La Curiosité des Hommes à
l’égard de l’avenir & Rêve de l’Auteur à cette occasion.
« L’Envie de connoître l’avenir
est une des plus fortes passions de l’Esprit Humain. Il est vrai
que, dans le langage ordinaire des Hommes, on appelle Sagacité &
Prudence, le Bonheur de prévoir des accidens qui peuvent arriver ;
mais, comme si les lumieres de la Raison ne leur sufisoient pas, ils
tâchent de penetrer dans l’avenir par une voie plus courte. La
Magie, les Oracles, les Présages, les jours heureux, & tous les
autres Artifices de la Superstition doivent leur origine à cette
puissante Cause. Animez par ce Principe, qui est fondé sur l’amour
propre, chacun s’interesse à sa propre fortune, à la conduite de sa
vie, au tems & à la nature de sa mort. Si l’on se
rappelle que nous sommes des Agens libres, on trouvera que de
pareilles recherches sont absurdes. Une action, que nous aurions pû
faire ou negliger, est la cause d’un autre qui lui succede, &
ainsi tout le train de la vie est enchainé ensemble. La Douleur, la
Pauvreté ou l’Infamie sont une suite naturelle du Vice & de
l’Imprudence ; mais les Benedictions opposées accompagnent
d’ordinaire la Vertu ; & il y auroit de l’impieté à prétendre
que notre sort est determiné. Ce qui augmente beaucoup le plaisir
vient de ce qu’il arrive lors qu’on ne s’y attendoit pas, & ce
qui redouble la peine vient de ce qu’elle a été prévûë. C’est pour
toutes ces raisons & plusieurs autres que nous devons être
satisfaits de la portion qui nous est accordée, & benir Dieu de
ce qu’il a si bien proportioné toutes choses à notre état, en sorte
qu’il n’a pas moins déploïé sa bonté infinie dans ce qu’il nous a
permis de connoître que dans ce qu’il a voulu nous cacher.
Il n’est pas indigne de nous, d’observer, que les recherches
superstitieuses dans l’avenir prévalent plus ou moins dans les
diferentes Parties du Monde, selon que les Arts liberaux & les
Sciences y ont fait plus ou moins de progrès. De-là vient qu’en
Laponie les Enchantemens magiques sub-sistent toûjours ; que dans les endroits les plus reculez de
l’Ecosse, quelques-uns jouïssent de ce qu’ils
appellent la seconde vûë, & que plusieurs de mes Compatriotes
voient quantité de Fées. Cette credulité est presque generale en
Asie, & la Science la plus rafinée s’y borne à
connoître les Amuletes, les Talismans, les Nombres ocultes &
autres Secrets de cette nature.
Lors que j’étois au grand
Caire, je fis connoissance avec un bon Musulman, qui me promit monts &
merveilles lors qu’il seroit devenu premier Ministre d’Etat, ce
qu’un Docteur très-habile dans les Sciences ocultes lui faisoit
esperer. Il m’engagea même, à force de sollicitations, d’aller
apprendre ma destinée de ce fameux Devin. Il ne m’en coûta qu’une
petite somme pour obtenir sa réponse ; mais il me fit atendre dans
un apartement obscur qu’il eut achevé toutes les Céremonies qui en
devoient être un prélude. J’avois une si grande pente à la Rêverie,
même alors, que je m’endormis sur le Sopha, où je m’étois placé,
& que j’y eus la Vision suivante, dont il y a peu de jours que
j’ai trouvé le détail entre mes Papiers.
Il me sembla d’abord que j’étois
dans une vaste Plaine sans bornes, où toutes les Nations du Monde,
distinguées par leurs Habits & leur Langage,
étoient assemblées en Corps. La Multitude alloit d’un bon pas, &
je me sentis porté à la joindre. Je découvris bientôt quelques
Personnages qui faisoient la plus belle figure. Plusieurs, qui se
distinguoient par la richesse de leurs Castans ou par l’éclat de
leurs Turbans, coudoïoient tous les autres, & fouloient aux piez
ceux qu’ils renversoient en chemin ; mais je fus bien surpris de
voir que leur empressement ne servoit qu’à les amener plutôt à un
Echafaut, ou qu’à terminer leurs jours avec un Cordon de soie.
Quantité de belles Demoiselles s’avançoient d’un autre côté remplies
d’allegresse ; les unes dansoient jusqu’à ne pouvoir plus se tenir
de bout & être obligées de se coucher par terre ; les autres se
peignoient le Visage avec des drogues si venimeuses, qu’elles en
perdoient le nés. J’entendis à cette occasion une troupe de Gens qui
éclatoient de rire à la vûe d’un si triste spectacle. Je voulus
tourner la tête pour voir qui c’étoit, & je les vis occupez à se
remplir les poches d’Or & de Pierreries ; mais dès qu’ils ne
sûrent plus où les mettre, ces miserables, saisis de crainte &
d’horreur, dessecherent peu à peu & moururent de faim en ma
presence.
La vûe de toutes ces calamitez humai-nes me rendit muet
pendant quelques milles. Ce fut alors que, pour me décharger le
cœur, je pris du papier, de l’encre & une plume. & je
couchai par écrit tout ce qui s’est passé depuis dans mon Office de
Spectateur. Occupé de cette maniere à servir le Public, j’eus le
chagrin de voir que mes semblables ne me païoient que d’ingratitude.
Jamais pauvre Auteur n’a été si exposé aux attaques des Ecrivains de
Brochures, qui marchoient quelquefois tête levée contre moi ; mais
qui le plus souvent tiroient sur moi à l’abri de quelque Boulevard,
ou qui sortoient tout d’un coup de quelque embuscade. Il y en avoit de toutes sortes de
caracteres & de talens ; les uns distinguez par des Titres
honorables, & les autres en Habits de Livrée ; mais ce qui
m’étonna le plus, ce fut d’en voir deux ou trois, entre mes Ennemis,
vêtus de Robes noires. Ce n’étoit pas un petit chagrin pour moi de
voir quelquefois un Homme m’aborder avec une mine refrognée, &
me reprocher que je l’avois satirisé, quoi que je ne l’eusse vû de
ma vie, ni même entendu parler de lui. Il en étoit autrement à
l’égard des Dames : Plusieurs devenoient mes Ennemies, par ce que je
ne les avois pas designées en particulier ; & d’autres, sur ce
qu’elles s’imaginoient que mes traits satiriques, ou
plutôt mes Censures, les regardoient. Toute ma consolation fut de
m’entretenir avec une demi-douzaine d’Amis, qui, à ce que j’ai
trouvé depuis, ont formé la Coterie, dont j’ai si souvent parlé dans mes Discours. Je m’étois moqué bien des fois du Chevalier
De Coverley au milieu de mon Rêve, &
je me divertis d’autant plus des Galanteries de Mr. Honeycomb, lors que nous vinmes ensuite à nous
connoître, que j’avois prévu son Mariage avec la Fille d’un Fermier.
Le regret que j’eus de la mort de mes illustres Camarades, mes
soucis pour les interêts du Public, & toutes les calamitez qui
s’ofroient sans cesse à mes yeux, me faisoient repentir de ma
curiosité, lors que le Magicien entra dans la Chambre, & qu’il
m’éveillat pour me dire, qu’il alloit commencer ses operations.
N.B. Tout ce que je viens de raporter &
qui me fut prédit ne regarde que le tems passé de ma vie ; mais il
ne seroit pas à propos de divulguer ce qui est encore à venir, à
moins qu’il ne s’en presente une occasion plus favorable.