XI. Semaine Anonym Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer Mitarbeiter Katharina Jechsmayr Mitarbeiter Martin Stocker Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 18.07.2019 o:mws-127-1391 Anonym: La Spectatrice. Paris: Pissot et Nully 1728, 241-260 La Spectatrice 1 011 1728 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Autopoetische Reflexion Riflessione Autopoetica Autopoetical Reflection Reflexión Autopoética Réflexion autopoétique Reflexão Autopoética Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Imagem feminina France 2.0,46.0

Onziéme Semaine

Voici une Speculation de nuit & d’insomnie. Les idées se suivent dans mon esprit : & ma mémoire est assez fidele, pour me mettre en état de les arranger sur le papier quand il fera jour.

J’entens le mouvement perpetuel que fait une Pendule dans ma chambre : &, comme je suis couchée sur le côté, j’entens aussi le battement continuel d’une artére bien près de mon oreille. Cela me fait penser aux mouvemens infinis que produit en moi le cœur, ce petit organe de la vie, comme fait le ressort dans toutes les parties mobiles de ma pendule. J’ai appris que ma vie consiste dans le mouvement de ce cœur ; qu’il ne peut cesser de battre pendant une minute sans que je cesse de vivre, & que ma vie dépend encore de quantité d’autres parties d’une machine naturelle, mille fois plus admirable que l’horologe la plus reguliere, mais dont l’œconomie animale est exposée à une infinité de dérangemens.

Mon esprit qui pense ces choses-là, est mille fois plus admirable que mon corps, & n’est point machine : ses fonctions sont d’une nature differente de celles des corps. Il connoît l’animal qui lui est uni, & cet animal ne le connoît point.

Il n’y a point de machine qui ne soit l’ouvrage de quelque intelligence. Qui auroit pû la faire ce qu’elle est, qu’un être pensant qui l’a renduë propre à faire toutes ses differentes fonctions ? C’est mon intelligence, c’est la partie la plus noble de mon être qui fait ce raisonnement. C’est aussi la plus interessante pour moi, car je préfére l’esprit au corps. J’en ferai donc l’objet des idées dont je veux me repaître pendant que je veillerai. Je me détacherai, par la pensée, de tout ce qui n’est point esprit ; j’écarterai l’animal, quoiqu’il fasse une partie considerable de mon être, & je me retrancherai dans l’intelligence pure, si cela est possible.

L’esprit est non-seulement plus ancien que le corps, il est enco-re plus noble, il est auteur de tout ce qui est fait avec industrie & avec dessein. Car, où prendre du dessein & de l’industrie, que dans une intelligence ? Mon être, que je considere peu par un corps qui durera moins que ma pendule, me paroît considerable par mon esprit. Me voilà donc, je le repete, separée de tous les corps, du mien même, & renfermée dans l’esprit humain.

Or cet esprit, qui invente les Pendules & les Repetitions, qui a inventé la machine de Marli & tant d’autres, doit être l’ouvrage de celui qui a fait les esprits : car il n’a pas toûjours esté, & il ne s’est pas fait lui-même. Il doit être infiniment inferieur à l’esprit de son Auteur. Je remonte à cet Auteur en ce qui tout ce que je connois de plus grand doit être d’une maniere si haute, si superieure : mais je ne puis m’en faire d’idée que par ses productions : & dans ses productions, je n’en vois point de plus propre à mon dessein que l’esprit humain, ce qu’il y a au monde de plus noble, de plus grand, & de plus approchant d’une suprême intelligence. La mienne qui est son ouvrage, pense, réflechit sur sa pensée, l’examine, la corrige, la perfectionne, monte jusqu’à sa cause. Dans les bornes de ses lumieres, elle peut juger sainement de ses lumieres même, & peut être en juger d’une maniere sublime. Elle peut se diriger, & parvenir, par des maximes qu’elle s’est faites, à une élevation, d’où elle se sert de guide à elle-même pour arriver à de certaines veritez. Ma raison, l’une des facul-tez de mon ame, se fait des regles, une méthode : elle les croit propres à ses desseins : elles les suit, & trouve, par l’évenement, qu’elles sont ce qu’elle a crû qu’elles devoient être. Mon sentiment, autre faculté de mon ame, agit de concert avec ma raison. Celle-ci conduit le sentiment, & le sentiment excite la raison & les reflexions. Cet accord est une source de meditations pour mon ame.

Je vois que sans ma raison, mon sentiment est un aveugle plus aveugle que celui des bêtes, que leurs connoissances naturelles mettent en état de se passer de ma raison. Sans le sentiment, ma raison est froide, indifferente, & son indifference est une langueur & presque une impuissance. Bien plus, mon ame, hors de l’indifference, est incapable de juger sainé-ment, jusqu’à ce que le sentiment la porte au vrai. Elle a presque toûjours besoin de l’aimer, pour le connoître : Quand elle cherche ce qui la flatte au lieu de la verité, elle ne voit point ce qui est, elle voit ce qui n’est pas, elle tombe dans l’illusion, dans la folie. Il faut donc un concert dans les puissances de l’ame, un concert de lumieres & de desirs. Il n’y a que l’union de ces facultez, dans un certain degré d’élevation, qui puisse former l’harmonie excellente, exquise, d’une haute vertu, qui aspire fortement au bien, & d’une sagesse éclarée qui sert de guide à la vertu. Je comprens que cette harmonie seule peut former les grands caracteres, & leur donner l’égalité, la fermeté, sans lesquelles ils ne meritent jamais un si beau nom : Mais quand ils en sont dignes, je ne vois rien, après la suprême intelligence, de plus grand & de plus approchant de son Principe.

Ces idées, si naturelles à un esprit qui se détache de la matiere, me font admirer la nature des intelligences, sans enorgueillir la mienne, & m’y font voir une sublimité, que toutes les disgraces humaines ne peuvent avilir. Cette sublimité me fait aspirer à des biens sublimes. Le bonheur des sens me paroît peu de chose. Je voudrois être heureuse du bonheur des esprits. Le mien est immense dans ses desirs, mais il est borné dans ses lumieres. Il fait cependant quelquefois, en s’élevant, plus de chemin que je n’en esperois. Animée par ces petits succés, j’aspire à de plus grands. Mais pour me fortifier, je voudrois connoître quelque ame forte & lumineuse, quelque sage, comme je l’entens, s’il en est dans le monde, ou au moins quelqu’un qui, comme moi, souhaitât extrêmement de le devenir. Il n’est point de démarches, ni de voyages que je ne fisse pour … Mais où m’emporte ma Philosophie ? ne me corrigerai-je point ? que diront les Lecteurs, qui ne lisent la Spectatrice que pour s’amuser ? Quelles idées creuses, diront ces hommes, qui se traitent de raisonnables, & qui ne veulent point qu’on leur parle de leur raison ? Messieurs, je n’y pensois pas, je vais parler d’autre chose. Je garderai mes idées creuses pour moi ; non pas que je craigne de vous paroître folle : cela me feroit peut-être honneur dans l’esprit de quelques autres Lecteurs. Pourquoi donc ? Parce que ces autres Lecteurs sont en fort petit nombre : je ne veux pas me borner à écri-re pour une douzaine de sujets disposez à refléchir sur eux-mêmes, & qui aiment à voir si un Auteur pense comme eux. Que dis-je, une douzaine ? Y en a-t-il bien ce nombre en France dans le goût de refléchir sur cette partie d’eux-mêmes qui pense ? Je n’ose en flater ma Philosophie. L’homme n’est pas pour lui-même ce qu’il y a de plus interessant. Occupé sans cesse de bagatelles étrangeres, à quoi songe-t’on dans ces intervales de sommeil, dans ces temps de silence, de quiétude, si propres à la reflexion ? on repaît son esprit d’argent, de terre, de maisons, de meubles, d’équipages, de chevaux, & d’autres animaux, qui sous la figure humaine sont plus attachez à la terre que des bêtes, qui ne s’occoupent point de ce qui les met au dessus des bêtes, qui font tout pour l’animal, qui lui cherchent des voluptez sensuelles, des commoditez, qui employent toute leur raison à en trouver d’exquises, où à les rendre telles.

Avoüons cependant qu’on cherche aussi quelques convenances pour l’ame. On veut s’élever, commander, dominer : c’est un plaisir de l’ame. Mais sur qui dominer ? sur des hommes qui sont presque tous peuple. On n’estime gueres ce peuple ; on aime à le maîtriser. Mais qu’est-ce que cette superiorité ? une idée, un fantôme. Un homme travaille à se parer de cette idée de grandeur, d’un nom, d’un titre, qui ne changera rien dans sa personne, mais qui le fera joüir dans sa Province de quantité de soumissions apparentes. Il va se mettre, avec beaucoup de dépense & de peine, en état de les éxiger. On lui payera un tribut de mines de postures, de complimens. Mais je me trompe, ce ne sera pas à lui qu’on payera, ce sera à son titre, à son extrinséque qui est son seul objet. Il ressemble à une femme qui veut qu’on la trouve belle ; qui ne pense pas à l’être, mais qui, avec des drogues blanches & rouges, se donne un air de beauté. Mon homme va se donner un air de grandeur, qui ressemblera à cet air de beauté, à un teint d’emprunt.

Si de certaines femmes vouloient être réellement belles, il y a des moyens pour y parvenir. Il faudroit dormir, vivre sobrement, être sage, au moins d’une sorte de sagesse. Si de certains hommes, qui ont de l’esprit, & une espece de conduite & de sagesse, mais qui ne peuvent vivre dans la médiocrité, vouloient être grands & respectables, ils pourroient y parvenir. Il ne leur manque que de la vertu.

Le meilleur moyen de plaire pour une femme qui veut être aimée, est d’avoir de vrais agréemens. Qu’elle s’habille en Bergere, elle ne risquera rien, elle en sera plus belle, plus remarquée. Le plus grand moyen d’être respecté pour un homme qui veut de l’ascendant, est le vrai merite, la vertu bien entenduë. Qu’il laisse là tout son faste ; qu’il congédie tous ces hommes qui vivent de sa vanité ; qu’il marche vétu simplement, & qu’il fasse le bien qu’il peut faire, avec cette dignité qui n’appartient qu’à la vertu, il ne risquera rien. La vraie vertu sera toûjours une distinction sublime, elle sera toûjours respectée dans un homme que la naissance ou la fortune aura mis au dessus des autres hommes. Que dis-je ? elle sera adorée. Elle fera de grandes, de belles passions, des passions au-dessus de l’inconstance, aussi sages que les autres seront folles, & aussi nobles que leur objet. Les vicieux même en seront touchez. Elle est belle pour tout le monde. On a plus que du respect pour qui sçait allier aux finesses d’une politique d’honnête homme, toute la dignité d’une vertu sage, douce, mais ferme, & fiere même, sur les maximes de l’honneur le plus délicat.

Pourquoi voit-on si peu de gens capables de souhaiter une si noble distinction ? Pourquoi se contente-t’on d’une grandeur feinte & comique, qui se repaît de paroles, d’attitudes, prostituées a mille autres gens ausquels on ne voudroit pas être comparé ? On leur fait les mêmes protestations de dévouëment, de profonde soûmission. Cela satisfait, lors même qu’on sçait que ces adulateurs pensent le contraire, c’est toûjours un acte de soûmission. L’acte est réel ; la soûmission ne l’est pas. Souvent on le sçait ; rarement veut-on y penser : mais quand on y pense, on ne cesse point de l’exiger ; parce qu’il y a toûjours quelque chose de flateur dans l’obligation où l’on met ses inferieurs de rendre ce faux hommage. Y a-t-il dans la nature quelque chose de plus creux & de plus fou que ces visions-là !

Me voilà descenduë, pour ne point trop m’éloigner du goût de la plûpart des Lecteurs, d’une méditation qui tendoit au sublime, à une contemplation d’extravagances. Ai-je bien fait ? il me semble qu’oüi. J’ai vû que je perdrois mon temps à vouloir leur inspi-rer le goût d’une speculation élevée : j’ai humanisé ma Philosophie, & de la grandeur des esprits : je l’ai abaissée à leur folie. Combien de ces gens qui ne se lisent point eux-mêmes, préfereront la lecture d’un discours, qui les humilieroit s’ils étudioient, à celle d’un autre, qui les éleveroit, s’ils avoient un commencement d’élevation, sans lequel on ne peut sortir de sa bassesse ? C’est qu’ils ne lisent que pour se divertir. La peinture du ridicule de leurs semblables est d’autant plus propre à produire cet effet, qu’ils sont fort éloignez de s’y reconnoître. Mortels fortunez, s’il est d’heureuses miseres !

Mais je dois ici quelque explication à une autre espece de Lecteurs. Je les prie de croire que je les distingue comme je le dois, & de ne point trouver mauvais que j’aye coupé court sur une speculation, dont le sujet me paroissoit beau. J’avois mes raisons pour cela. Mon Resident à Paris, qui a soin de l’impression de mes rêveries, & quelquefois de les traduire quand je les lui envoye écrites d’un stile embroüillé, m’a mandé que j’étois trop serieuse & trop Philosophe : que si je continuois à écrire sur ce ton-là, je ne me ferois lire que de mes pareils. Le Libraire, dans un avis à peu près semblable, m’a declaré la même chose ; ajoûtant qu’on ne lisoit plus comme jadis, pour penser, pour raisonner, & pour remplir le vuide du temps ; que le Quadrille ayant pris la place de tout cela, la Spectatrice & d’autres bagatelles ne se lisoient que pour passer un quart d’heure, & pour se réjoüir un peu : que pour réjoüir il falloit au moins un peu de satyre. Qu’on ne trouvoit pas le mot pour rire dans mes raisonnemens ; que cela faisoit bailler ; que de pareils Ouvrages le mettroient dans le chemin de l’Hôpital, & qu’il me conseilloit cordialement de, &c.

Quand j’ai commencé à écrire, j’avois oublié cet excellent conseil. Si-tôt que je m’en suis souvenuë, je me suis corrigée : car je suis docile aux avis qu’on me donne. Si quelque Lecteur veut me gratifier des siens, il peut se servir de la voie de celui de mes Librairies qui demeure au Palais. Son adresse est au frontispice de cet Ouvrage. Il faudra mettre à Madame la Spectatrice chez Monsieur, &c. Je devrois peut-être dire Mademoiselle, puisque je n’ai pas l’honneur d’être mariée. Mais on m’a qualifiée de Madame la Spectatrice dans quelques lettres qu’on m’a fait l’honneur de m’écrire sur cet Ouvrage. N’est-ce pas là un beau titre qu’on m’a donné ? On aura jugé apparemment que Madame convenoit mieux à une femme Auteur : que la qualité d’Auteur, si respectable depuis qu’ils font de certaines Epîtres dedicatoires, ne devoit pas moins avoir la vertu de damer une Demoiselle que celle d’Avocat, qui n’a jamais ni écrit, ni plaidé, ni travaillé, & qui ne fera jamais ni l’un ni l’autre.

Il n’est point d’Auteur sans Ouvrage : il est une infinité d’Avocats sans causes, qui ont moins de réalité que des Auteurs, & qui par cette raison ne doivent pas avoir plus de vertu pour damer les Demoiselles. Un raisonnement de cette force n’est-il pas sans replique, & n’ai-je pas bien fait d’accepter le beau titre de Madame, dont nous sommes si ambitieuses nous autres filles, & que nous achetons quelquefois si cher.

F I N

Onziéme Semaine Voici une Speculation de nuit & d’insomnie. Les idées se suivent dans mon esprit : & ma mémoire est assez fidele, pour me mettre en état de les arranger sur le papier quand il fera jour. J’entens le mouvement perpetuel que fait une Pendule dans ma chambre : &, comme je suis couchée sur le côté, j’entens aussi le battement continuel d’une artére bien près de mon oreille. Cela me fait penser aux mouvemens infinis que produit en moi le cœur, ce petit organe de la vie, comme fait le ressort dans toutes les parties mobiles de ma pendule. J’ai appris que ma vie consiste dans le mouvement de ce cœur ; qu’il ne peut cesser de battre pendant une minute sans que je cesse de vivre, & que ma vie dépend encore de quantité d’autres parties d’une machine naturelle, mille fois plus admirable que l’horologe la plus reguliere, mais dont l’œconomie animale est exposée à une infinité de dérangemens. Mon esprit qui pense ces choses-là, est mille fois plus admirable que mon corps, & n’est point machine : ses fonctions sont d’une nature differente de celles des corps. Il connoît l’animal qui lui est uni, & cet animal ne le connoît point. Il n’y a point de machine qui ne soit l’ouvrage de quelque intelligence. Qui auroit pû la faire ce qu’elle est, qu’un être pensant qui l’a renduë propre à faire toutes ses differentes fonctions ? C’est mon intelligence, c’est la partie la plus noble de mon être qui fait ce raisonnement. C’est aussi la plus interessante pour moi, car je préfére l’esprit au corps. J’en ferai donc l’objet des idées dont je veux me repaître pendant que je veillerai. Je me détacherai, par la pensée, de tout ce qui n’est point esprit ; j’écarterai l’animal, quoiqu’il fasse une partie considerable de mon être, & je me retrancherai dans l’intelligence pure, si cela est possible. L’esprit est non-seulement plus ancien que le corps, il est enco-re plus noble, il est auteur de tout ce qui est fait avec industrie & avec dessein. Car, où prendre du dessein & de l’industrie, que dans une intelligence ? Mon être, que je considere peu par un corps qui durera moins que ma pendule, me paroît considerable par mon esprit. Me voilà donc, je le repete, separée de tous les corps, du mien même, & renfermée dans l’esprit humain. Or cet esprit, qui invente les Pendules & les Repetitions, qui a inventé la machine de Marli & tant d’autres, doit être l’ouvrage de celui qui a fait les esprits : car il n’a pas toûjours esté, & il ne s’est pas fait lui-même. Il doit être infiniment inferieur à l’esprit de son Auteur. Je remonte à cet Auteur en ce qui tout ce que je connois de plus grand doit être d’une maniere si haute, si superieure : mais je ne puis m’en faire d’idée que par ses productions : & dans ses productions, je n’en vois point de plus propre à mon dessein que l’esprit humain, ce qu’il y a au monde de plus noble, de plus grand, & de plus approchant d’une suprême intelligence. La mienne qui est son ouvrage, pense, réflechit sur sa pensée, l’examine, la corrige, la perfectionne, monte jusqu’à sa cause. Dans les bornes de ses lumieres, elle peut juger sainement de ses lumieres même, & peut être en juger d’une maniere sublime. Elle peut se diriger, & parvenir, par des maximes qu’elle s’est faites, à une élevation, d’où elle se sert de guide à elle-même pour arriver à de certaines veritez. Ma raison, l’une des facul-tez de mon ame, se fait des regles, une méthode : elle les croit propres à ses desseins : elles les suit, & trouve, par l’évenement, qu’elles sont ce qu’elle a crû qu’elles devoient être. Mon sentiment, autre faculté de mon ame, agit de concert avec ma raison. Celle-ci conduit le sentiment, & le sentiment excite la raison & les reflexions. Cet accord est une source de meditations pour mon ame. Je vois que sans ma raison, mon sentiment est un aveugle plus aveugle que celui des bêtes, que leurs connoissances naturelles mettent en état de se passer de ma raison. Sans le sentiment, ma raison est froide, indifferente, & son indifference est une langueur & presque une impuissance. Bien plus, mon ame, hors de l’indifference, est incapable de juger sainé-ment, jusqu’à ce que le sentiment la porte au vrai. Elle a presque toûjours besoin de l’aimer, pour le connoître : Quand elle cherche ce qui la flatte au lieu de la verité, elle ne voit point ce qui est, elle voit ce qui n’est pas, elle tombe dans l’illusion, dans la folie. Il faut donc un concert dans les puissances de l’ame, un concert de lumieres & de desirs. Il n’y a que l’union de ces facultez, dans un certain degré d’élevation, qui puisse former l’harmonie excellente, exquise, d’une haute vertu, qui aspire fortement au bien, & d’une sagesse éclarée qui sert de guide à la vertu. Je comprens que cette harmonie seule peut former les grands caracteres, & leur donner l’égalité, la fermeté, sans lesquelles ils ne meritent jamais un si beau nom : Mais quand ils en sont dignes, je ne vois rien, après la suprême intelligence, de plus grand & de plus approchant de son Principe. Ces idées, si naturelles à un esprit qui se détache de la matiere, me font admirer la nature des intelligences, sans enorgueillir la mienne, & m’y font voir une sublimité, que toutes les disgraces humaines ne peuvent avilir. Cette sublimité me fait aspirer à des biens sublimes. Le bonheur des sens me paroît peu de chose. Je voudrois être heureuse du bonheur des esprits. Le mien est immense dans ses desirs, mais il est borné dans ses lumieres. Il fait cependant quelquefois, en s’élevant, plus de chemin que je n’en esperois. Animée par ces petits succés, j’aspire à de plus grands. Mais pour me fortifier, je voudrois connoître quelque ame forte & lumineuse, quelque sage, comme je l’entens, s’il en est dans le monde, ou au moins quelqu’un qui, comme moi, souhaitât extrêmement de le devenir. Il n’est point de démarches, ni de voyages que je ne fisse pour … Mais où m’emporte ma Philosophie ? ne me corrigerai-je point ? que diront les Lecteurs, qui ne lisent la Spectatrice que pour s’amuser ? Quelles idées creuses, diront ces hommes, qui se traitent de raisonnables, & qui ne veulent point qu’on leur parle de leur raison ? Messieurs, je n’y pensois pas, je vais parler d’autre chose. Je garderai mes idées creuses pour moi ; non pas que je craigne de vous paroître folle : cela me feroit peut-être honneur dans l’esprit de quelques autres Lecteurs. Pourquoi donc ? Parce que ces autres Lecteurs sont en fort petit nombre : je ne veux pas me borner à écri-re pour une douzaine de sujets disposez à refléchir sur eux-mêmes, & qui aiment à voir si un Auteur pense comme eux. Que dis-je, une douzaine ? Y en a-t-il bien ce nombre en France dans le goût de refléchir sur cette partie d’eux-mêmes qui pense ? Je n’ose en flater ma Philosophie. L’homme n’est pas pour lui-même ce qu’il y a de plus interessant. Occupé sans cesse de bagatelles étrangeres, à quoi songe-t’on dans ces intervales de sommeil, dans ces temps de silence, de quiétude, si propres à la reflexion ? on repaît son esprit d’argent, de terre, de maisons, de meubles, d’équipages, de chevaux, & d’autres animaux, qui sous la figure humaine sont plus attachez à la terre que des bêtes, qui ne s’occoupent point de ce qui les met au dessus des bêtes, qui font tout pour l’animal, qui lui cherchent des voluptez sensuelles, des commoditez, qui employent toute leur raison à en trouver d’exquises, où à les rendre telles. Avoüons cependant qu’on cherche aussi quelques convenances pour l’ame. On veut s’élever, commander, dominer : c’est un plaisir de l’ame. Mais sur qui dominer ? sur des hommes qui sont presque tous peuple. On n’estime gueres ce peuple ; on aime à le maîtriser. Mais qu’est-ce que cette superiorité ? une idée, un fantôme. Un homme travaille à se parer de cette idée de grandeur, d’un nom, d’un titre, qui ne changera rien dans sa personne, mais qui le fera joüir dans sa Province de quantité de soumissions apparentes. Il va se mettre, avec beaucoup de dépense & de peine, en état de les éxiger. On lui payera un tribut de mines de postures, de complimens. Mais je me trompe, ce ne sera pas à lui qu’on payera, ce sera à son titre, à son extrinséque qui est son seul objet. Il ressemble à une femme qui veut qu’on la trouve belle ; qui ne pense pas à l’être, mais qui, avec des drogues blanches & rouges, se donne un air de beauté. Mon homme va se donner un air de grandeur, qui ressemblera à cet air de beauté, à un teint d’emprunt. Si de certaines femmes vouloient être réellement belles, il y a des moyens pour y parvenir. Il faudroit dormir, vivre sobrement, être sage, au moins d’une sorte de sagesse. Si de certains hommes, qui ont de l’esprit, & une espece de conduite & de sagesse, mais qui ne peuvent vivre dans la médiocrité, vouloient être grands & respectables, ils pourroient y parvenir. Il ne leur manque que de la vertu. Le meilleur moyen de plaire pour une femme qui veut être aimée, est d’avoir de vrais agréemens. Qu’elle s’habille en Bergere, elle ne risquera rien, elle en sera plus belle, plus remarquée. Le plus grand moyen d’être respecté pour un homme qui veut de l’ascendant, est le vrai merite, la vertu bien entenduë. Qu’il laisse là tout son faste ; qu’il congédie tous ces hommes qui vivent de sa vanité ; qu’il marche vétu simplement, & qu’il fasse le bien qu’il peut faire, avec cette dignité qui n’appartient qu’à la vertu, il ne risquera rien. La vraie vertu sera toûjours une distinction sublime, elle sera toûjours respectée dans un homme que la naissance ou la fortune aura mis au dessus des autres hommes. Que dis-je ? elle sera adorée. Elle fera de grandes, de belles passions, des passions au-dessus de l’inconstance, aussi sages que les autres seront folles, & aussi nobles que leur objet. Les vicieux même en seront touchez. Elle est belle pour tout le monde. On a plus que du respect pour qui sçait allier aux finesses d’une politique d’honnête homme, toute la dignité d’une vertu sage, douce, mais ferme, & fiere même, sur les maximes de l’honneur le plus délicat. Pourquoi voit-on si peu de gens capables de souhaiter une si noble distinction ? Pourquoi se contente-t’on d’une grandeur feinte & comique, qui se repaît de paroles, d’attitudes, prostituées a mille autres gens ausquels on ne voudroit pas être comparé ? On leur fait les mêmes protestations de dévouëment, de profonde soûmission. Cela satisfait, lors même qu’on sçait que ces adulateurs pensent le contraire, c’est toûjours un acte de soûmission. L’acte est réel ; la soûmission ne l’est pas. Souvent on le sçait ; rarement veut-on y penser : mais quand on y pense, on ne cesse point de l’exiger ; parce qu’il y a toûjours quelque chose de flateur dans l’obligation où l’on met ses inferieurs de rendre ce faux hommage. Y a-t-il dans la nature quelque chose de plus creux & de plus fou que ces visions-là ! Me voilà descenduë, pour ne point trop m’éloigner du goût de la plûpart des Lecteurs, d’une méditation qui tendoit au sublime, à une contemplation d’extravagances. Ai-je bien fait ? il me semble qu’oüi. J’ai vû que je perdrois mon temps à vouloir leur inspi-rer le goût d’une speculation élevée : j’ai humanisé ma Philosophie, & de la grandeur des esprits : je l’ai abaissée à leur folie. Combien de ces gens qui ne se lisent point eux-mêmes, préfereront la lecture d’un discours, qui les humilieroit s’ils étudioient, à celle d’un autre, qui les éleveroit, s’ils avoient un commencement d’élevation, sans lequel on ne peut sortir de sa bassesse ? C’est qu’ils ne lisent que pour se divertir. La peinture du ridicule de leurs semblables est d’autant plus propre à produire cet effet, qu’ils sont fort éloignez de s’y reconnoître. Mortels fortunez, s’il est d’heureuses miseres ! Mais je dois ici quelque explication à une autre espece de Lecteurs. Je les prie de croire que je les distingue comme je le dois, & de ne point trouver mauvais que j’aye coupé court sur une speculation, dont le sujet me paroissoit beau. J’avois mes raisons pour cela. Mon Resident à Paris, qui a soin de l’impression de mes rêveries, & quelquefois de les traduire quand je les lui envoye écrites d’un stile embroüillé, m’a mandé que j’étois trop serieuse & trop Philosophe : que si je continuois à écrire sur ce ton-là, je ne me ferois lire que de mes pareils. Le Libraire, dans un avis à peu près semblable, m’a declaré la même chose ; ajoûtant qu’on ne lisoit plus comme jadis, pour penser, pour raisonner, & pour remplir le vuide du temps ; que le Quadrille ayant pris la place de tout cela, la Spectatrice & d’autres bagatelles ne se lisoient que pour passer un quart d’heure, & pour se réjoüir un peu : que pour réjoüir il falloit au moins un peu de satyre. Qu’on ne trouvoit pas le mot pour rire dans mes raisonnemens ; que cela faisoit bailler ; que de pareils Ouvrages le mettroient dans le chemin de l’Hôpital, & qu’il me conseilloit cordialement de, &c. Quand j’ai commencé à écrire, j’avois oublié cet excellent conseil. Si-tôt que je m’en suis souvenuë, je me suis corrigée : car je suis docile aux avis qu’on me donne. Si quelque Lecteur veut me gratifier des siens, il peut se servir de la voie de celui de mes Librairies qui demeure au Palais. Son adresse est au frontispice de cet Ouvrage. Il faudra mettre à Madame la Spectatrice chez Monsieur, &c. Je devrois peut-être dire Mademoiselle, puisque je n’ai pas l’honneur d’être mariée. Mais on m’a qualifiée de Madame la Spectatrice dans quelques lettres qu’on m’a fait l’honneur de m’écrire sur cet Ouvrage. N’est-ce pas là un beau titre qu’on m’a donné ? On aura jugé apparemment que Madame convenoit mieux à une femme Auteur : que la qualité d’Auteur, si respectable depuis qu’ils font de certaines Epîtres dedicatoires, ne devoit pas moins avoir la vertu de damer une Demoiselle que celle d’Avocat, qui n’a jamais ni écrit, ni plaidé, ni travaillé, & qui ne fera jamais ni l’un ni l’autre. Il n’est point d’Auteur sans Ouvrage : il est une infinité d’Avocats sans causes, qui ont moins de réalité que des Auteurs, & qui par cette raison ne doivent pas avoir plus de vertu pour damer les Demoiselles. Un raisonnement de cette force n’est-il pas sans replique, & n’ai-je pas bien fait d’accepter le beau titre de Madame, dont nous sommes si ambitieuses nous autres filles, & que nous achetons quelquefois si cher. F I N