoir porté trois ou quatre ans une utile bigarure…

L. Que je devienne Laquais, moi ! Vous m’outragez, Monsieur, je suis Gentilhomme ; & si…

A. Bon ! seriez-vous le premier Gentilhomme qui eût porté la Livrée ? On ne voit autre chose dans le siécle ou nous sommes. Après ces trois années d’aprentissage, il vous feroit son homme de chambre ; vous mettriez une Taxe sur l’honneur de le voir, & après avoir amassé dans cinq ou six années, par cet honnête trafic, une douzaine de mille écus, il vous accorderoit, peut-être avec le nom de son Maître-d’hôtel, le Privilege de le ruiner.

L. Vous raisonnez assez juste, Monsieur ; on m’a parlé même d’un homme fort qualifié, qui étant sur le point de mourir, conseilla à son fils de se faire le Maître-d’hôtel de celui qui avoit été autrefois le sien, afin de le ruiner par réprésailles, & de rentrer de cette maniere dans les Biens de ses peres : Mais pour moi, qui graces au Ciel, [57] me pique d’être honnête-homme, & qui ne voudrois pas acheter la plus-éclatance fortune par la moindre lâcheté, Laquais, Valet de chambre, & Maître-d’Hôtel, sont des degrez de friponnerie par où je ne monterai jamais à la fortune.

A. Si vous étiez assez Philosophe pour aspirer à une vie agréable & innocente, sans la chercher dans la Grandeur & dans l’Opulence, j’aurois un bon conseil à vous donner. Mais vous m’avez tout l’air de préférer ce qu’on croit faussement les causes d’une agréable vie, à l’agrément de la vie même ; & en ce cas-là, franchement vous devez vous défaire de vos sentimens délicats, & vous conformer au goût du siécle & de Paris.

L. Je suis plus Philosophe que vous ne croyez, Monsieur ; l’agrément d’une vie innocente est l’unique but de mes désirs ; & si vos conseils pouvoient m’y mener par une autre route que par celle de la Fortune, vous verriez que l’ingratitude n’est pas mon vice.

A. Est-il possible que vous raisonneriez assez juste pour cela ? Quoi vous aimeriez autant la commodité aisée d’un petit apartement, que la vaste étenduë d’un Palais, dont chaque pierre, chaque ferrement, eût coûté des pleurs à quelque misérable accablé sous le poids de votre Fortune ?

L. Sans doute.

A. Vous pourriez vous passer de l’inso-[58]lence de six Coquins, nourris à vos dépens, dont les friponneries retrancheroient dans vos livrées contre la vengeance du Peuple, & contre la rigueur de la Justice ?

L. Assurément.

A. Voudriez-vous, desenivré de votre Noblesse, renoncer à la satisfaction de vous croire plus éclairé qu’un autre, parceque vous êtes de plus grande Qualité ?

L. N’en doutez point ; je sçai trop que la Noblesse n’influë point sur le raisonnement :

Je sçai trop que pour l’ordinaire,

Chez nos Messieurs de Qualité,
En dépit de leur vanité,
La raison est fort roturiere.

A. Bon, vous faites des Vers tant mieux, ce talent ne sera pas inutile aux vuës que j’ai pour vous. Seriez-vous indifférent au plaisir d’aprendre, dans une Epître dédicatoire, que vous sçavez un nombre infini de Sciences où vous ne vous appliquâtes jamais ?

L. Vous pouvez compter là-dessus.

A Avez-vous l’esprit assez fort pour ne pas préférer un Faquin, en broderie d’or, à un homme de probité en guenilles ?

L. Très-certainement.

A. Oh bien, puisque vous êtes dans de si bonnes dispositions, je veux bien vous ouvrir mon cœur. Faites-vous Comédien.

L. Pour ne point être Faquin ! pour vi-[59]vre avec autant d’agrément que d’innocence, il faut être Comédien, dites-vous ! Parbleu ce beau conseil valoit bien la peine de faire un si long prélude.

A. Pas tant de précipitation, s’il vous plaît ; je ne parle pas d’un Comédien qui n’a pour tout mérite que sa mémoire & sa déclamation : j’entends un Acteur, qui sçait puiser ses gestes, & ses tons dans la Nature même, qui sçait en cas de besoin être aussi bon Auteur qu’habile Comédien, qui sçait rendre admirable, par le naturel de son action, la beauté de ses propres pensées ; en un mot, qui marchant sur les traces de Moliére & de Dominique, sçait mériter une place parmi les Grands-Hommes de son tems.

L. Eh si, Monsieur, ce métier deshonore un honnête-homme, & pour un Comédien qui ébauche foiblement le génie d’un Dominique, on en voit mille qui s’écartent de sa sagesse & de sa probité.

A. Il suffit que les caracteres d’honnête-homme & de Comédien ne soient pas incompatibles, & plus ils se trouvent rarement unis, plus votre mérite sera remarquable. Croyez-moi, Monsieur, quand on est honnête-homme, on n’en est que meilleur Comédien. Un stupide, un Faquin, ne sçauroit décrier le vice, ni tourner la sottise en ridicule, avec le même naturel qu’un homme d’esprit & de probité, qui ne fait que parler d’après ses sentimens, & qui n’a [60] pas besoin d’entrer dans un caractére qui lui est étranger. Quel charme d’ailleurs, d’oser se dédommager sur le Théâtre, du silence respectueux sous lequel on est contraint de laisser passer dans le monde les impertinences consacrées par le rang de ceux qui les commettent ! Quel plaisir d’oser dire en face leurs veritez les plus odieuses, à ceux dont on respecte autant la brutalité que l’élevation ! Quelle satisfaction d’être payé par leurs propres mains des soins que vous avez de les satirer, ´& de vivre agréablement aux dépens de leurs sottises, du revenu de vos censures ! Encore un coup, Monsieur, faites-vous Comédien.

L. Je conviens de tout ce que vous dites ; je sçai même qu’un excellent Comedien est applaudi & caressé par les personnes les plus distinguées ; mais il en est méprisé dans le fond.

A. Que vous importe l’estime de ceux pour qui vous avez vous-même tout le mépris qu’ils méritent ! Il vous traiteront comme s’ils vous estimoient ; en voulez vous davantage ? Pour vous mettre avec eux sur un pied familier, pour être de tous leurs plaisirs, vous n’aurez besoin ni de louanges étudiées, ni de basse déférence pour tous leurs caprices ; sans rien craindre de leur mauvaise humeur, vous pourrez vous servir à leur table des droits du Théâtre, & vous y ferez passer sans peine les critiques les [61] plus hardies, à la faveur du sel comique dont vous sçaurez les assaisonner. Adieu, Monsieur, réfléchissez sérieusement sur mon conseil, je n’en ai pas de meilleur à vous donner. ◀Ebene 3

Fin de la Scene.

Metatextualität► Etes-vous courieux, Ami Lecteur, de voir une déclaration d’Amour à la Cavalerie ? Cette Piéce & la Réponse me sont tombées heureusement entre les mains, & je suis bien aise de pouvoir vous en régaler. Voici la Déclaration. ◀Metatextualität

Ebene 3► Iris je quite la boisson

Où je puisois & Vers & Prose ;
Si je perds encor la raison,
J’en veux une plus noble cause.

Fatigué d’être toûjours gris,

Je vais faire une autre folie,
Et je fais vœu, charmante Iris,
De vous aimer jusqu’à la lie.
Pardon, en termes de buveur,
Si mon Amour vous rend hommage,
Vous apprendrez bien à mon cœur,
A tenir un autre langage.
Votre cœur peut-être une peu vain
De la tendresse qui me grille ;
Je suis fort bon gourmet en Vin
Mais bien meilleur gourmet en Fille.
[62] Si vous débauchez à Bacchus
Un vrai buveur à l’Allemande
Se peut-il de gloire plus grande
Et pour Iris & pour Venus ?
J’aime à l’excès tout ce qui brille,
Vous me convenez tout-à-fait,
Et ; chez vous certain œil pétille
Plus que le meilleur vin clairet.
Je vous conviens aussi, la Belle,
Toûjours content, de belle humeur,
Et mes soupirs & ma langueur
Ne vous rompront point la cervelle.
Je veux, apprentif amoureux
Passer bient-tôt le plus habile ;
Mais en un mot autant qu’en mille,
Vous devez répondre à mes feux.
Y toppez-vous, Beauté cruelle ?
C’en est fait, je suis votre Amant :
Sinon, adieu, Mademoiselle,
Voilà mon verre qui m’attend. ◀Ebene 3

Réponse.

Ebene 3► Je vois fort bien, qu’en la boisson,

Tyrsis, vous puisez Vers & Prose,
Et quand vous perdez la raison,
Que vous ne perdez pas grand chose.
Parlez-moi d’un ton ingénu,
[63] Dites, Monsieur le Petit-Maitre,
N’aviez-vous pas un peu trop bû,
Lorsque vous fites votre Lettre ?
Chacun, au sentiment d’Iris,
Doit s’en tenir à sa folie ;
La vôtre est d’être toûjours gris ?
Fort bien, buvez jusqu’à la lie.
La mienne est de chercher un cœur
Tendre, discret, fidelle & sage,
Et l’Amour qui parle en buveur
A mon gré tient un sot langage.
Quittez donc votre beau dessein,
Bel amateur de ce qui brille ;
Quand on se connoît tant en vin,
On ne se connoît gueres en fille.
Si dans nos jours Dame Venus
Ne suivoit la mode Allemande,
Jamais sa Cour ne seroit grande
De ceux qui désertent Bacchus.
Thyrsis, en un mot comme en mille,
Poussez vos hoquets amoureux
Chez quelque Beauté plus facile,
Chez nous on se rit de vos feux.
Passé maître en yvrognerie,
Aussi-bien qu’aprentif Amant,
Noyez-moi votre tendre envie
Dans ce verre qui vous attend. ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1