II. Discours Anonym Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Klara Gruber Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 26.03.2014 info:fedora/o:mws.2649 Anonym: Le Spectateur français ou le Socrate moderne. Tome VI. Paris: François-Guillaume l’Hermitte 1726, 9-14, Le Spectateur ou le Socrate moderne 6 002 1726 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art United Kingdom Oxford Oxford -1.25596,51.75222 France 2.0,46.0 United Kingdom Cambridge District Cambridge District 0.12823,52.19714

II. Discours

——— — Prӕsens, absens ut sies.

Ter Eunuch. Act. I. Sc. II. 112.

Quoi que vous en soyez près, faites comme si vous en étiez loin. *ZM

De l’Egotisme & des Egotistes, ou de ceux qui parlent toujours d’eux-mêmes.

Si nous en croyons notre fameux Cowley, c’est un sujet bien difficile à manier & très-delicat que de parler de soi même, puisque, si l’on dit quelque chose à son désavantage, l’Esprit en est choqué ; & que les oreilles des autres sont offensées des éloges que l’on se donne. En effet, de quelque maniere que l’on s’y prenne là-dessus, la Vanité y a bonne part. Un Homme plein d’orguëil rapportera une bévûe qu’il a faite, ou une sotise qu’il a dite, plutôt que d’être muet sur l’article de sa chere personne.

Quelques Auteurs fort célébres ont donné dans ce foible. On remarque en particulier de Ciceron, qu’il fait souvent le sujet de ses propres Discours, & qu’il ne laisse pas échaper une seule occasion de se rendre justice à lui-même. « S’imagine-t-il, disoit Brutus, que son Consulat est plus digne d’être applaudi que mon entreprise sur la vie de Cesar, parce que je ne rappelle pas sans cesse les Ides de Mars, comme il nous rompt toûjours la tête des Nones de Décembre ? »

Il est presque inutile d’avertir ici mes Lecteurs, qui ont quelque connoissance de l’Histoire Romaine, que Brutus poignarda Cesar le jour des Ides, c’est-à-dire le 15. du mois de Mars, & que Ciceron étoufa la Conjuration de Catilina le jour des Nones, ou le 5e du mois de Décembre. Quelque choquante que fut pour ses Contemporains la hardiesse avec laquelle ce grand Homme se loüoit, j’avouë qu’il ne me paroît jamais si agréable que lors qu’il nous entretient de lui-même. Les ouvertures qu’il fait alors de son cœur nous le dépeignent au naturel, dévelopent son caractére, & servent à éclaircir divers endroits de sa vie. Outre qu’il y a quelque petit charme à découvrir le foible d’un grand Homme, & à voir de quelle maniere l’opinion qu’il a de lui-même s’accorde avec l’idée que les autres en ont.

Messieurs de Port Royal, le plus illustre Corps qu’il y eut en France par leur savoir & leur humilité, ont banni de tous leurs Ecrits l’usage de parler d’eux-mêmes à la premiere personne, sous ombre qu’il naît d’un principe de vaine gloire & de la trop bonne opinion qu’on a de soi-même. Pour en marquer leur éloignement, ils l’ont tourné en ridicule, sous le nom d’Egotisme, Figure inconnuë à tous les anciens Rhéteurs.

Le plus violent Egotisme, que j’aye observé dans toutes mes lectures est celui du Cardinal Woolsey, qui disoit, Ego & Rex meus, « Moy & mon Roy ; » & peut-être que le plus grand Egotiste, qu’il y ait jamais eu au monde, est Michel de Montagne <sic>, le célébre Auteur des Essais. Ce vieux & boüillant Gascon a mêlé toutes ses infirmitez corporelles dans ses Ouvrages, & après avoir parlé des défauts ou des vertus de tout autre Homme, il publie d’abord la part qu’il y a lui-même. S’il avoit caché l’un & l’autre à son égard, il auroit pû passer pour meilleur Chrétien ; mais peut-être n’auroit-il pas été un Auteur si agréable. Le Titre d’Essais, qu’il donne ses Ecrits, semble promettre, par exemple, un Discours sur Virgile ou sur Jule Cesar ; mais lors que vous venez à les lire, vous y trouvez beaucoup plus de choses qui regardent Mr. de Montagne lui-même, que les deux autres, Scaliger le Fils, qui n’étoit pas trop bon ami de cet Auteur, après avoir informé le Public que le Pere de Montagne vendoit des Harengs, ajoute ces mots : La grande fadaise de Montagne, qui a écrit qu’il aimoit mieux le Vin blanc, — Que diable a-t-on à faire de sçavoir ce qu’il aime ?

Je ne sçaurois m’empêcher de parler ici d’une Classe d’Egotistes, pour lesquels j’ai toûjours eu beaucoup d’antipatie ; je veux dire les Auteurs de Memoires, qu’on ne trouve jamais citez que dans leurs propres Ouvrages, & qui tirent toutes leurs productions de cette seule Figure de Rhétorique.

La plûpart des Préfaces modernes sentent l’Egotisme à pleine bouche. Le moindre petit Barbouilleur s’imagine qu’il importe au Public de sçavoir qu’il a écrit son Livre à la Campagne, qu’il s’y est amusé aux heures de son loisir, qu’il n’a pû le refuser aux instances réiterées de ses Amis, ou que son penchant, ses études & sa fréquentation de certaines Personnes l’ont conduit au sujet qu’il y traite. Id populus curat scilicet. N’est-ce pas-là dequoi le Public se met fort en peine, & les Lecteurs n’en deviennent-ils pas plus habiles ?

Dans les Ouvrages d’esprit, sur tout lorsque l’Auteur y paroît sous un Nom feint, il peut se hazarder à parler de lui-même & divertir le Public ; mais je conseillerois à tout autre Ecrivain de ne parler jamais de sa Personne, à moins qu’il n’y ait quelque chose de fort distingué dans son caractére. D’ailleurs je suis très-persuadé que cet avis ne sera pas d’un grand usage, parce que tout homme qui regarde ce qu’il pense comme digne d’entretenir le Public, se croit une Personne distinguée.

Je finirai ce Discours par une Remarque sur les Egotistes en conversation, c’est-à-dire ces petits Esprits bornez, qui vuides de toute autre chose ne sont remplis que d’eux-mêmes. Il y en a une sorte fort commune dans le monde, quoique je ne sçache pas qu’aucun Auteur en ait jamais parlé : ce sont ces pauvres Génies qui s’attribuent à eux-mêmes, ou qui donnent à quelques-uns de leurs Amis particuliers certains bons Mots qu’on débitoit avant qu’ils eussent vû le jour, & que tout Homme qui a fréquenté un peu le monde a entendu repéter cent & cent fois en sa vie. Un jeune Etourdi de ma connoissance étoit si coupable à cet égard, qu’il n’oublioit rien pour trouver l’occasion de nous régaler de quelque vieux trait d’esprit. II nous disoit, par exemple, qu’un jour accompagné d’un tel de ses amis, l’un ou l’autre avoit en une telle pensée ingénieuse, une telle repartie vive, & là-dessus il se mettoit à éclater de rire de tout son cœur, fort surpris de ce que les autres ne l’imitoient pas. Lorsque sa joye venoit à se calmer, pour lui faire une petite Mercuriale indirecte, je lui ai souvent demandé, avec Terence, Tuumne, obsecrote, hoc dictum erat ? vetus credidi. « Dites-moi, je vous prie, ce Bon mot est-il de votre façon, je le croyois fort ancien. » Mais sur ce qu’il me parut incorrigible, & que j’avois quelque inclination pour ce jeune Bénêt, qui étoit d’ailleurs d’un bon naturel, je l’exhortai à lire les Bons mots d’Oxford & de Cambridge, avec quelques autres petites Pieces du même goût. Après en avoir fait la lecture, il fut penetré de honte de voir que toutes ses belles Saillies & ses Pointes d’esprit avoient essuyé déja plusieurs Editions, & que tout ce qu’il croyoit nouveau, ou dont il se disoit l’inventeur, avoit paru moulé avant que lui & ses amis fussent au monde. Cette découverte eut un si heureux effet à son égard, qu’il se borne aujourd’hui à passer pour un homme de bon sens, & qu’il ne se hasarde jamais à faire l’agréable, à moins qu’il ne sçache bien avec qui il est.

II. Discours ——— — Prӕsens, absens ut sies. Ter Eunuch. Act. I. Sc. II. 112. Quoi que vous en soyez près, faites comme si vous en étiez loin. De l’Egotisme & des Egotistes, ou de ceux qui parlent toujours d’eux-mêmes. Si nous en croyons notre fameux Cowley, c’est un sujet bien difficile à manier & très-delicat que de parler de soi même, puisque, si l’on dit quelque chose à son désavantage, l’Esprit en est choqué ; & que les oreilles des autres sont offensées des éloges que l’on se donne. En effet, de quelque maniere que l’on s’y prenne là-dessus, la Vanité y a bonne part. Un Homme plein d’orguëil rapportera une bévûe qu’il a faite, ou une sotise qu’il a dite, plutôt que d’être muet sur l’article de sa chere personne. Quelques Auteurs fort célébres ont donné dans ce foible. On remarque en particulier de Ciceron, qu’il fait souvent le sujet de ses propres Discours, & qu’il ne laisse pas échaper une seule occasion de se rendre justice à lui-même. « S’imagine-t-il, disoit Brutus, que son Consulat est plus digne d’être applaudi que mon entreprise sur la vie de Cesar, parce que je ne rappelle pas sans cesse les Ides de Mars, comme il nous rompt toûjours la tête des Nones de Décembre ? » Il est presque inutile d’avertir ici mes Lecteurs, qui ont quelque connoissance de l’Histoire Romaine, que Brutus poignarda Cesar le jour des Ides, c’est-à-dire le 15. du mois de Mars, & que Ciceron étoufa la Conjuration de Catilina le jour des Nones, ou le 5e du mois de Décembre. Quelque choquante que fut pour ses Contemporains la hardiesse avec laquelle ce grand Homme se loüoit, j’avouë qu’il ne me paroît jamais si agréable que lors qu’il nous entretient de lui-même. Les ouvertures qu’il fait alors de son cœur nous le dépeignent au naturel, dévelopent son caractére, & servent à éclaircir divers endroits de sa vie. Outre qu’il y a quelque petit charme à découvrir le foible d’un grand Homme, & à voir de quelle maniere l’opinion qu’il a de lui-même s’accorde avec l’idée que les autres en ont. Messieurs de Port Royal, le plus illustre Corps qu’il y eut en France par leur savoir & leur humilité, ont banni de tous leurs Ecrits l’usage de parler d’eux-mêmes à la premiere personne, sous ombre qu’il naît d’un principe de vaine gloire & de la trop bonne opinion qu’on a de soi-même. Pour en marquer leur éloignement, ils l’ont tourné en ridicule, sous le nom d’Egotisme, Figure inconnuë à tous les anciens Rhéteurs. Le plus violent Egotisme, que j’aye observé dans toutes mes lectures est celui du Cardinal Woolsey, qui disoit, Ego & Rex meus, « Moy & mon Roy ; » & peut-être que le plus grand Egotiste, qu’il y ait jamais eu au monde, est Michel de Montagne <sic>, le célébre Auteur des Essais. Ce vieux & boüillant Gascon a mêlé toutes ses infirmitez corporelles dans ses Ouvrages, & après avoir parlé des défauts ou des vertus de tout autre Homme, il publie d’abord la part qu’il y a lui-même. S’il avoit caché l’un & l’autre à son égard, il auroit pû passer pour meilleur Chrétien ; mais peut-être n’auroit-il pas été un Auteur si agréable. Le Titre d’Essais, qu’il donne ses Ecrits, semble promettre, par exemple, un Discours sur Virgile ou sur Jule Cesar ; mais lors que vous venez à les lire, vous y trouvez beaucoup plus de choses qui regardent Mr. de Montagne lui-même, que les deux autres, Scaliger le Fils, qui n’étoit pas trop bon ami de cet Auteur, après avoir informé le Public que le Pere de Montagne vendoit des Harengs, ajoute ces mots : La grande fadaise de Montagne, qui a écrit qu’il aimoit mieux le Vin blanc, — Que diable a-t-on à faire de sçavoir ce qu’il aime ? Je ne sçaurois m’empêcher de parler ici d’une Classe d’Egotistes, pour lesquels j’ai toûjours eu beaucoup d’antipatie ; je veux dire les Auteurs de Memoires, qu’on ne trouve jamais citez que dans leurs propres Ouvrages, & qui tirent toutes leurs productions de cette seule Figure de Rhétorique. La plûpart des Préfaces modernes sentent l’Egotisme à pleine bouche. Le moindre petit Barbouilleur s’imagine qu’il importe au Public de sçavoir qu’il a écrit son Livre à la Campagne, qu’il s’y est amusé aux heures de son loisir, qu’il n’a pû le refuser aux instances réiterées de ses Amis, ou que son penchant, ses études & sa fréquentation de certaines Personnes l’ont conduit au sujet qu’il y traite. Id populus curat scilicet. N’est-ce pas-là dequoi le Public se met fort en peine, & les Lecteurs n’en deviennent-ils pas plus habiles ? Dans les Ouvrages d’esprit, sur tout lorsque l’Auteur y paroît sous un Nom feint, il peut se hazarder à parler de lui-même & divertir le Public ; mais je conseillerois à tout autre Ecrivain de ne parler jamais de sa Personne, à moins qu’il n’y ait quelque chose de fort distingué dans son caractére. D’ailleurs je suis très-persuadé que cet avis ne sera pas d’un grand usage, parce que tout homme qui regarde ce qu’il pense comme digne d’entretenir le Public, se croit une Personne distinguée. Je finirai ce Discours par une Remarque sur les Egotistes en conversation, c’est-à-dire ces petits Esprits bornez, qui vuides de toute autre chose ne sont remplis que d’eux-mêmes. Il y en a une sorte fort commune dans le monde, quoique je ne sçache pas qu’aucun Auteur en ait jamais parlé : ce sont ces pauvres Génies qui s’attribuent à eux-mêmes, ou qui donnent à quelques-uns de leurs Amis particuliers certains bons Mots qu’on débitoit avant qu’ils eussent vû le jour, & que tout Homme qui a fréquenté un peu le monde a entendu repéter cent & cent fois en sa vie. Un jeune Etourdi de ma connoissance étoit si coupable à cet égard, qu’il n’oublioit rien pour trouver l’occasion de nous régaler de quelque vieux trait d’esprit. II nous disoit, par exemple, qu’un jour accompagné d’un tel de ses amis, l’un ou l’autre avoit en une telle pensée ingénieuse, une telle repartie vive, & là-dessus il se mettoit à éclater de rire de tout son cœur, fort surpris de ce que les autres ne l’imitoient pas. Lorsque sa joye venoit à se calmer, pour lui faire une petite Mercuriale indirecte, je lui ai souvent demandé, avec Terence, Tuumne, obsecrote, hoc dictum erat ? vetus credidi. « Dites-moi, je vous prie, ce Bon mot est-il de votre façon, je le croyois fort ancien. » Mais sur ce qu’il me parut incorrigible, & que j’avois quelque inclination pour ce jeune Bénêt, qui étoit d’ailleurs d’un bon naturel, je l’exhortai à lire les Bons mots d’Oxford & de Cambridge, avec quelques autres petites Pieces du même goût. Après en avoir fait la lecture, il fut penetré de honte de voir que toutes ses belles Saillies & ses Pointes d’esprit avoient essuyé déja plusieurs Editions, & que tout ce qu’il croyoit nouveau, ou dont il se disoit l’inventeur, avoit paru moulé avant que lui & ses amis fussent au monde. Cette découverte eut un si heureux effet à son égard, qu’il se borne aujourd’hui à passer pour un homme de bon sens, & qu’il ne se hasarde jamais à faire l’agréable, à moins qu’il ne sçache bien avec qui il est.