Eloge de quelques Génies extraordinaires.
L’Essai qu’on va lire n’est pas
de ma façon, mais j’en suis redevable à l’ingénieux Auteur d’un
Poëme qui vient de paroître & qui est intitulé, Ode au Créateur de l’Univers, à l’occasion des Fragmens
d’Orpheé.
« Je me souviens d’avoir lû,
dans un célébre Auteur François, qu’aucun Homme n’a jamais poußé les talens
naturels aussi loin qu’ils auroient pû s’étendre. Je
n’examinerai pas si cela est vrai à toute rigueur. Il sufit de dire,
que les Hommes capables de la plus grande aplication, & qui ont
le plus d’aquis peuvent trouver bien du vuide
& du tems perdu, dans leur vie passée, dont ils auroient pû
faire un meilleur usage. En effet, à peine y a-t-il une seul
personne au Monde capable de réfléchir sur elle-même, qui ne pense,
tôt ou tard, que si elle recommençoit à vivre, elle n’emploïât
beaucoup mieux son tems.
L’Esprit est le plus porté à se faire ce reproche ingenu, lors qu’il
voit des Hommes qui ont surpassé de beaucoup la plûpart des autres,
dans les Sciences, les Arts, ou quelque autre Perfection digne de
notre estime.
Un des plus vastes Génies & des mieux cultivez qu’il y ait jamais
eu parmi nous, ou chez les Etrangers, étoit celui du Chevalier
François Bacon, ou Lord Verulam. Ce grand Homme par la force
extraordinaire & l’étendue de son Génie, & par une Etude
infatigable, avoit fait un si prodigieux amas de Connoissances,
qu’il nous est impossible de le regarder sans admiration. Il semble
qu’il eut embrassé tout ce qui se trouvoit dans les Livres qui
avoïent paru avant lui ; & non content de cela, il ouvrit un si
grand nombre de nouvelles routes pour aprofondir les Sciences, qu’un
seul Homme, jouît-il de la vie la plus longue, ne sauroit jamais les
parcourir toutes. De là vient qu’il n’en fit, pour ainsi dire, que
tracer la superficie à l’e-xemple des Voïageurs sur
Mer, qui ne donnent qu’un profil grossier des Côtes, ou des Pointes
de Terre qui leur sont inconnues, & dont ils laissent une
recherche plus exacte aux Siécles à venir, qui voudront marcher sur
leurs traces, ou bâtir sur leurs conjectures.
L’illustre Mr. Boyle semble avoir été destiné par la
Nature à succéder au travail & aux recherches de ce Génie
extraordinaire que je viens de nommer. Par le nombre infini de ses
Expériences, il a rempli, en grande partie, ces Plans & ces
Profils de Science, que son Prédecesseur avoit craïonnez. Il a passé
toute sa vie à la poursuite des Ouvrages de la Nature, à travers
cette infinie variété de métamorphoses & de changemens, aussi
bien que dans la plus raisonnable & la plus sincere adoration de
son Créateur.
Il n’y a que très-peu d’Esprits de cet ordre qui aient étendu leur
connoissance, dans les Etudes qu’ils ont poursuivies, aussi loin que
ces deux-là ; mais je ne doute pas qu’à cette occasion, ceux de mes
Lecteurs qui savent ce qui se passe dans la République des Lettres
ne s’en rapellent un troisiéme L’Auteur veut parler de Mr. le Chevalier Newton. qui est en
cote plein de vie & qui fait la Gloire de notre Nation. Il a
pénétré si avant dans les secrets de la Nature & dans les
Mathématiques, que ses progrès, qui vont au delà de
tout ce que les autres avoient découvert, nous fournissent un
exemple étonnant de la vaste capacité de l’Esprit Humain, & nous
démontrent que le sujet de ses recherches est un fonds inépuisable ;
tant il est vrai ce que dit l’Ecriture Ecclesiaste, Ch. III. II. &
VIII. 17. que l’Homme sage,
qui veut comprendre les Ouvreages de Dieu d’un bout à l’autre,
ne sauroit jamais y parvenir. Je ne puis me dispenser
d’ajouter ici un nouveau Caracter, qui est à la vérité, d’une espece
differente de ceux-là, mais qui sert à prouver la force merveilleuse
de la Nature & de l’Aplication, & nous donne l’Exemple le
plus singulier d’un Génie universel que j’aie rencontré de ma vie.
Je veux parler de Leonardo da
Vinci, Peintre Italien, issu
d’une Famille noble en Toscone, & qui vivoit vers le
commencement du seiziéme siécle. Il étoit si habile dans les Piéces
historiques, que sélon quelques-uns, il surpassoit à cet égard tous
ceux qui l’avoient précédé. Il est certain qu’il exita l’envie de
Michel Ange, qui étoit son Contemporain, & que
ce fut, par l’étude de ses Ouvrages, que Raphael
lui-même aprit sa belle maniere de dessiner. Il étoit Expert dans la
Scultpure & l’Architecture ; il entendoit l’Anatomie, les
Mathématiques & la Méchanique. On parle de l’Aqueduc, qui va
depuis la Riviere d’Adda jusques à Milan, comme d’un Ouvrage de
son invention. Il possedoit diverses Langues ; il avoit étudie
l’Histoire, la Philosophie, la Poësie & la Musique. Je ne
saurois m’empêcher d’observer ici, quoi que cela soie inutile à mon
but, que tous ceux qui ont parlé de ce fameux Peintre ont aussi
relevé la perfection de son Corps. Les exemples qu’on allégue de sa
force sont presque incroïables. Il étoit bien fait de sa personne,
& d’une adresse surprenante dans tous les Exercices d’un
Gentilhomme. En un mot, on nous assûre que les bonnes qualitez de
son cœur répondoient aux talens de son Esprit, qu’il étoit honête,
généreux & d’une humeur très-douce. Je n’en dirois plus rien, si
la curiosité de mes Lecteurs ne demandoit que je leur aprisse une
circonstance aussi remarquable de sa mort, qu’il étoit lui-même d’un
Caractére distingué. La réputation de ses Ouvrages lui avoit aquis
une estime si générale, qu’il fut invité à la Cour de France, où il tomba malade, quelque-tems
après son arrivée. Sensible à l’honeur que le Roi François
I. lui fit de lui rendre visite, il voulut se mettre
sur son seant, & attaqué presque aussitôt d’une défaillance, il
expira entre les bras de ce grand Monarque.
Il est impossible de refléchir sur des Expemples de cette nature,
sans admirer l’étendue merveilleuse de l’Esprit Humain, qui peut
faire de tels progrès dans les Sciences & avoir
une si grande variété d’idées sans aucun embarras & sans
qu’elles se confondent. N’est-il donc pas bien raisonnable d’inferer
de-là que cet Esprit tire son origine de Dieu ? Et puis que la
Matiere insensible est douée d’une capacité naturelle de durer
toûjours, à moins qu’elle ne soit anéantie par la toute-puissance
divine quelle absurdité n’y auroit-il pas à s’imaginer qu’un Etre
beaucoup plus parfait ne jouït pas du même privilege ?
D’un autre côté, si nous tournons les yeux sur ces Nations barbares
qui se trouvent dans les Indes, & donc les Voïageurs nous
entretiennent, on y voit des Peuples entiers qui ont a peine les
premieres étincelles de la Raison, & donc presque toutes les
idées se bornent à celles des Sens & des Apétits naturels. Il
semble que ce sont de vastes Déserts incultes de la Nature Humaine ;
& lors qu’on vient à comparer ces Individus avec ceux qui
excellent dans les Arts & dans les Sciences, il est difficile de
se persuader que ce soient des Créatures de la même Espéce.
Quelques-uns croient que les Ames des Hommes sont naturellement
toutes égales, & que la grande disparité, qu’on y observe
d’ordinaire, vient de la diferente organisation ou structure des
Corps ausquels elles sont unies. Mais de quelque source que vienne
cette premiere dis-parité, la seconde, ou celle qu’on
voit entre leurs talens acquis, doit son origine à la difference
accidentelle de leur Education, de leur Fortune, ou de leur train de
vie. L’Ame est une espece de Diamant brute, qui a besoin d’art de
travail & de tems pour le polir. Il y a quantité de bons Génies
qui se perdent, faute de tout cela, ou qui demeurent incultes, comme
un Joïau qui reste dans la Mine.
Un des plus forts motifs qui excite les Hommes à se surpasser les uns
les autres dans les Arts & dans les Sciences, qu’ils estiment le
plus, est la passion naturelle qu’ils ont pour la Gloire, &
qu’on ne doit jamais décourager, quoique l’excès en soit vicieux.
Quelques Ecrivains de Morale sont peut-être un peu trop rigides à
décréditer ce Principe, que la Nature semble avoir gravé dans l’Ame
comme un ressort capable de mettre en mouvement toutes les facultez
cachées, & qui se déploie toûjours avec le plus de force dans
les Ames les plus généreuses. Les Hommes, dont les Caracteres ont
brillé avec le plus d’éclat chez les anciens Romains, paroissent
avoir été vivement animez de ce Principe. Ciceron, dont le savoir & les services, qu’il
rendit à sa Patrie, sont si bien connus, en étoit enflammé jusques à
la fureur ; Epist. Oad Familiar.
Lib. V. Epist. 12. Il presse chaudement Lucceius, qui ècrivoit l’Histoire de ces
tems-la, d’être fort exact à détailler toutes les
particularitez de son Consulat, & de s’en acquiter au- plutôt
afin qu’il eût le plaisir de goûter durant sa vie, un peu de cet
honneur, qu’il prévoïoit devoir être un jour rendu à sa mémoire.
C’étoit l’ambition d’un grand Génie, mais il pêche dans le degré,
puis qu’il sollicite son Ami de relever les actions avec plus
d’éloge que les loix de l’Historien & de la
Verité même ne le permettent. Pline le jeune paroit avoir eu la même passion pour
la Renommée, quoi qu’elle fut plus chaste & plus modeste. La
maniere ingénue dont il l’avouë à son Ami Capiton, qui lui conseilloit d’écrire l’Histoire, est
très-belle, & l’éleve à une certaine Grandeur qu’on ne sauroit
attribuer à la Vanité. Voïez la
VIII. Lettre du V. Livre.
Pour moi, dit-il, rien ne
me touché si fort, qu’une réputation à l’épreuve des tems, rien
ne me paroit plus digne d’un Homme, sur tout de celui, qui
n’ayant rien à se reprocher est tranquille sur les jugemens de
la posterité.
Il me semble que je ne dois pas finir ce Discours, sans intéresser
tous mes Lecteurs dans le Sujet dont il traite. Ainsi je poserai
pour Maxime, que, bien que tous ne puissent pas briller dans les
Sciences ou les beaux Arts, chacun peut exceller
en quelque chose. L’Ame possede, à cet égard une certaine
Faculté végétative, s’il m’est permis de la nommer ainsi, qui ne sauroit demeurer tout-à-fait inutile. Si la
culture n’en forme pas un Jardin magnifique & régulier, elle
poussera d’elle-même des Herbes sauvages ou des Fleurs qui le seront
encore plus. »