Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "XL. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.4\040 (1720), S. 234-240, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1338 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XL. Discours

Zitat/Motto► Decet affectus animi neque le nimium erigere, nec subjacere serviliter.
Cic. de Finibus &c.
Il ne faut pas donner trop de liberté aux Passions, ni les tenir trop dans l’esclavage. ◀Zitat/Motto

Metatextualität► L’étude de la Nature Humaine & ses Passions. ◀Metatextualität

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Mr. le Spectateur.

«  J’ai toûjours fort aimé vos Speculations, tant à cause de la varieté des Sujets, que pour la maniere dont vous les traitez. J’ai toûjours cru que la Nature Humaine étoit l’objet le plus utile que la Raison Humaine pût envisager, & que l’Esprit Humain ne sauroit mieux [235] s’occuper qu’à se rendre cette Contemplation plus agréable. Peut-être deviendrons-nous plus habiles si nous cultivions quelque autre Partie de la Philosophie ; mais celle-ci se propose le même but, & nous rend avec tout cela meilleurs. De là vient que l’Oracle nomma Socrate le plus sage de tous les Hommes, parce qu’il choisît habilement la Nature Humaine pour l’Objet de ses reflexions ; Etude, qu’on doit préferer d’autant plûtôt à toutes les autres, qu’il nous importe plus de savoir ce qui est Juste ou Injuste, que de fixer la distance des Planetes, & de suppurer le tems qu’elles emploient à leurs révolutions.

Un bon effet, que cette recherche produira d’abord, est que nous ne serons plus surpris de certaines Actions, dont la plûpart des Hommes ne peuvent rendre compte : Puis qu’il n’y a rien dans le Monde qui n’ait une Cause, si nous observons de près la nature & le train des Passions, nous déveloperons chaque Action qui en resulte, & nous la suivrons d’un bout à l’autre : Les démarches de Catilina ou de Tibere n’auront plus rien qui nous surprenne, lors que nous saurons que l’un étoit animé d’une cruelle Jalousie, & l’autre d’une furieuse Ambition ; Allegorie► Du moins il est aussi naturel aux Hommes d’agir suivant leurs Passions qu’à la Chaleur d’accompagner le Feu, ou qu’à tout autre Effet de naî-[236]tre de sa Cause : ◀Allegorie La Raison doit servir à regler nos Passions, mais elles seront toûjours les Principes de nos Actions.

Allegorie► La grande varieté qui paroit dans les Actions les plus bizarres & les plus étranges des Hommes est une preuve manifeste qu’elles ne viennent pas immédiatement de la Raison ; puis que des Eaux si troubles & si bourbeuses ne sauroient découler d’une Source si pure : II faut de toute nécessité qu’elles viennent des Passions, qui sont à l’égard de l’Esprit ce que les Vents sont pour un gros Vaisseau ; ils peuvent seuls le faire voguer, & devenir aussi la cause de sa perte ; si leur soufle est doux & favorable, ils le conduisent heureusement au Port ; mais s’il est orageux & contraire, ils le renversent & le coulent à fonds : ◀Allegorie Tout de même les Passions peuvent être utiles ou dangereuses à l’Esprit ; Il faut donc que la Raison lui serve de Pilote, qui ne manquera jamais de le bien gouverner, pourvû qu’elle n’abuse pas de ses lumieres : Les Passions lui doivent être assujeties, & leur violence ne sera jamais reçue comme une excuse légitime, lors qu’on s’y laisse entraîner ; Tout Homme qui soufre qu’elle prennent le dessus, renonce à la Liberté de son Ame.

Il semble que la Nature ait formé de tous les Etres une espèce de Chaîne, & que l’Homme, placé entre les Anges & les Bêtes brutes, en soit le Chaînon du [237] milieu : Il tient ainsi de la Chair & de l’Esprit ; ce qui l’expose à une guerre continuelle avec ses Passions ; & suivant qu’il se tourne vers sa Patrie angelique ou animale, il est réputé bon ou méchant, sage ou vicieux ; si la charité, la Compassion & le bon-Naturel prévalent en lui, ces qualitez l’aprochent de la nature des Anges ; si la Haine, la Cruauté & l’Envie le dominent, ces défauts le reduisent au rang des Bêtes brutes. De là vient que certains Philosophes de l’Antiquité s’imaginoient que les Hommes, après leur Mort, seroient transformez en Anges ou en Bêtes, selon qu’ils auroient imité les uns ou les autres durant cette Vie. Quel plaisir n’y auroit-il pas alors à considérer les différentes métamorphoses qui arriveroient aux Tyrans, aux avares, aux Orgueilleux & aux Esprits malins ?

En conséquence de cette Origine, toutes les Passions se trouvent dans tous les Hommes ; mais elles n’éclatent pas également en tous ; le Temperament, l’Education, la Coûtume, la Raison, & les autres Causes de cette nature en peuvent augmenter ou diminuer la force, quoi que les semences en restent toûjours, & qu’elles soient toûjours en état de produire leurs fruits, pour peu qu’on les encourage. J’ai ouï dire d’un très-honête Homme, qui avoit de la Piété, qu’aïant été nourri avec du Lait de Che-[238]vre, étoit fort modeste en public par le soin qu’il prenoit de veiller sur ses actions ; mais qu’en particulier il emploioit souvent une heure à gambader & à faire des cabrioles. Je ne doute pas même que, si l’on pouvoit examiner en secret les Philosophes les plus rigides, on ne les vît exposez à la tyranie de ces passions qu’ils cachent, avec tant d’art, aux yeux du Public. Machiavel observe que chaque Etat doit être toûjours en garde contre ses Voisins, afin qu’il ne soit jamais pris au dépourvû dans un cas extraordinaire : De même la Raison doit toûjours se tenir en garde contre les Passions, & ne soufrir jamais qu’elles aient aucun dessein qui puisse tourner à son préjudice ; quoi que d’un autre côté elle doive être fort soigneuse de ne pas les afoiblir jusqu’à les rendre inutiles, & à se dépouiller ainsi de leur secours.

L’Entendement est d’une si grande lenteur quand il faut agir, qu’il a besoin d’être mis en mouvement par le doux soufle des Passions, qui le peuvent empêcher de se rouiller & de se corrompre ; du moins elles sont aussi nécessaires au bon état de l’Ame, que la circulation des esprits animaux le peut être à la sante du Corps ; elles lui donnent de la force & de la vigueur ; & sans elles, il lui seroit impossible de s’aquiter de ses fonctions : Elles naissent & meurent avec nous ; dans les uns, elles sont douces, modestes & [239] retenues ; dans les autres, elles sont violentes, farouches & déréglées ; mais il est toûjours au pouvoir de la Raison de les gouverner.

On peut remarquer en général qu’il y a une proportion assez exacte entre la force de la Raison & celle des Passions : Les grands Genies ont d’ordinaire les Passions violentes, au lieu que les petits Esprits les ont foibles ; & il est bien juste que la fougue des Coursiers ne surmonte pas la force du Conducteur. Les jeunes Gens, dont les Passions ne sont pas un peu vives, ne donnent pas grande esperance de leur avancement ; Le Feu de la Jeunesse s’éteint à la longue & c’est un défaut, si même c’en est un, qui diminue tous les jours ; ainsi à moins qu’un Homme n’ait du feu dans sa Jeunesse, à peine lui reste-t-il quelque chaleur dans un âge avancé. Il faut donc bien prendre garde à ne pas anéantir les Passions, lors qu’on cherche à les regler ; puis qu’elles sont la Lumiere de l’Ame, & qu’un Homme qui n’en a point du tout, ou qui s’y laisse entrainer, est toûjours également aveugle. La trop rude sévérité qu’on exerce dans la plupart de nos Ecôles a ce malheureux effet, qu’elle gâte le ressort de l’Esprit, & qu’elle ruïne à coup sur plus de bons Genies, qu’elle n’en peut mettre en état de se pousser. C’est sans doute une lourde bévûe de s’imaginer qu’on doit éteindre les passions & les retenir dans l’esclavage ; [240] tout au contraire, on doit non seulement suporter quelquefois de petites irrégularitez, mais aussi les cultiver, puis qu’elles sont presque toûjours accompagnées des plus beaux Talens. Tous les grands Genies ont quelques Défauts mêlez avec leurs Vertus, & ressemblent au Buisson ardent que Moïse vit, où la flamme laissoit les épines.

Puis donc que les Passions sont les Principes des Actions humaines, nous devons les ménager d’une telle maniere qu’elles conservent leur vigueur, & qu’elles soient avec tout cela fort soumises ; nous devons plûtôt les gouverner comme des Sujets libres que comme des Esclaves, de peur qu’au lieu de les rendre obéïssantes, elles ne deviennent incapables d’executer les grands Desseins auxquels Dieu les a destinées. J’avouë même de bonne-foi, que je n’ai pu jamais avoir aucune estime pour cette Secte de Philosophes qui vouloient que leur Sage tendît à une Indifference absolue, & qu’il n’eût aucune Passion ; du moins il me semble que c’est une chose contradictoire de vouloir qu’un Homme se dépouille de l’Humanité, pour aquerir le calme de l’Esprit, & qu’il déracine jusques aux principes de ses actions, parce qu’ils peuvent produire de mauvais effets. Je suis &c. »

T.B. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Z. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1