Sur la Symétrie mal entendue
dans les Ouvrages d’esprit.
L’Amour de l’ordre & de la
symétrie, qui est naturel à l’Esprit de l’Homme, l’entraîne
quelquefois dans des fantaisies fort grotesques. Ce noble Principe, dit un Auteur François, aime à s’amuser aux plus grandes bagatelles. Vous
pouvez voir ajoute-t-il, un profond
Philosophe se promener une heure de suite dans sa Chambre,
&, à chaque pas qu’il fait, s’appuïer à dessein tantôt sur
une planche, tantôt sur une autre. Il n’est aucun de mes
Lecteurs, qui ne se puisse rappeler, sans mon secours, divers
Exemples de cette nature. Il me semble que Mr Gregoire Leti s’étoit préscrit la Loi de publier
au-tant de volumes qu’il avoit des années, &
qu’il l’observa ponctuellement jusqu’à l’année de sa mort. Peut-être
fut-ce une pareille vûe, qui determina Homere à diviser
son Poëme en autant de Livres qu’il y a des Lettres dans l’Alphabet
Grec. C’est ainsi qu’Herodote a reglé le nombre de ses Livres sur celui des
Muses ; ce qui a fait souhaiter à bien des Savans qu’il y eût eu
plus de neuf de ces illustres Sœurs.
Divers Poëtes Epiques ont suivi scrupuleusement Virgile à l’égard du nombre de ses Livres, & l’on
croit même que Milton n’a changé le
nombre de ses dix Livres en douze que pour cette raison-là Cowley nous dit de bonne foi que, s’il eût achevé sa
Davideïde, il auroit imité cet Exemple. Cependant j’ose
croire que tout le monde tombera d’accord avec moi, qu’une
perfection de cette nature n’est point fondée en Raison ; &
qu’avec le respect dû à ces grand Noms, on peut la regarder comme
quelque chose de bizare.
J’allégue tous ces grand Exemples pour justifier mon Libraire qui a
exigé de moi ce huitiéme Volume, parce qu’à son goût le nombre de
sept est fort singulier. D’un autre côté, il y eut de puissantes
raisons avancées pour soutenir l’honneur de ce dernier Nombre : Par
exemple on lui dit que c’étoit celui des Sages de la
Gréce, & que la plus belle des Constellations
célestes est composée de sept Etoiles. Il ne les desavouoit pas ;
mais il revenoit toujours à la charge que ce Nombre lui déplaisoit.
Il insinua d’ailleurs que, s’il avoit quelques Pièces pour entammer
le Volume, il trouveroit assez d’Amis prêts à le continuer. De sorte
qu’après avoir obtenu sa demande, & mis, pour ainsi dire, son
Vaisseau à flot, il en a donné, de temps en temps, la conduite à
ceux qu’il a cru capables de le bien gouverner.
Peut-être qu’à la fin de ce Volume, à laquelle on doit s’attendre au
premier jour, C’est pourtant ce
que l’on n’y trouve pas.on mettra les Noms des
Auteurs de chaque Pièce.
Il ne seroit pas difficile de continuer plus long temps cet Ouvrage à
la faveur des grandes contributions qui viennent de differentes
mains inconnues.
Pour donner à la Ville une haute
opinion de mes Correspondans, je ne sâche pas qu’il y ait de
meilleur moïen que celui de publier la Lettre suivante, avec la
Piéce en Vers qui l’accompagne, dont le sujet me paroit tout neuf,
& l’expression fort énergique.
Lettres sur les Dames d’un
Esprit poëtique, & qui devroient s’occuper à faire des Grotes.
Mr. le Spectateur
De Dublin le 30. Novembre V. S.
1714.
« Il n’y a guère plus d’un Mois C’est dans le XXXVII. Disc.que vous
avez recommandé aux Dames qui lisent vos Discours la bonne & ancienne Coûtume de leurs
Grand-Meres, qui emploïent une bonne partie de leur tems aux
Ouvrages à l’Aiguille : Je suis absolument de votre avis, & je
crois qu’il ne leur seroit pas moins avantageux, qu’à leur Posterité
& à la reputation de plusieurs de leurs honêtes Voisins, si
elles donnoient à cet innocent Exercice la plûpart de ces heures
qu’elles perdent autour d’une Table à Thé. Avec tout cela je
souhaiterois que vous prissiez la peine de considerer le Cas des
Dames qui ont l’Esprit tourné à la Poësie, & qui, malgré leur
disposition à recevoir tous vos avis, ne sauroient quiter la Plume
& le papier aussi facilement que vous pourriez le croire.
Permettez, s’il vous plait, qu’après s’être fatiguées à leur
Tapisserie, elles s’amusent, du moins de tems en tems, à quelque
autre Exercice capable d’occuper leur Imagination. Il y a un Ouvrage
fort singulier de cette nature, auquel plusieurs de nos Dames dans
ce Roïaume viennent de s’attacher avec beaucoup
d’ardeur, & qui semble quadrer le mieux du monde au Génie
Poëtique ; je veux parler de l’Art de faire des Grotes. Je connois
une Dame qui en a élevé une très-superbe, & où il n’y a pas une
seule petite Coquille, que sa main n’y ait placé. Je vous envoie une Pièce en Vers
adressée à la belle Architecte, mais que je ne voudrois pas lui
ofrir, à moins que je ne sâche si le Spectateur
Anglois approuvera cet Amusement pour les
Dames. Je les soumets l’un & l’autre à votre censure & je suis &c. A. B.
A Mlle.
Brunette sur la Grote
de sa façon.
Qui ne voit votre main, Brunette, en cet Ouvrage,
Et qu’elle autre que vos
s’en fût tracé l’Image ?
Chaque petit Caillou, chaque
Coquille ici,
Montre de vos dix doigts l’adresse en
raccourci :
L’ordre & la proportion qu’eu tout vous leur
prêtez,
Relevent à l’envi leurs premieres beautez :
La
forme, le poli, la couleur, l’agrément,
Sont dûs à la
Nature, à vous l’arrangement.
Le célèbre Amphion, dont tout le monde admire
Les effets
surprenans de sa charmante Lyre,
N’auroit, avec ses sons les
plus harmonieux,
Jamais pû les ranger, ni les disposer
mieux.
La Nuée du soir n’est pas plus ondoïante,
Et
l’Arc-en-Ciel n’a point de couleur plus riante.
Quelle part, la Nature a produit un Morceau,
Si noble
& regulier que ce riche Monceau ?
Elle offre des
couleurs qui plaisent à la vûe,
Mais il semble qu’elle est
du reste dépourvûe.
S’il est vrai que ses traits échapent à
nos yeux,
Et que, pour les bien voir, il faut venir des
Cieux.
Quoiqu’il en soit, charmé d’un si rare
spectacle,
Mon cœur est plein de feu, je me crois un
Oracle ;
Ma Mine m’étourdit, & veut ajouter foi
Aux
Fables des Anciens, aux Nymphes, malgré moi :
Croire ce
qu’on en chante, & que votre Genie
Leur a bati ce Temple
avec tant d’industrie :
Perdue en ses transports, elle veut
décourvrir,
Comment, par quels degrez, vous l’avez pû
finir ;
Elle veut dans ses Vers en tracer
l’assemblage,
Et de chaque beauté peindre la vive
image ;
Suivre par tout les traits de votre habile
main,
Et par tout admirer son art presque divin.
Oh !
que n’ai-je un talent égal à mon envie !
Ou que n’ai-je
plutôt votre rare Genie !
Que ne puis-je ranger, tout aussi
bien que vous,
Un Coquillage brut, & d’informes
Caillous !
Mes termes bien choisis, & postez à leur
place,
Auroient, de même qu’eux, du brillant, de la
grace ;
Mes Nombres animez d’un feu si pur, si
beau,
Charmeroient les Esprits, comme votre
Berceau.
J’éléverois alors ma voix foible &
tremblante ;
Ma Rime ne seroit ni fausse, ni
rempante,
Et l’Echo de la Grote approuveroit mes
Vers,
Faits pour vous célébrer dans tout cet Univers.