Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "VI. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\008 (1711-1712), S. 45-53, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1652 [aufgerufen am: ].


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VI. Discours.

Ebene 2► Selbstportrait► Je fais donc du fracas dans le monde. J’en suis bien aise. On me blâme, on me louë, je suis un téméraire, un médisant, un Misantrope outré, un pitoyable petit Satirique. Tournez la Médaille ; j’ai du bon-sens, un esprit de réfléxion, mon goût est sûr, mes raisonnemens sont solides, & mon entreprise est de la derniere utilité au Public. Tant y a que l’on parle de moi, que je sais des cabales parmi les Gens d’esprit & parmi, les Sots, & que si ma vanité couroit seulement après une Réputation bonne ou mauvaise, elle auroit grand tort de ne pas être satisfaite. ◀Selbstportrait Allgemeine Erzählung► Inquiet du succès de mon petit Ouvrage, je fus hier, contre mon ordinaire, dans le célébre Caffé de Furbiani, pour sçavoir ce qu’on y disoit de moi, sans me connoître. J’y vis d’un côté un bon nombre de ces Joueurs de profession, qui ayant commencé par être dupes, selon la maxime de Madame Deshoulières, finissent par être fripons, & qui ne dérident leur visage sombre qu’à la vuë de l’air neuf & pécunieux d’un jeune Etranger.

D’un autre côté, des pelotons tacitur-[46]nes de fainéans, aussi importuns aux autres qu’à eux-mêmes, promenoient leur nonchalance odieuse de table en table, & après avoir suspendu leur ennui par la vue de quelques coups bizares de la Fortune, ils sortoient d’un pas lent pour aller achever la ronde des Caffez de la Ville. C’est-là le métier de ces sortes de gens : c’est pour l’exercer qu’ils furent créez, qu’ils ont une imagination, un cœur, une ame raisonnable. Ce que je trouvois de plus divertissant dans ce lieu c’étoit le flux & le reflux des Petits-Maitres, qui ne sembloient se montrer que pour disparoître, & ne disparoître que pour se montrer encore. Pour peu qu’on examine le caractere de ces Messieurs, on verra qu’ils se font une étude sérieuse de l’extravagance, & qu’ils mettent le bon air dans une souveraine brutalité. Se baiser les uns les autres ; se dire des injures ; se donner des coups de canne par maniere de conversation ; se vanter de leurs combats, de leurs bonnes-fortunes & de leurs autres crimes, souvent aussi faux que leurs bonnes-fortunes & leurs combats, voila leur manége. Ne trouver rien de plus honteux que la Vertu, rien de plus niais que la modestie, rien d’aussi sot que la Sagesse, rien de si odieux que la verité ; voilà leurs sentimens. Plaire au beau Sexe par ce qu’ils ont de plus [47] haïssable ; faire l’admiration des Sots, & la honte du siécle ; chagriner les bourrus, & divertir les gens d’esprit par leurs Comédies ambulantes ; voilà leur destinée.

Celui de cette Troupe dont la folie me parut la plus réjouïssante, étoit un jeune François, fait dans la derniere perfection, & d’un air tout-à-fait aisé & naturel ; il entre en siflant l’air d’une nouvelle danse, fait trois ou quatre pas & autant de cabrioles, & prend vingt fois de suite du Tabac de sa poche, qui est à présent la Tabatiere le plus à la mode ; enfin il semble sortir d’un profond sommeil, & reconnoît tout-à-coup cinq ou six de ses Amis, que son attention fixée sur lui-même l’avoit d’abord empêché d’apercevoir. Aussi-tôt il court à eux avec empressement, il les embrasse, & leur parle à tous l’un après l’autre tout d’une haleine, & d’une rapidité prodigieuse. Dialog► Tu étois bien fou hier, mon pauvre Marquis. Bon jour Milord, m’as-tu vû l’autre jour avec cette petite Brune, Elle est aimable cette Carogne-là. Eh, mon pauvre Chevalier, comment te portes-tu ? Auras-tu bientôt achevé de plumer ta Vieille ? Diable soit du Nigaud, cela n’auroit jamais duré quinze jours entre mes mains, ou la peste m’étouffe. Ah ! te voilà aussi Baron ; viens, gros Diable, vient te fouler avec moi, tu es le seul de mes Amis que je n’ai pas mis sur le carreau cet Hyver. ◀Dialog Après [48] cette enfilade d’impertinences cavalieres, mon homme, au-lieu d’écouter celles qu’on lui répond se remet à sifler, voltige sur une table, se débraillé, admire sa belle jambe, donne trois coups de peigne à sa perruque, la met d’un côté & son chapeau de l’autre, saute en bas & décampe sans dire mot à personne.

Allgemeine Erzählung► Cet Original me fit souvenir d’une farce que le Marquis d’E. donna un jour au milieu de l’Eglise. C’étoit le Polisson du monde qui eut le plus d’esprit, & le caractere d’extravagant lui étoit si naturel, qu’il eût fait pitié avec de la sagesse. Il entra dans cette Sainte Assemblée, au milieu du Sermon, avec les mêmes airs étourdis dont il entroit tous les jours à l’Opéra. Ayant d’abord jetté les yeux sur une Dame fort aimable, il se plaça sans façon dans un même banc avec elle & se mit à lui conter ses fleurettes boufonnes si haut, que je n’en perdis pas un mot.

La Dame surprise au dernier point de cette insolence comique, lui dit qu’elle n’étoit pas accoûtumée à s’entendre tenir de pareils discours, surtout à l’Eglise, & le pria de permettre qu’elle leur préférât ceux du Prédicateur. Il est vrai, Madame, qu’il prêche bien, répondit le Marquis, je me donne au Diable ; si ce n’est un fort habile homme : mais, mon aima-[49]ble, vous pourrez l’écouter une autre fois, & pour moi ce n’est pas de même ; ma foi vous feriez bien de profiter de l’occasion : d’ailleurs ma Morale est tout autrement touchante que celle de cet homme-là, & pour l’insinuer, que je sois exterminé, si vous avez jamais rencontré un homme de ma force. La Dame prenant le bon parti dans cette affaire, donna bien-tôt par son silence le coup mortel au babil du Marquis, qui voyant le peu d’effet de son éloquence polissonne, quitta prise, & voulut sortir ; mais par malheur, il avoit étourdiment fermé la porte du banc après lui, & son pis aller fut d’écouter le Sermon. L’impatience étoit peinte sur son visage, & il l’exprimoit par tous les mouvemens de sa petite figure. Enfin, après avoir déclamé cent fois contre la longueur du Ministre, assez haut pour l’interrompre, il saute par-dessus le banc, laisse tomber son chapeau & sa perruque, les remet, & sans marquer la moindre confusion, il sort de l’Eglise comme il y étoit entré. Tant qu’on ne se fera point une affaire de former la raison des jeunes-gens, on verra toûjours des Marquis d’E. dans le monde, & l’on fera toûjours parade d’une impieté cavaliere. ◀Allgemeine Erzählung

Metatextualität► Mais revenons aux Petits-Maîtres de notre Caffé. ◀Metatextualität Plusieurs de ces effrontez de pro-[50]fession fixerent tout-à-coup leur légereté naturelle, & firent succéder à leur babil & à leurs mouvemens impétueux, le silence & le repos qu’ils évitent d’ordinaire avec tant de soin ; aussi l’affaire valoit bien la peine qu’ils sortissent de leur caractere. On étoit rangé autour d’un Oracle du libertinage, qui par son esprit dégagé du joug de la prévention, prétendoit battre en ruïne les sentimens de Religion, qui pendant tant de siécles ont effrayé sottement, selon lui, les esprits servils & crédules des mortels. On m’avoit parlé de cet Esprit-fort, comme d’un de ces Génies dangereux, capables de perdre la raison la plus sûre dans l’embarras de leurs difficultez & dans l’abîme de leurs doutes : mais j’ai fort bien fait d’apeller d’abord ce Virtuoso un Oracle, & j’aurois dû pour plus d’une raison rester davantage dans cette métaphore. A son manque de raisonnement, à ses décisions aussi téméraires qu’absurdes, au respect religieux dont on on <sic> écoutoit ses pauvretez gravement débitées, on ne pouvoit le prendre que pour un Oracle dans les formes.

Quel fut mon étonnement quand j’entendis cet Esprit : Supérieur battre les lieux communs de l’Athéisme, & ne se tirer d’affaire qu’en établissant un doute universel ? Je remarque pourtant à présent, que cela étoit plus fin que je ne pensois [51] d’abord, & qu’il avoit grand intérêt à nier l’évidence de tout principe. En effet, s’il faut douter de tout, on ne peut plus assurer que Furbiani est un fripon, un impie, un pervertisseur de la jeunesse, un voluptueux rafiné ; en un mot, un scélérat de distinction.

D’où vient que notre esprit naturellement ennemi de l’incertitude, & porté à se fixer à quelque opinion, se résoud si facilement au parti de l’irreligion & du doute, si contraire à son panchant & à sa tranquilité ? C’est la vanité, c’est la paresse, qui sont les sources de cette conduite déréglée. On veut s’élever au-dessus du commun des hommes par une habileté distinguée ; mais il est trop long, trop pénible de remonter aux premiers axiômes du raisonnement pour en établir l’évidence ; il est trop long, il est trop pénible d’accoûtumer son esprit à ne perdre jamais son principe de vuë, & à descendre par une enchaînure de propositions qui se soutiennent mutuellement, à des conclusions aussi sûres que la vérité dont elles découlent.

Il faut des siécles avant que de pouvoir s’élever au rang des Grands-Hommes par cette route épineuse. Un quart-d’heure suffit au contraire pour y parvenir par la prétenduë force d’esprit ; cinq ou six decisions effrontées, accompagnées d’au-[52]tant de malheureuses turlupinades, font un Esprit-fort complet ; & d’un Petit-Maître à un Esprit-fort il n’y a que la main. En vérité, Messieurs les Petit-Maîtres, vous êtes de fort jolis-hommes ; le Vice & le ridicule vous sont bien redevables ; à l’abri de vos airs aisez ils ont occupé la place de la Sagesse & du Mérite, & vous avez si bien sçu faire ; qu’avec de la Sagesse & de la Modestie on ne sçauroit plus faire figure parmi les Honnêtes-gens.

Permettez-moi pourtant de vous donner un petit conseil. Ne raillez plus de l’indocilité des femmes, si vous m’en voulez croire, vous n’en sortiriez pas à votre honneur. Moliére à voulu réformer les Précieuses & les Marquis ; les Précieuses sont d’abord rentrées dans le stile commun, & à peine voit-on encore quelque antiquaille de la vieille Cour, qui s’embarasse dans ses termes empoulez, & qui ose composer un Dictionnaire de ses Phrases extravagantes.

Pour vous, Messieurs, vous avez bravement morgué la fine Plaisanterie & la Critique judicieuse de ce Comédien Philosophe, & au-lieu de vous démarquiser, vous avez doublé la dôse de votre ridicule, & vous voilà Petits-Maitres. ◀Allgemeine Erzählung

Metatextualität► Mais, me dira-t-on, vous êtes allé au Caffé pour sçavoir ce qu’on y disoit du Misantrope ; & par un écart d’esprit, plus ridicule que ceux que vous reprochez à [53] Horace, vous laissez-là le Misantrope, & vous ne nous parlez que des Petits-Maîtres. Il est vrai, Lecteur, qu’il y a loin d’un Petit-Maître au Misantrope ; mais est-ce ma faute si je n’ai vû chez Furbiani que de la jeunesse ridicule, & si je n’y ai entendu rien dire de mon Ouvrage ? ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1