Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "Préface", in: Le Misantrope, Vol.1\002 (1711-1712), ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1646 [aufgerufen am: ].


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Préface de la première édition.

Ebene 2► Vous apellerez ceci Misantrope, ou Préface Misantropique, ou bien comme vous le trouverez bon, le nom ne fait rien à la chose ; tant y a que je ne prens la plume en main que pour vous dire adieu. Mais, dira-ton <sic>, pourquoi finir si brusquement sans nous avertir ? Voilà un Auteur qui sçait bien peu son monde. Vous avez raison, Lecteur, cette conduite sent un peu son Misantrope ; & c’est justement par-là qu’elle me plaît. Par quelle raison voulez-vous que j’aille faire [VI] des façons avec le public ? Nous sommes assez familiers ensemble pour en agir d’une maniere libre ; il me traite bien aussi cavalierement, tout-au-moins, que je le traite, et je vous jure que je l’en aime davantage.

Vous vous attendez apparemment à apprendre de moi la raison qui m’a fait quitter mon ouvrage. Je le veux bien, Lecteur, la voici : c’est que je n’avois pas envie de le continuer. Voilà une belle raison, me direz-vous. D’accord, elle n’est pas belle, mais elle est vraye, et cela suffit. Votre curiosité s’était préparée à tout autre chose. Que voulez-vous ? Ce n’est pas ma faute ; voulez-vous que j’aille mentir pour vous faire plaisir ?

Encore un coup, Lecteur, voici ma seule raison : j’ai fait le Misantrope parce que j’avois la fantaisie de le faire ; je ne le fais plus [VII] parceque la fantaisie de le faire m’est passée. Il n’y a rien au monde de plus naturel, et vous voyez bien que toutes vos conjectures sur cette affaire sont fausses à force d’être rafinées.

Les uns disent, que je suis à bout de mon latin et que la matiere me manque. Eh, Messieurs, que dites-vous-là ! Si vous me fâchez, je composerai encore cent Misantropes sur les seuls discours que fait le Public touchant les raisons qui m’ont fait finir. D’autres qui ont l’esprit bien plus délié, assurent que le libraire a reçu ordre, de la part des Souverains, de ne me plus imprimer. Cette conjecture, toute fausse qu’elle est, me mortifie extrémement ; il faut que ceux qui la font ayent trouvé dans mon Ouvrage des choses contraires au bien Public, ou bien aux bonnes mœurs. Juste [VIII] Ciel ! qu’ai-je écrit qui puisse leur faire naître cette pensée ? Seroit-ce bien l’éloge que j’ai fait de ces jeunes Anglais qui se sont signalez à l’Opéra d’une maniere si éclatante ? Je conviens que cela s’appelle loüer une folie ; mais cette raison-là ne me paroît pas assez forte pour faire interdire un Livre. Où en serions-nous si les louanges de cette nature pouvoient être regardées comme des crimes d’Etat ? Que deviendroient tant de Poëmes épiques, Sonnets, Panégiriques, Harangues Funébres ? On y éleve jusqu’aux nuës, la plûpart du tems, des folies, & même des folies très-criminelles ; & cependant les Libraires ne courent aucun risque en imprimant ces Piéces, si ce n’est quelquefois celui de ne les pas vendre.

Vraiment on a des soupçons bien plus injurieux des motifs qui [IX] m’ont fait rengaîner ma plume. On dit que je n’écris plus, parce que je suis mort. Voyez jusqu’où va la calomnie des gens. Si je leur ai dit un peu leurs petites véritez de tems en tems, ai-je mérité par-là qu’ils me tuassent d’un coup de leur imagination ? Laissez-moi faire, je leur montrerai bien que je suis plein de vie, & je vivrai tant que je pourrai, ne fût-ce que pour leur faire dépit : cette vengeance est permise, je croi.

Vous n’y êtes pas non-plus, vous autres Messieurs, & Mesdames, qui croyez que ma vanité n’ayant pas lieu d’être satisfaite du succès du Misantrope, je l’ai quitté par dépit, & que je suis au désespoir de le trouver moins bon que je l’avois crû d’abord. Distinguo, pour de la vanité, j’en ai autant qu’Auteur au monde ; ce n’est pas peu dire. Mais pour n’être pas con-[X]tent du Misantrope, bagatelle ; j’en suis plus content que jamais. Un Ecrivain ne se désabuse jamais sur le mérite de ses productions ; c’est la régle. Il est vrai qu’il y a bien des gens à qui je n’ai pas l’honneur de plaire : tant pis pour eux. Je traite tout cela de petits-Esprits : c’est la régle encore, & rien ne m’empêche d’appeller de leur Jugement, à la Postérité ; son Tribunal est une ressource inépuisable de consolation : tous les Tribunaux n’en sont pas de même.

Je ne vivrai pas du tems de la Postérité aparemment, & je ne jouïrai pas de ma gloire future. Voilà une belle affaire, j’en jouis en idée, & cela vaut beaucoup mieux. Je n’y gagnerois peut-être pas si je sçavois au juste tout ce qu’on dira de moi dans les siécles à venir. Mon imagination y suplée [XI] de reste, & comme elle a mes intérêts fort à cœur, on peut bien croire qu’elle me représente ma réputation future sous la face la plus riante. Quel charme d’être appellé, dans deux mille ans d’ici, le Divin Misantrope, comme le Divin Platon, le Divin Homere ! Que quelques Grimauds me viennent dire, alors :

Enfant bâtard de Calliope,
Faux plaisant, fade Misantrope

Il faut voir comment les futurs Daciers laveront la tête à ces ignorans, ces impies, ces sacriléges ; & pour dire tout ce qu’il y a de plus fort, à Zoïles. Peut-être que quelque Prince entêté de moi, m’enfermera dans une boëte d’or garnie de Diamans, comme Alexandre en usa à l’égard d’Homere. Que sçai-je même, si quelque [XII] Roi, de l’humeur de Ptolomée, ne fera pas crucifier quelques-uns de mes Critiques. Je n’aimerois pas cette rigueur, dans le fond ; mon naturel n’est pes <sic> des plus sanguinaires, & je conseillerois plûtôt à ce Prince de les faire mettre quinze jours au pain & à l’eau ; c’est bien autant qu’il en faut pour venger la réputation d’un Poëte. Il en fera pourtant ce qu’il trouvera bon, ce sont ses affaires, & je m’en lave les mains.

La persuasion où je suis de faire l’admiration de la Postérité la plus reculée, me fait résoudre de ne changer rien dans mon Ouvrage, dût-il être réimprimé dix fois pendant ma vie.

Je suis du nombre de ces Auteurs, qui se laisseroient plûtôt couper les oreilles, que de souffrir qu’on retranchât le moindre mot de ce qu’ils. Je veux écrivant, qui plus [XIII] est, laisser dans mes Misantropes, jusqu’à la mauvaise ponctuation & aux fautes d’impression. A quoi s’amuseroient les Commentateurs à venir si on leur transmettoit des Livres trop exacts ? Il n’y auroit pas là dequoi faire briller leur beau génie. Mais quand ils trouvent par-ci - par-là, dans les Auteurs, quelqu’expression bizarre, quelque fausse pensée, quelque endroit embarassé, c’est alors qu’ils triomphent ; & je crêve déjà de rire, lorsque je songe aux belles choses qu’ils trouveront dans mes Ouvrages, sans que j’aye jamais pensé à les y mettre.

Enfin, Lecteur, toutes les causes ausquelles vous attribuez mon silence, ne sont qu’autant d’êtres de raison ; il n’y a de la réalité que dans celle que je vous ai alléguée ; c’est une fantaisie toute pure qui m’a fait planter là le Misantrope [XIV]. La fantaisie influë terriblement sur la conduite des hommes, & si tout le monde étoit d’aussi bonne foi, que je me pique de l’être, vous ne douteriez pas un moment de cette vérité.

Je ne trouve rien de si drôle, que Messieurs les Historiens, avec leurs réflexions sur la conduite des Grands-Hommes. Alexandre, Pyrrhus, ou César, ont fait telle ou telle Action ; là-dessus on entre dans les pensées les plus secretes de ces Conquérans, & l’on nous déduit d’une maniere circonstanciée, les vuës que la Prudence leur a inspirées pour diriger cette action à leur intérêt. Qui vous a révélé tous ces mystéres, Messieurs Tite- Live, Quinte-Curce, & Tacite ? Ce que vous attribuez aux motifs les plus recherchez d’une politique rafinée, n’a eu peut-être sa source que dans la fantai-[XV]sie, de laquelle les actions des Héros relevent tout autant pour le moins, que de la Fortune. Vous ne ressemblez pas mal, sur cet article, aux Auteurs des Romans, qui remplissent souvent une douzaine de pages de suite, des Discours dont Artaméne ou Pharamond, se sont apostrophez eux-mêmes dans leur lit, ou dans le fond d’une forêt solitaire.

Revenons à un sujet qui m’intéresse davantage. C’est à moi-même. Je prévoi qu’on m’objectera, que rien n’est plus vilain pour un Misantrope, que d’avoir des fantaisies. Il est vrai, je n’y pensois pas. Cherchons quelque raison plus digne d’un Philosophe ; en voici dejà une qui ne me paroît pas tant mauvaise.

Ne vous souvient-il pas, Lecteur, que quelque part dans mon premier Volume, j’ai dit, que [XVI] mon but étoit de tâter le goût du Public, afin de lui donner après quelque bon Ouvrage plus considérable ? Voilà justement ce que je vais faire à présent. D’abord vous aurez la suite de mes Réfléxions sur la maniere de cultiver l’esprit de la jeunesse : après cela vous aurez un Livre intitulé, La Bagatelle. Voilà ce qui s’appelle un Titre : il suffit seul pour faire la Fortune du Libraire, & la matiere est si riche, pourvu que je vive assez long-tems, que je prétens faire autant de Volumes là-dessus, qu’il y en a eu dans la Bibliothéque de Mr. V. D. M. ou, pour dire encore bien plus, autant qu’il y en a dans son Catalogue ; & j’espere qu’ils se vendront autant au-dessus de leur juste valeur.

Je ne veux pas vous dire les Titres de mes autres Livres. J’aime mieux exercer les lumieres que vous avez, pour distinguer un Auteur [XVII] d’avec un autre, par les propriétez essentielles de leur stile. Il n’est pas possible de vous en imposer là-dessus. Dès que vous avez lû une seule période, vous êtes d’abord au fait, vous applaudissez à votre pénétration, & c’est-là un plaisir piquant dont je n’ai pas la moindre envie de vous priver.

Vous ne prétendez pas apparemment que je vous dise mon nom, ce seroit se moquer de moi. Il n’est pas possible qu’on l’ignore ; j’en ai fait confidence, comme vous sçavez, à un grand nombre de personnes, qui n’ont pas manqué d’en faire confidence à bien d’autres, & après cela j’espere envain d’être encore caché. A propos de mon nom, il faut que je vous fasse part d’une petite aventure qui m’est arrivée dans la Boutique de mon Libraire. J’y étois un jour avec quatre ou cinq autres Beaux-Esprits, qui faisoient sem-[XVIII]blant de n’avoir pas encore découvert l’Auteur du Misantrope, & qui paroissoient fort curieux de le connoître. Dans le tems que chacun débitoit ses conjectures là-dessus, il entre un jeune Gentilhomme qui fait des complimens à mon Libraire de la part de l’Auteur en question. Vous le connoissez donc, lui dit un de la Compagnie ? Si je le connois, c’est le meilleur de mes amis. Je veux bien vous le nommer, c’est un certain Viguelius de Dusseldorp ; il avouë naturellement que c’est lui qui fait cette Piéce, aussi-bien que le Vas-y-voir, qu’on imprime à Utrecht. Le Vas-y-voir, lui répondit-on, vous avancez là une contradiction dans les formes. Il n’est pas possible que ces deux Piéces sortent d’une même plume. Rien n’est plus certain pourtant, repliqua-t-il, j’en ai eu les brouilllons <sic> entre les mains. On le pria là-dessus de dire, s’il étoit sûr que ces brouillons lui [XIX] avoient été montrez avant que les Misantropes dont ils contenoient la matiere eussent vûs le jour : Car il n’est pas difficile, continua-t-on, de copier un Ouvrage, de le bigarrer de ratures, & de lui donner tout l’air d’un brouillon. Cette objection commença à rendre à ce jeune Monsieur, la sincerité de son Ami un peu suspecte, & il fut entierement désabusé par les protestations sérieuses du Libraire, qui assuroit, que c’étoit la premiere fois de sa vie qu’il eût entendu nommer Mr. Viguelius. Le Gentilhomme sortit là-dessus, bien résolu de couvrir son Ami de confusion, & de publier sa supercherie par tout Dusseldorp.

Pour moi, bien-loin d’avoir le moindre chagrin contre Mr. Viguelius, je lui suis bien obligé d’estimer assez mon Ouvrage pour vouloir se l’aproprier. Je prévois même que cette circonstance, si elle vient [XX] à la connoissance de la Postérité, donnera un grand relief à mon Livre, surtout dans l’esprit des Littérateurs. Ils ne manqueront pas de raisonner ainsi. Le nom de Mr. Viguelius se termine en us ; c’étoit donc un Sçavant. Un Sçavant donc s’est voulu faire honneur du Misantrope. Le Misantrope est donc une Piéce excellente. Cette preuve ne seroit pas recevable en bonne Logique ; elle a de la force autant qu’il en faut, en fait de Littérature. Si pourtant Mr. Viguelius vouloit bien se faire appeller Viguelides, son nom en seroit plus beau, & la preuve en auroit un dégré d’évidence de plus. Mais ma Préface n’est déja que trop l’ongue : adieu Lecteur ; jusqu’au revoir. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1