Virg. Ecl. VIII. 63.Nous ne sommes pas tous capables des mêmes choses.
Chaque Homme a une ou plusieurs Qualitez, qui le peuvent rendre utile à lui-même & aux autres : La Nature ne manque jamais de les indiquer ; &, pendant que l’Enfant est sous sa direction, elle a soin de le conduire dans ses premieres démar-
Cléanthe a du bon Sens, la Memoire heureuse, & un Esprit, qui joint à la vigueur de son Corps le rend capable de la plus grande aplication. En un mot, il n’y a pas une seule Profession honête, où il n’eut pû réussir, & paroitre même avec quelque éclat ; mais il ne veut pas s’y borner ; il est folement entêté du Caractére d’un Gentilhomme poli ; toutes ses pensées tournent de ce côté-là, au lieu de s’apliquer à l’Anatomie, de fréquenter les Cours de Justice, ou d’étudier les Peres. Clé’an-the lit des Comédies, il danse, s’ajuste & il perd son tems à des Visites inutiles, au lieu d’être un fameux Avocat, un habile Ministre, ou un bon Médecin : Clé’anthe est un vrai Fat, & il sera l’objet du mépris de tous ceux qui le connoissent pour avoir mal-apliqué ses talens. Valerien & de sa Poësie : Valerien a du savoir, il pense juste, il parle correctement, il est civil & poli ; en un mot, on le croïoit un Genie universel ; & cela étoit si vrai, qu’il n’y avoit qu’une seule chose à laquelle il ne fut pas propre ; il n’avoit point de talent pour la Poësie ; malgré tout cela, il veut être Poëte ; il fait des Vers, & il met son Esprit à la torture, pour convaincre la ville qu’il n’est pas un Genie aussi extraordinaire qu’on l’avoit d’abord cru.
Ciceron ne seroit pas le seul Orateur, ni Virgile le seul Poëte, ni Cesar le seul Général d’Armée. Bâtir sur la Nature, c’est poser le fondement sur une Roche ; tout s’y place, pour ainsi dire, de soi-même, & l’Ouvrage n’est pas plûtôt commencé, qu’il est à moitié fait : Ciceron le portoit à l’Eloquence, & celui de Virgile à cultiver les Muses ; ils obéirent l’un & l’autre à leur instinct, & ils en furent dignement récompensez. Si Virgile eut suivi le Barreau, sa Vertu franche & modeste n’y auroit pas trop brillé ; & si l’Orateur Romain se fut adonné à la Poësie, son talent pour la Déclamation ne lui auroit presque de rien servi.
Par tout où la Nature a dessein de produire quelque chose, elle ne manque jamais d’en fournir les Semences, qui ne sont pas moins nécessaires à la production des Qualitez morales ou intellectuelles, qu’à la formation des Plantes ; & je ne sai comment il arrive qu’un Homme qui veut versifier en dépit de la Nature n’est pas trouvé aussi ridicule, que le seroit un Jardinier qui prétendroit avoir des Jon-
Puis qu’il n’y a point de bonne ou de mauvaise Qualité qui ne regarde les deux Sexes, il n’y a nul doute que les Dames ne soufrent, pour le moins autant que les Hommes, d’une Afectation de cet ordre. Célie et de Rusticane : La premiere est environnée de charmes & d’un naturel fort doux ; mais elle n’a point d’esprit, & sa voix est très-desagréable : L’autre et laide & incivile ; mais elle a de l’esprit & du bon sens. Si Célie vouloit garder le silence, ses Spectateurs l’adoreroient ; si Rusticane vouloit parler, ses auditeurs l’admireroient ; mais Célie est une Causeuse infatigable ; & Rusticane se donne des airs mornes & languissans : de sorte qu’on a de la peine à croire que l’une soit belle & que l’autre ait de l’esprit. Chacune d’elles néglige ses bonnes qualitez, & afecte celles de l’autre, Célie voudroit qu’on la crût spirituelle, & Rusticane voudroit passer pour une Beauté.
Le pis est que, par cette Afectation, les Hommes perdent non seulement une bonne Qualité, mais qu’ils en contractent une mauvaise : Non seulement ils deviennent incapables de ce à quoi ils étoient propres ; mais ils se destinent à ce pour quoi ils n’ont aucun talent ; de sorte qu’au lieu de se distinguer par un endroit, ils se rendent fort Negrille n’eut pas cherché à donner de l’éclat à son Teint, elle seroit encore prônée sous le nom de la Beauté olivâtre ; mais elle a voulu y mêler du blanc & du rouge, & on la distingue aujourd’hui par la Dame qui sait bien peindre. Suivez la Nature, que l’Oracle de Delphes prononça lors que Ciceron lui demandoit à quoi il devoit se destiner, nous verrions presque tous les Hommes aussi habiles dans leur Vocation que cet illustre Romain l’étoit dans la sienne ; les Femmes banniroient bientôt l’Impertinence & l’Afectation ; & l’on ne verroit plus entre nous des Fats ni des Caractéres empruntez. Pour moi, je n’ai jamais pû regarder cette Opposition à la Nature que comme la plus haute de toutes les Folies, & un des Crimes les plus atroces, puis qu’elle combat les Ordres de la Providence, & qu’elle imite, pour m’exprimer avec Ciceron,
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