bataille d’esprits, comme on se divertit d’un combat de Cocqs ou d’autres Animaux qui ne s’accordent point.
J’écoutois avec un plaisir de Philosophe, qui se croit plus raisonnable que tels & tels de ses confreres, j’écoutois, dis-je, les raisonnemens absurdes de celui qui avoit la tête un peu échauffée par le vin ; & je disois en moi-même : l’état de cet homme-là ne s’appelle point yvresse. Il en a pourtant un peu. Il tire de ses principes, qui ne sont que des idées, des conclusions qui ne sont pas
J’ay transporté mon attention à celui qui étoit à jeun, & qui pensoit d'une maniere opposée, mais aussi folle. II raisonnoit à peu prés comme celui qui avoit trop dejeuné ; & il prétendoit prouver clairement le contraire des sentimens de l'autre. J’ay entrepris de lui faire entendre raison ; j'esperois au moins quelque suspension de celui qui devoit jouïr plus tran-antipathise pourtant avec les deux autres.
Je compare un esprit faux à un estomach mal sain, qui sans douleur ne laisse pas de faire une mauvaise digestion les bons mets qu'il reçoit, & incommode mon odorat par de fâcheuses exhalaisons. L'esprit à sa maniere de digerer les idées qu’il reçoit, S'il n'est pas sain, il en fait une digestion désa-
Le dise qui pourra. Mais un esprit, qui n’est pas sensé, raisonne comme digere un estomach qui n’est pas sain, ou comme pense une tête troublée par des vapeurs ; il croit voir ce qui n’est point. Quelle misere pour une ame qui n’est alterée par aucune cause étrangere, de ne pouvoir s’en prendre qu’à elle-même d’un tel égarement !
Mais cette misere ne seroit-elle point un peu generale ? qu’en dis-tu Lecteur ? N’as-tu jamais raisonnée serieusement sur des principes faux, sur des êtres supposez ? N’as-tu point conclu de ces raisonnemens ce qui n’étoit pas ? Oserois-tu le nier ? Ce seroit me dire que tu n’as jamais été dans l’erreur : cela est, d’une chose qui n’est point, ou, qui pis est, du contraire de ce qui est : Etat plus miserable, selon mo <sic>, que l’extrême ignorance qui ne décide rien : mais, je le repete, cet état n’est-il point une maladie universelle, dont tous les hommes ont plus ou moins d’accès ?
Lecteur, qui que tu sois, cette question ne commence-t’elle point à t’humilier ? Voir dans tes prétenduës lumieres ce qui n’a point de réalité, le soutenir avec autant d’assurance que s’il en avoit, & avec une audace au moins intérieure contre des gens qui voyent plus clair que toi dans un intervalle sensé, & décider qu’ils sont dans l’erreur, par cette seule raison qu’ils ne pensent pas comme toi ; n’avoüeras-tu pas que c’est un
Or l’humanité est pleine de ces esprits-là. Chacun, sans se mettre en peine de ce que les choses sont indépendamment de ses fantaisies, ni de ce qu’en pensent d’autres esprits qui ne lui sont pas inferieurs ; décide de la verité, de la certitude même ; & de l’évidence de quantité d’idées à peu près semblables à celles qui se forment dans un cerveau alteré par des vapeurs Bachiques. Sot orgueil, vanité ridicule. Non, je n’ai point de termes pour exprimer comme je le voudrois, l’impertinence & l’extravagance de cette présomptionel !
Telle cependant me paroît cel-
Quelle hiperbole ! Que nous vient prêcher cette folle, dira quelque lecteur d’une espece que je m’imagine ? qui a dit à cette Philosophe que son esprit n’est point malade lui-même, & plus malade que les nôtres ?
Il ne faut point agacer une femme autheur ; celle de cette espece-là sont vindicatives. Dis-moi un peu, Lecteur imbecile : car il faut l’être pour m’apostropher ainsi : qui t’a dit que je croi mon esprit plus sensé que le tien ? J’ai peut-être des accès d’une folie que la tienne ne sçauroit égaler. Que sçai-je ? on ne voit gueres cela soi-même.
Mais en cas que je sois aussi ma-
Mais, diras-tu, ces libertez pourront attirer à l’Auteur une riposte vigoureuse de quelqu’un qui ne sera pas imbecile. Eh ! plût à Dieu qu’il me fit connoître toute ma folie. J’ai ma bonne par de l’imbecilité humaine : je l’avouë avec humilité dans ce bon moment : car la raison est humble, & la mienne qui se croit un peu raisonnable à present, est la très-humble servante des bons avis, lors même qu’ils sont dictez par la satyre. Il est vrai que cette soumission me coute un peu : car quand on me
Trouverai-je quelque Lecteur dans ce goût de correction passive. S’il en est un bien ferme là-dessus, je l’aime déjà. Nos folies simpa-tenaces, & nos raisons simpathiseront aussi apparemment, en ce qu’elles ne riront pas moins de nos folie, que ce celles de tant de nos Confreres.
Si j’étois Roi, disoit-il, je peuplerois une petite Ville des personnes les plus raisonnables de mon Royaume, après les avoir fait choisir dans les deux sexes. J’y ferois mon sejour ordinaire, pour avoir le plaisir d’y voir ce que j’aime le mieux, l’union, la concorde, le bon gouvernement dans les affaires generales & dans l’interieur des Familles. Je m’en fais une delicieuse idée, quoique chimerique pour un Particulier comme moi. Concevez-vous, ajoûtoit-il avec enthousiasme, l’harmonie de ce gouvernement general avec le particulier ? Je la conçois, lui répondis-je, comme une idée, mais… Je prends un grand plaisir, reprit-il en m’interrompant, à observer quelquefois chez un Curieux, l’égalité de deux bonnes Pendules. Elles vont & sonnent comme de concert. Il est vrai que leur concert n’est pas toujours si juste, car il n’y en a point de parfait en ce monde : mais quand il se dérange, on le rétablit dans un instant, facilement, & pour long-tems. Qu’il seroit doux de vivre & de penser avec des esprits qui raisonneroient dans un concert aussi durable & aussi facile à entretenir que celui de ces Pendules. J’aurois cet agré ment dans ma petite Ville. J’en ferois ma Cour. Je…
Il n’étoit pas prêt à finir, car les
Vous errez, lui dis-je, & de bien des façons. Si vous separiez les sages d’avec les fous, qui gouverneroit ceux-ci, qui les retiendroit, qui les empêcheroit de se manger ? Mais trouveriez-vous dans un Royaume assez de gens raisonnables pour peupler seulement une Bourgade ? Il n’y a pas d’apparence.
Vous vous trompez encore en croyant que ces gens les plus raisonnables de votre Royaume penseroient de concert. Les raisons ne se ressemblent gueres, qu’en ce que chacune donne l’exclusion à celles qui lui sont opposées. La plus chétive, la plus miserable s’attribuë ce privilege avec autant de confiance que d’autres qui lui sont extréme-
J’allois continuer & peut-être long-tems ; mais le Philosophe Adverse, dont la raison donnoit l’exclusion à la mienne, m’interrompit par droit de represailles. Prenez garde, me dit-il, de vous égarer, en folle qui prêche contre les folies humaines. Il avoit peut-être raison. Il voulut critiquer mes sentimens. Il étoit tard, je me dispensai de l’entendre, & je n’eus peut-être pas tort.
Il faut que je dise encore quelque chose sur l’yvresse des esprits faux. C’est un état qui ne se sent point. Lecteur, c’est peut-être le tien en lisant ceci, soit que tu approuves ou que tu condamnes. Peut-être est-ce le mien, en l’écri-
La discordance de certains esprits, plus éclairez, & qui sembleroient devoir mieux s’accorder que les autres sur leurs vrais interêts, est depuis long-tems un sujet d’admiration pour moi. Je vieillis dans cette contemplation, sans oser esperer d’en trouver en toute ma vie deux ou trois seulement, dont le concert dans le vray de la raison, soit comparable à celui des bonnes Pendules dans le vrai du tems. J’en gemis, & je m’en prends à l’orguielleuse yvresse d’un petit animal pensant, aussi attaché à la
Nous estimons une raison étrangere, quand elle fait concert avec la nôtre. Il a raison, disons-nous d’un homme qui pense comme nous : s’il pense autrement, nous disons qu’il a tort. Lecteur, voilà ta Regle, quoique tu ne t’en sois peut-être jamais apperçû. C’est comme si tu disois à celui qui pense autrement que toi, Ma raison est la raison, & c’est par elle que je decide que tu n’est pas raisonnable.
Combien de milliers d'hommes en conviendront, qui n’en seront pas plus touchez que si ce n'étoit pas leur propre folie. Combien d’autres sans penser à mettre à profit cette speculation, si elle est
F i n
Cette Feüille-cy a été fort retardée. Peut-être ne s’en sera-t’on pas apperçû. Mais comme c’est l’ordre qu’on s’excuse en pareil cas, je crois devoir dire des affaires indispensables m’ont empêchée d’être exacte, & que je le serai davantage à l’avenir.