V. Feuille Pierre Carlet de Marivaux Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer Mitarbeiter Katharina Jechsmayr Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 24.07.2019 o:mws-122-1365 Marivaux: Le Cabinet du Philosophe. Paris: Prault jeune, 1752, 331-350 Le Cabinet du Philosophe 1 005 1752 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Teatro Literatura Arte France 2.0,46.0

Cinquiéme feuille

Réflexions sur les Coquettes.

Les Coquettes ne s'aiment pas, & ne sont pourtant bien que lorsqu'elles sont ensemble. Sçavez-vous ce qu'elles cherchent en se prenant pour compagnes ? le plaisir de l'emporter l'une sur l'autre : elles vont pourvoir à la nourriture de leur vanité, & faire assaut de charmes ; ce sont des visages, des tailles, des mines & de bons airs qui vont lutter ensemble.

Assurément je suis ou plus belle, ou plus jolie, ou plus aimable que Doris, dit Julie en son particulier : mais à la certitude que j'en ai, & que mon miroir m'en donne, il seroit délicieux d'y ajouter une autre preuve ; & c'est la preuve de fait.

Julie ne me vaut pas, dit de son côté Doris : je l'efface ; j'ai bien d'autres graces qu'elle, & je n'ai pas besoin d'en être plus sure que je le suis : mais quelques certitudes de plus ne gâteront rien ; allons les multiplier, pour les rendre plus vives : mon amour-propre se chicanne quelquefois là-dessus ; allons le rassasier d'évidence.

Et voilà Doris & Julie qui vont se trouver. Elles s'embrassent en s'examinant sourdement d'un œil critique. Doris croit étonner Julie par ses graces, & Julie s'imagine que les siennes inquiettent Doris, & lui font peur.

Il est cinq ou six heures du soir ; où ira-t-on ? au Spectacle, ou aux Thuilleries ? & là, de quelque maniere que les choses tournent, que leur vanité ait lieu de s'y applaudir, ou non, ne craignez pas qu'il y ait aucune de nos deux femmes qui rabatte de sa confiance.

L'amour-propre des femmes veut bien avoir le régal de se convaincre qu'il ne s'en fait pas trop aceroire : mais s'il arrive quelque chose qui ne lui soit pas favorable, il sçaura bien y remédier ; tout ce qui prouvera contre lui, ne prouvera rien.

Menons nos deux Coquettes aux Thuilleries : vous les voyez qui s'y promenent ; elles se tiennent sous le bras. Ah ! les bonnes amies ! Que croyez-vous qu'elles pensent, & que chacune d'elles dise intérieurement à l'autre ?

Venez, Madame, venez, Coquette que vous êtes ; venez orner mon triomphe, & voir confondre la vanité que vous avez sans doute de croire que vous êtes aussi aimable que moi ; avancez que je vous montre le contraire : nous voici en bon lieu pour vuider notre differend.

Et là-dessus, elles marchent à grands pas ; vous les entendez éclater de rire en parlant.

Eh ! de quoi parlent-elles ? elles ne le sçavent pas elles-mêmes ; ce sont des mots qu'elles prononcent, afin d'ouvrir la bouche avec grace.

De quoi rient-elles ? de rien. Ce n'est là qu'une Coquetterie ; ce n'est que pour faire du bruit, pour en paroître plus vives, plus bruyantes, plus dissipées ; pour en tenir plus de place ; pour attirer l'attention de ces hommes qui se promenent aussi, qui viennent à elles, & qui en passant vont juger nos Coquettes.

Quatre hommes sont passés : il y en a trois qui n'ont regardé que moi, dit Doris en elle-même, & j'aurois eu le quatriéme, s'il n'avoit pas regardé ailleurs en passant, ou si par hazard ses yeux ne s'étoient pas d'abord trouvés sur Julie.

Ainsi je pense qu'il est clair que je vaux mieux qu'elle : il n'y a pas à en douter ; c'est une affaire de calcul : j'ai trois contre un ; & cet un, je l'aurai au retour.

Que répond à cela Julie ? convient-elle qu'elle a perdu ? oh ! que non. Elle a fort bien vu ces trois hommes n'honorer effectivement que sa compagne de leurs regards ; elle n'a eu que le quatrieme, elle le sçait : c'est un fait qu'elle ne peut contester.

Mais qu'est-ce que cela conclut ? Rien. C'est que Doris a fixé les trois autres par un fracas de Coquetterie superieure à la sienne, par un éclat de rire, par un ton de voix d'une hauteur indécente, par des regards effrontés qui ne manquent jamais d'arrêter les hommes, qui les débauchent, qui subornent leur jugement. Doris n'a pas les yeux plus beaux qu'elle, pas même si beaux : mais elle les a plus hardis ; elle les jette à la tête : & c'est parce qu'ils ont moins de modestie, moins de pudeur qu'on s'y est arrêté préferablement aux siens, qui, à modestie égale, n'auroient pas souffert de concurrence.

Que Doris plaise à ce prix-là ; ajoute Julie, je ne lui envie pas la miserable vanité qu'elle en tire ; & si elle appelle cela être plus aimable qu'une autre, à la bonne heure : mais si on vouloit étaler sa gorge, comme elle, avoir les épaules aussi découvertes, l'air aussi déhanché, & une figure aussi cavaliere, elle n'auroit pas beau jeu.

Pendant que Julie tient ce petit dialogue en elle-même, & se console ainsi du désagrément de cette premiere avanture, une autre troupe d'hommes passe ; & Julie, dont la gorge (quoi qu'elle en dise) n'est pas mieux vêtue que celle de Doris, ne s'y prend pas plus honnêtement, ni plus loyalement que sa rivale, pour triompher cette fois-ci. Elle imagine à son tour quelque vivacité, quelque folie ; par exemple, un cri pour un faux pas, & qui fait que ces hommes la regardent la premiere.

Il est vrai qu'ensuite pour retenir leurs yeux sur elle, il en coûte aux siens autant de hardiesse & de corruption qu'elle en a reproché à ceux de sa compagne : mais tout cela lui échappe ; elle ne s'en apperçoit pas : sa rivale n'a d'abord gagné qu'en trichant ; pour elle, elle a gagné de bon jeu, comme qui diroit par la force des cartes.

Mais, Mesdames, leur dirois-je, est-ce là vaincre ? Estes-vous venues disputer d'effronterie ou de beauté ? Car aucune de vous, ce me semble, ne peut se flatter de l'emporter ici comme belle.

Et en ceci pourtant je crois que je me trompe moi-même.

Entre deux femmes qui en pareil cas se ménagent aussi peu l'une que l'autre, c'est, sans difficulté, l'immodestie de la plus jolie qui pique le plus.

Ainsi, il y a toujours combat de beauté entre’elles.

La Coquette ne sçait que plaire, & ne sçait pas aimer ; & voilà aussi pourquoi on l'aime tant.

Quand une femme nous aime au-tant qu'elle nous plait, pour l'ordinaire, elle ne nous plait pas longtems : son amour nous a bientôt fait raison du pouvoir de ses charmes.

La femme vertueuse, avérée pour telle, & par conséquent inaccessible à la fleurette, quelqu’aimable qu'elle soit, n'a plus de sexe aux yeux d'une infinité de gens ; ce n'est plus une femme pour eux, elle ne leur est bonne à rien. Dites-leur : elle est belle femme : ils vous répondront, fort belle. Mais c'est un mot qu'ils disent, & non pas une réflexion qu'ils font avec vous.

Les vraies Coquettes n'ont l'ame ni tendre, ni amoureuse ; elles n'ont ni temperament, ni cœur. Je crois qu'il ne leur en couteroit rien d'être sages, s'il ne falloit pas quelquefois manquer de sagesse pour garder leurs amans ; leurs bontés, toujours rares, ne sont pas des faiblesses, ce sont des prudences. Elles n'ont pas besoin d'être foibles ; mais vous avez besoin qu'elles le soient un peu.

Un homme seroit bien honteux de tous les transports qu'il a auprès d'une Coquette qu'il adore, s'il pou-voit sçavoir tout ce qui se passe dans son esprit, & le personnage qu'il fait auprès d'elle ; car elle n'a point de transports, elle est de sang froid, elle joue toutes les tendresses qu'elle lui montre, & ne sent rien que le plaisir de voir un fou, un homme troublé, dont la démence, l'ivresse & la dégradation font honneur à ses charmes. Voyons, dit-elle, jusqu'où ira sa folie ; contemplons ce que je vaux dans les égaremens où je le jette. Que de soupirs ! Que de sermens ! Que de discours emportés & sans suite ! Comme il m'adore ! Comme il m'idolâtre ! Comme il se taît ! Comme il me regarde ! Comme il ne sçait ce qu'il dit ! Allons, ma vanité doit être bien contente : il faut que je sois prodigieusement aimable : car il est prodigieusement fou.

Quelquefois aussi se trompe-t-elle. Cette <sic> homme, qu'elle appelle fou, peut n'être de son côté qu'un fripon, qui croit avoir attendri la friponne, & qui s'écrie en lui-même : Ah ! que je suis aimable, & qu'elle est folle !

On parle des Coquettes, on en parle devant des Coquettes mêmes. On leur dit qu'il est honteux de l'être. Elles le disent aussi de la meilleure foi du monde. Elles ne s'avisent pas de penser qu'on parle d'elles ; & ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'on n'en parle point non plus. Elles plaisent à tout ce qu'il y a d'hommes là ; & on ne trouve point Coquette une femme qui plait, on ne la trouve qu'aimable.

Je n'aime pas les Coquettes, vous dit un homme qui fait le délicat en fait de femmes ; & de toutes les femmes, la plus Coquette, c'est celle qu'il aime & qu'il adore.

Que veulent dire la plûpart des Romans ? Ils nous font des Amans si fideles, qu'ils ont le courage de faire les cruels avec les plus belles femmes du monde qui se jettent à leur tête. Ils ne sont pas seulement tentés de jeter un regard sur elles : le tout parce qu'ils ont une Maitresse. Cela ne vaut rien, & n'est ni vrai, ni vraisemblable.

Il seroit pourtant beau qu'un homme en pareil cas résistât ; encore seroit-ce du beau qui choqueroit la vue. On le souffriroit dans un Chrétien, on ne l'aimeroit pas dans un galant homme.

Des Femmes mariées :

Les hommes disent que les femmes ont la foiblesse en partage ; cela peut être vrai en soi. Mais avons-nous droit de le dire, ou même de le croire ? Examinons, par exemple, la distribution des devoirs que nous avons faite dans le mariage entre des créatures si foibles, & nous qui sommes si forts ; & nous verrons si la balance est égale.

Marions une fille à un brutal : il n'y a que trop de ces Messieurs-là ; de quel ton quelquefois ne parle-t-il pas à sa femme ? Taisez-vous, Madame ; je le veux ; laissez-moi en repos ; vous ne sçavez ce que vous dites ; je le veux.

Que ce superbe, je le veux, est humiliant ! Le dernier des esclaves s'y accoutume-t-il ? Y a-t-il d'ame pour qui il ne soit pas sanglant ? il écrase l'amour-propre ; & j'ai pitié d'une femme dont on outrage jus-que-là la dignité de Compagne, dont on anéantit la volonté jusqu'à cet excès.

L'infortunée se plaint-elle ? (vous diroient les femmes :) c'est encore pis ; le brutal s'en offense. Se révolte-t-elle à force de récidives ? Elle est perdue ; les Loix l'attendent pour la condamner, pour la punir de n'avoir pas la force de mourir dans le silence.

Que faut-il donc qu'elle fasse ? Hélas ! lui dira-t-on, cela est bien fâcheux ; tâchez de prendre patience ; vous n'avez de ressource que dans vos vertus : & c'est comme si on lui disoit : souffre, pleure, gémis, soupire, pratique des vertus impraticables, & tâche de te traîner ainsi jusqu'à la mort, d'attraper le mieux que tu pourras la fin de ta vie ; voilà tous les remedes qu'on sçache à ta peine, la patience & la mort.

Qu'on nous cite un seul article où nous ne soyons pas maltraitées (ajouteront les femmes ;) car c'est toujours elles que je fais parler.

Une femme se comporte mal ; elle a des amans ; elle trahit la fidélité conjugale. Point de quartier pour elle : on l'enferme, on la séquestre, on la ré-duit à une vie dure & frugale, on la déshonore, & elle le mérite.

Mais que fait-on à un mari qui est infidele, qui a des maitresses, qui vit avec elles, qui se ruine pour elles, lui, sa femme & ses enfans ? Que lui fait-on ? Le voilà dans le cas où l'on enferme sa femme.

Et remarquez que cette femme a caché son libertinage autant qu'elle a pu ; elle étoit même hypocrite, de peur d'être scandaleuse. Son vice étoit timide, il se sauvoit dans les ténebres ; à peine en a-t-elle joui.

Jettez les yeux sur un mari infidele. Y a-t-il rien de plus effronté que son libertinage ? Prend-il quelques mesures pour le cacher à sa femme ? Eh ! qu'importe qu'elle le sçache ? Il en sera quitte pour la voir pleurer. Le cachera-t-il à ses amis ? Ils n'en feront que rire. Aux indifferens ? Que lui diront-ils ? N'est-il pas le maitre de ses actions ? Ne lui est-il pas permis de corrompre les mœurs, & de donner des exemples de vices ? Bagatelle que tout cela.

Mais sa femme est punie, encore une fois. Eh ! que lui fait-on à lui ? Nous le demandons. Que lui en arrive-t-il ?

Où sont les maris qu'on enferme, qu'on séquestre ? Sont-ils seulement déshonorés dans le monde ? Point du tout.

Monsieur un tel est un homme qui se dérange, dira-t-on. Sa femme est aimable, sa maitresse ne la vaut pas.

Qu'est-ce que cela signifie, sa femme est aimable ? Est-ce-là tout ce qu'il y a à dire ?

Et quand lui-même n'est qu'un magot, qu'il est laid de visage & d'esprit, vous ne pardonnez pas à cette aimable femme de le trahir, pendant que vous lui pardonnez, à lui, de la trahir avec éclat, tout aimable qu'elle est ; Cette injustice-là passe l'imagination.

Nous disons qu'on lui pardonne à ce mari ; vraiment, qu'on ne s'en tient point là !

Comment donc ! Son libertinage, ou plutôt sa galanterie le rend illustre ; elle en fait un Heros qu'on est curieux de voir ; on se le montre au Spectacle ; on épie le moment qu'il vous salue. Où est-il ? se dit-on ; il vient de paroitre ; tenez, le voilà : c'est lui, c'est là ce fameux violateur de l'ordre.

Aussi faut-il voir combien il se tient droit, les airs qu'il se donne, & avec quelle superbe confiance il produit son visage.

Eh ! pour qui donc nous prend-on ? (continueront les femmes.) Que les hommes s'expliquent : nous abandonnent-ils l'exercice de la vertu, comme une chose aisée, & qui ne passe pas nos forces ? ou bien cette vertu est-elle si pénible, qu'elle ne puisse appartenir qu'à nous ? Nous seules, à cause de l'excellence de notre sexe, méritons-nous d'en avoir, de la suivre, & d'être punies quand nous en manquons ?

Les hommes au contraire ne sont-ils pas dignes d'être vertueux ? leur indignité est-elle sans conséquence ? si cela est, qu'ils se déclarent, & nous ne dirons mot, nous serons les premieres à trouver justes ces punitions dont on nous accable quand nous nous égarons, & qui seront alors des titres de grandeur.

Mais que les hommes ayent l'audace de nous mépriser comme foibles, pendant qu'ils prennent pour eux toute la commodité des vices, & qu'ils nous laissent toute la difficulté des vertus ; en vérité cela n'est-il pas absurde ?

Nous accusons les femmes d'être coquettes, d'être fourbes & méchantes. Laissons-les parler là-dessus.

Si notre coquetterie est un défaut, Tyrans que vous êtes, (nous diroient-elles), qui devons-nous en accuser que les hommes ?

Nous avez-vous laissé d'autres ressources que le miserable emploi de vous plaire ?

Nous sommes méchantes, dites-vous ? Osez-vous nous le reprocher ? Dans la triste privation de toute autorité, où vous nous tenez ; de tout exercice, qui nous occupe ; de tout moyen de nous faire craindre, comme on vous craint ; n'a-t-il pas fallu qu'à force d'esprit & d'industrie, nous nous dédommageassions des torts que nous fait votre tyrannie ? Ne sommes-nous pas vos prisonnieres ; & n'êtes-vous pas nos geoliers ? Dans cet état, que nous reste-t-il, que la ruse ? Que nous reste-t-il, qu'un courage impuissant, que vous réduisez à la honteuse nécessité de devenir finesse ? Notre malice n'est que le fruit de la dépendance où nous sommes. Notre Coquetterie fait tout notre bien. Nous n'avons point d'autre fortune que de trouver grace devant vos yeux. Nos propres parens ne se défont de nous qu'à ce prix-là ; il faut vous plaire, ou vieillir ignorées dans leurs maisons : nous n'échappons à votre oubli, à vos mépris, que par ce moyen ; nous ne sortons du néant, nous ne sçaurions vous tenir en respect, faire figure, être quelque chose, qu'en nous faisant l'affront de substituer une industrie humiliante, & quelquefois des vices, à la place des qualités, des vertus que nous avons, dont vous ne faites rien, & que vous tenez captives.

Un amant est une espece de créancier qui a donné son cœur à une femme, & qui vient lui demander d'en être payé en même valeur.

Donnez-moi le vôtre, lui dit-il d'abord : elle le renvoye, & ne veut point entendre parler de cette dette-là.

Là-dessus, grand procès entr’eux : il l'assiege de galanteries, de respects, d'assiduités, de mille tendres soins. C'est la manière de plaider de l'Amour.

Elle y répond par des froideurs, par des refus redoublés, par des fiertés, par des fuites, par des assurances qu'il prend des peines inutiles ; & enfin ne sçachant plus que dire, par des incrédulités sur le besoin insupportable qu'il a, dit-il, d'être payé.

Laissez-moi, vous me fatiguez ; vous êtes importun ; & puis, vous me parlez d'une chimere, je ne vous dois rien. Elle a beau dire, point de trêve de la part de l'amant : c'est un plaideur obstiné qui redouble de chicannes ; c'est-à-dire, d'empressemens, d'ardeur, de plaintes, de désespoir & d'écritures en billets doux.

Que fera-t-elle ? Il faut bien en venir à un accommodement.

Mais est-il bien vrai que je vous doive ? la dette est-elle constante ? je ne sçaurois me le persuader.

Ne tient-il qu'à cela ? l'amant en jure, & en est cru sur son serment.

Eh ! bien, nous verrons, ne me pressez point. Soit, dit-il, mais donnez-moi toujours quelque chose à compte : Et quoi ? Un mot ; dites seulement que je ne vous déplais point : Eh ! qui vous dit que vous me déplaisez ?

A ce discours, elle rougit ; c'est-à-dire qu'elle entre en payement. Sa réponse & sa rougeur sont deux à comptes.

On est interrompu, l'amant sort. Quand vous reverra-t-on ? Autre à compte.

Il revient le lendemain, mais plus tard qu'à l'ordinaire. On boude. Encore un à compte.

Il s'excuse, il a eu des affaires indispensables ; il se met à ses genoux, il soupire : on ne boude plus. Autre à compte.

Et ainsi d'à comptes en à comptes, qu'elle lui distribue petit à petit, qu'elle fait durer plus ou moins : il est enfin tems de vous payer tout à fait, lui dit-elle ; je vous ai disputé mon cœur autant que je l'ai pu : mais il est juste que vous l'ayez, je vous le dois tout entier ; je vous le donne, & je vous aime. Vous m'aimez ! s'écrie-t-il. Ah ! vous me ravissez ! Est-il bien vrai ?

Oui, je vous aime : Mais prouvez-le moi donc ? En faut-il d'autres preuves que ce que je vous dis ? Oui, Madame, vous ne me donnez pas tout ce qui m'est dû : vous me payez mon cœur : mais vous ne m'en payez pas les interêts, ajoute-t-il, en lui serrant les mains qu'elle lui permet de baiser mille fois, pendant qu'elle lui dit : Eh ! bien, vos intérêts, les voilà : êtes-vous content ? Il ne répond rien ; car elle est bien loin de son compte : mais elle y viendra. Rien ne va si vite que le payement de ces intérêts-là, quand il est une fois commencé.

Si pourtant elle ne l'acheve pas, si elle refuse de le consommer, elle gardera long-tems son Créancier.

Si elle le consomme, Serviteur à la débitrice ; la chance tourne : c'est elle qui devient la Créancière, & le tout finit par une banqueroute qui la déshonore, quoique ce soit à elle à qui on la fasse.

Il y a bien de la difference entre un homme fier, & un homme glorieux.

La fierté part d'un sentiment noble & louable : c'est une vertu, quand elle est réglée : ce n'est qu'un vice, quand elle ne l'est pas.

Mais la vaine gloire est toujours un ridicule.

On peut dire à un homme, vous êtes trop fier ; mais on ne lui dit point, vous êtes trop glorieux ; parce que c'est dire une injure, c'est l'appeller fat.

Il sied bien à un homme d'être fier dans de certaines occasions ; il n'y a point d'occasion où il ne se dégrade, quand il est glorieux.

Ordinairement même, le glorieux n'est pas fier. L'homme fier veut être interieurement content de lui. Il suffit au glorieux d'avoir contenté les autres : c'est assez pour lui que ses actions paroissent louables. L'autre veut que les siennes le soient à ses yeux mêmes.

En un mot, l'homme fier a du cœur, le glorieux n'a que l'orgueil de persuader qu'il en a. L'un a des vrayes vertus dans l'ame : l'autre en joue qu'il n'a pas, & qu'il ne se soucie pas d'avoir.

L'un a du plaisir à être honnête homme, l'autre voudroit bien souvent s'exempter de faire comme s'il l'étoit. Il ne tient pas à la probité, il tient à l'honneur qu'elle procure. Aussi en manque-t-il dans mille petits détails qu'on ne sçait point. L'homme fier est un bon ami ; c'est à vous personnellement que son amitié s'adresse.

Le glorieux n'est ami de personne ; & quand il paroît le vôtre, ce n'est pas vous qu'il aime ; c'est votre rang, c'est votre fortune, c'est l'éclat qui vous environne, & l'estime où vous êtes dans le monde : c'est-à-dire qu'il vous aime comme riche, comme grand Seigneur, comme puissant, comme accrédité, comme honoré des autres, & jamais comme homme qu'il estime & qui lui plait. Vous n'êtes rien pour lui ; vous ne valez pas votre habit : il l'aime mieux que vous, quand il est magnifique.

Distinguez pourtant le fanfaron du glorieux : on prendroit souvent le glorieux pour un fanfaron ; mais l'homme qui n'est que fanfaron peut être un très-honnête homme : il peut avoir toutes les vertus qu'il vous montre ; son défaut, c'est de les avoir avec faste, de vouloir les rendre étonnantes ; & quelquefois il a dans l'ame de quoi pouvoir les rendre telles, de quoi tenir tout ce qu'il promet ; c'est seulement dommage qu'il le promette. Il peut être respectable dans le fond, pendant qu'il est un fanfaron dans la forme : il n'a quelquefois tort que dans les manieres.

Cinquiéme feuille Réflexions sur les Coquettes. Les Coquettes ne s'aiment pas, & ne sont pourtant bien que lorsqu'elles sont ensemble. Sçavez-vous ce qu'elles cherchent en se prenant pour compagnes ? le plaisir de l'emporter l'une sur l'autre : elles vont pourvoir à la nourriture de leur vanité, & faire assaut de charmes ; ce sont des visages, des tailles, des mines & de bons airs qui vont lutter ensemble. Assurément je suis ou plus belle, ou plus jolie, ou plus aimable que Doris, dit Julie en son particulier : mais à la certitude que j'en ai, & que mon miroir m'en donne, il seroit délicieux d'y ajouter une autre preuve ; & c'est la preuve de fait. Julie ne me vaut pas, dit de son côté Doris : je l'efface ; j'ai bien d'autres graces qu'elle, & je n'ai pas besoin d'en être plus sure que je le suis : mais quelques certitudes de plus ne gâteront rien ; allons les multiplier, pour les rendre plus vives : mon amour-propre se chicanne quelquefois là-dessus ; allons le rassasier d'évidence. Et voilà Doris & Julie qui vont se trouver. Elles s'embrassent en s'examinant sourdement d'un œil critique. Doris croit étonner Julie par ses graces, & Julie s'imagine que les siennes inquiettent Doris, & lui font peur. Il est cinq ou six heures du soir ; où ira-t-on ? au Spectacle, ou aux Thuilleries ? & là, de quelque maniere que les choses tournent, que leur vanité ait lieu de s'y applaudir, ou non, ne craignez pas qu'il y ait aucune de nos deux femmes qui rabatte de sa confiance. L'amour-propre des femmes veut bien avoir le régal de se convaincre qu'il ne s'en fait pas trop aceroire : mais s'il arrive quelque chose qui ne lui soit pas favorable, il sçaura bien y remédier ; tout ce qui prouvera contre lui, ne prouvera rien. Menons nos deux Coquettes aux Thuilleries : vous les voyez qui s'y promenent ; elles se tiennent sous le bras. Ah ! les bonnes amies ! Que croyez-vous qu'elles pensent, & que chacune d'elles dise intérieurement à l'autre ? Venez, Madame, venez, Coquette que vous êtes ; venez orner mon triomphe, & voir confondre la vanité que vous avez sans doute de croire que vous êtes aussi aimable que moi ; avancez que je vous montre le contraire : nous voici en bon lieu pour vuider notre differend. Et là-dessus, elles marchent à grands pas ; vous les entendez éclater de rire en parlant. Eh ! de quoi parlent-elles ? elles ne le sçavent pas elles-mêmes ; ce sont des mots qu'elles prononcent, afin d'ouvrir la bouche avec grace. De quoi rient-elles ? de rien. Ce n'est là qu'une Coquetterie ; ce n'est que pour faire du bruit, pour en paroître plus vives, plus bruyantes, plus dissipées ; pour en tenir plus de place ; pour attirer l'attention de ces hommes qui se promenent aussi, qui viennent à elles, & qui en passant vont juger nos Coquettes. Quatre hommes sont passés : il y en a trois qui n'ont regardé que moi, dit Doris en elle-même, & j'aurois eu le quatriéme, s'il n'avoit pas regardé ailleurs en passant, ou si par hazard ses yeux ne s'étoient pas d'abord trouvés sur Julie. Ainsi je pense qu'il est clair que je vaux mieux qu'elle : il n'y a pas à en douter ; c'est une affaire de calcul : j'ai trois contre un ; & cet un, je l'aurai au retour. Que répond à cela Julie ? convient-elle qu'elle a perdu ? oh ! que non. Elle a fort bien vu ces trois hommes n'honorer effectivement que sa compagne de leurs regards ; elle n'a eu que le quatrieme, elle le sçait : c'est un fait qu'elle ne peut contester. Mais qu'est-ce que cela conclut ? Rien. C'est que Doris a fixé les trois autres par un fracas de Coquetterie superieure à la sienne, par un éclat de rire, par un ton de voix d'une hauteur indécente, par des regards effrontés qui ne manquent jamais d'arrêter les hommes, qui les débauchent, qui subornent leur jugement. Doris n'a pas les yeux plus beaux qu'elle, pas même si beaux : mais elle les a plus hardis ; elle les jette à la tête : & c'est parce qu'ils ont moins de modestie, moins de pudeur qu'on s'y est arrêté préferablement aux siens, qui, à modestie égale, n'auroient pas souffert de concurrence. Que Doris plaise à ce prix-là ; ajoute Julie, je ne lui envie pas la miserable vanité qu'elle en tire ; & si elle appelle cela être plus aimable qu'une autre, à la bonne heure : mais si on vouloit étaler sa gorge, comme elle, avoir les épaules aussi découvertes, l'air aussi déhanché, & une figure aussi cavaliere, elle n'auroit pas beau jeu. Pendant que Julie tient ce petit dialogue en elle-même, & se console ainsi du désagrément de cette premiere avanture, une autre troupe d'hommes passe ; & Julie, dont la gorge (quoi qu'elle en dise) n'est pas mieux vêtue que celle de Doris, ne s'y prend pas plus honnêtement, ni plus loyalement que sa rivale, pour triompher cette fois-ci. Elle imagine à son tour quelque vivacité, quelque folie ; par exemple, un cri pour un faux pas, & qui fait que ces hommes la regardent la premiere. Il est vrai qu'ensuite pour retenir leurs yeux sur elle, il en coûte aux siens autant de hardiesse & de corruption qu'elle en a reproché à ceux de sa compagne : mais tout cela lui échappe ; elle ne s'en apperçoit pas : sa rivale n'a d'abord gagné qu'en trichant ; pour elle, elle a gagné de bon jeu, comme qui diroit par la force des cartes. Mais, Mesdames, leur dirois-je, est-ce là vaincre ? Estes-vous venues disputer d'effronterie ou de beauté ? Car aucune de vous, ce me semble, ne peut se flatter de l'emporter ici comme belle. Et en ceci pourtant je crois que je me trompe moi-même. Entre deux femmes qui en pareil cas se ménagent aussi peu l'une que l'autre, c'est, sans difficulté, l'immodestie de la plus jolie qui pique le plus. Ainsi, il y a toujours combat de beauté entre’elles. La Coquette ne sçait que plaire, & ne sçait pas aimer ; & voilà aussi pourquoi on l'aime tant. Quand une femme nous aime au-tant qu'elle nous plait, pour l'ordinaire, elle ne nous plait pas longtems : son amour nous a bientôt fait raison du pouvoir de ses charmes. La femme vertueuse, avérée pour telle, & par conséquent inaccessible à la fleurette, quelqu’aimable qu'elle soit, n'a plus de sexe aux yeux d'une infinité de gens ; ce n'est plus une femme pour eux, elle ne leur est bonne à rien. Dites-leur : elle est belle femme : ils vous répondront, fort belle. Mais c'est un mot qu'ils disent, & non pas une réflexion qu'ils font avec vous. Les vraies Coquettes n'ont l'ame ni tendre, ni amoureuse ; elles n'ont ni temperament, ni cœur. Je crois qu'il ne leur en couteroit rien d'être sages, s'il ne falloit pas quelquefois manquer de sagesse pour garder leurs amans ; leurs bontés, toujours rares, ne sont pas des faiblesses, ce sont des prudences. Elles n'ont pas besoin d'être foibles ; mais vous avez besoin qu'elles le soient un peu. Un homme seroit bien honteux de tous les transports qu'il a auprès d'une Coquette qu'il adore, s'il pou-voit sçavoir tout ce qui se passe dans son esprit, & le personnage qu'il fait auprès d'elle ; car elle n'a point de transports, elle est de sang froid, elle joue toutes les tendresses qu'elle lui montre, & ne sent rien que le plaisir de voir un fou, un homme troublé, dont la démence, l'ivresse & la dégradation font honneur à ses charmes. Voyons, dit-elle, jusqu'où ira sa folie ; contemplons ce que je vaux dans les égaremens où je le jette. Que de soupirs ! Que de sermens ! Que de discours emportés & sans suite ! Comme il m'adore ! Comme il m'idolâtre ! Comme il se taît ! Comme il me regarde ! Comme il ne sçait ce qu'il dit ! Allons, ma vanité doit être bien contente : il faut que je sois prodigieusement aimable : car il est prodigieusement fou. Quelquefois aussi se trompe-t-elle. Cette <sic> homme, qu'elle appelle fou, peut n'être de son côté qu'un fripon, qui croit avoir attendri la friponne, & qui s'écrie en lui-même : Ah ! que je suis aimable, & qu'elle est folle ! On parle des Coquettes, on en parle devant des Coquettes mêmes. On leur dit qu'il est honteux de l'être. Elles le disent aussi de la meilleure foi du monde. Elles ne s'avisent pas de penser qu'on parle d'elles ; & ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'on n'en parle point non plus. Elles plaisent à tout ce qu'il y a d'hommes là ; & on ne trouve point Coquette une femme qui plait, on ne la trouve qu'aimable. Je n'aime pas les Coquettes, vous dit un homme qui fait le délicat en fait de femmes ; & de toutes les femmes, la plus Coquette, c'est celle qu'il aime & qu'il adore. Que veulent dire la plûpart des Romans ? Ils nous font des Amans si fideles, qu'ils ont le courage de faire les cruels avec les plus belles femmes du monde qui se jettent à leur tête. Ils ne sont pas seulement tentés de jeter un regard sur elles : le tout parce qu'ils ont une Maitresse. Cela ne vaut rien, & n'est ni vrai, ni vraisemblable. Il seroit pourtant beau qu'un homme en pareil cas résistât ; encore seroit-ce du beau qui choqueroit la vue. On le souffriroit dans un Chrétien, on ne l'aimeroit pas dans un galant homme. Des Femmes mariées : Les hommes disent que les femmes ont la foiblesse en partage ; cela peut être vrai en soi. Mais avons-nous droit de le dire, ou même de le croire ? Examinons, par exemple, la distribution des devoirs que nous avons faite dans le mariage entre des créatures si foibles, & nous qui sommes si forts ; & nous verrons si la balance est égale. Marions une fille à un brutal : il n'y a que trop de ces Messieurs-là ; de quel ton quelquefois ne parle-t-il pas à sa femme ? Taisez-vous, Madame ; je le veux ; laissez-moi en repos ; vous ne sçavez ce que vous dites ; je le veux. Que ce superbe, je le veux, est humiliant ! Le dernier des esclaves s'y accoutume-t-il ? Y a-t-il d'ame pour qui il ne soit pas sanglant ? il écrase l'amour-propre ; & j'ai pitié d'une femme dont on outrage jus-que-là la dignité de Compagne, dont on anéantit la volonté jusqu'à cet excès. L'infortunée se plaint-elle ? (vous diroient les femmes :) c'est encore pis ; le brutal s'en offense. Se révolte-t-elle à force de récidives ? Elle est perdue ; les Loix l'attendent pour la condamner, pour la punir de n'avoir pas la force de mourir dans le silence. Que faut-il donc qu'elle fasse ? Hélas ! lui dira-t-on, cela est bien fâcheux ; tâchez de prendre patience ; vous n'avez de ressource que dans vos vertus : & c'est comme si on lui disoit : souffre, pleure, gémis, soupire, pratique des vertus impraticables, & tâche de te traîner ainsi jusqu'à la mort, d'attraper le mieux que tu pourras la fin de ta vie ; voilà tous les remedes qu'on sçache à ta peine, la patience & la mort. Qu'on nous cite un seul article où nous ne soyons pas maltraitées (ajouteront les femmes ;) car c'est toujours elles que je fais parler. Une femme se comporte mal ; elle a des amans ; elle trahit la fidélité conjugale. Point de quartier pour elle : on l'enferme, on la séquestre, on la ré-duit à une vie dure & frugale, on la déshonore, & elle le mérite. Mais que fait-on à un mari qui est infidele, qui a des maitresses, qui vit avec elles, qui se ruine pour elles, lui, sa femme & ses enfans ? Que lui fait-on ? Le voilà dans le cas où l'on enferme sa femme. Et remarquez que cette femme a caché son libertinage autant qu'elle a pu ; elle étoit même hypocrite, de peur d'être scandaleuse. Son vice étoit timide, il se sauvoit dans les ténebres ; à peine en a-t-elle joui. Jettez les yeux sur un mari infidele. Y a-t-il rien de plus effronté que son libertinage ? Prend-il quelques mesures pour le cacher à sa femme ? Eh ! qu'importe qu'elle le sçache ? Il en sera quitte pour la voir pleurer. Le cachera-t-il à ses amis ? Ils n'en feront que rire. Aux indifferens ? Que lui diront-ils ? N'est-il pas le maitre de ses actions ? Ne lui est-il pas permis de corrompre les mœurs, & de donner des exemples de vices ? Bagatelle que tout cela. Mais sa femme est punie, encore une fois. Eh ! que lui fait-on à lui ? Nous le demandons. Que lui en arrive-t-il ? Où sont les maris qu'on enferme, qu'on séquestre ? Sont-ils seulement déshonorés dans le monde ? Point du tout. Monsieur un tel est un homme qui se dérange, dira-t-on. Sa femme est aimable, sa maitresse ne la vaut pas. Qu'est-ce que cela signifie, sa femme est aimable ? Est-ce-là tout ce qu'il y a à dire ? Et quand lui-même n'est qu'un magot, qu'il est laid de visage & d'esprit, vous ne pardonnez pas à cette aimable femme de le trahir, pendant que vous lui pardonnez, à lui, de la trahir avec éclat, tout aimable qu'elle est ; Cette injustice-là passe l'imagination. Nous disons qu'on lui pardonne à ce mari ; vraiment, qu'on ne s'en tient point là ! Comment donc ! Son libertinage, ou plutôt sa galanterie le rend illustre ; elle en fait un Heros qu'on est curieux de voir ; on se le montre au Spectacle ; on épie le moment qu'il vous salue. Où est-il ? se dit-on ; il vient de paroitre ; tenez, le voilà : c'est lui, c'est là ce fameux violateur de l'ordre. Aussi faut-il voir combien il se tient droit, les airs qu'il se donne, & avec quelle superbe confiance il produit son visage. Eh ! pour qui donc nous prend-on ? (continueront les femmes.) Que les hommes s'expliquent : nous abandonnent-ils l'exercice de la vertu, comme une chose aisée, & qui ne passe pas nos forces ? ou bien cette vertu est-elle si pénible, qu'elle ne puisse appartenir qu'à nous ? Nous seules, à cause de l'excellence de notre sexe, méritons-nous d'en avoir, de la suivre, & d'être punies quand nous en manquons ? Les hommes au contraire ne sont-ils pas dignes d'être vertueux ? leur indignité est-elle sans conséquence ? si cela est, qu'ils se déclarent, & nous ne dirons mot, nous serons les premieres à trouver justes ces punitions dont on nous accable quand nous nous égarons, & qui seront alors des titres de grandeur. Mais que les hommes ayent l'audace de nous mépriser comme foibles, pendant qu'ils prennent pour eux toute la commodité des vices, & qu'ils nous laissent toute la difficulté des vertus ; en vérité cela n'est-il pas absurde ? Nous accusons les femmes d'être coquettes, d'être fourbes & méchantes. Laissons-les parler là-dessus. Si notre coquetterie est un défaut, Tyrans que vous êtes, (nous diroient-elles), qui devons-nous en accuser que les hommes ? Nous avez-vous laissé d'autres ressources que le miserable emploi de vous plaire ? Nous sommes méchantes, dites-vous ? Osez-vous nous le reprocher ? Dans la triste privation de toute autorité, où vous nous tenez ; de tout exercice, qui nous occupe ; de tout moyen de nous faire craindre, comme on vous craint ; n'a-t-il pas fallu qu'à force d'esprit & d'industrie, nous nous dédommageassions des torts que nous fait votre tyrannie ? Ne sommes-nous pas vos prisonnieres ; & n'êtes-vous pas nos geoliers ? Dans cet état, que nous reste-t-il, que la ruse ? Que nous reste-t-il, qu'un courage impuissant, que vous réduisez à la honteuse nécessité de devenir finesse ? Notre malice n'est que le fruit de la dépendance où nous sommes. Notre Coquetterie fait tout notre bien. Nous n'avons point d'autre fortune que de trouver grace devant vos yeux. Nos propres parens ne se défont de nous qu'à ce prix-là ; il faut vous plaire, ou vieillir ignorées dans leurs maisons : nous n'échappons à votre oubli, à vos mépris, que par ce moyen ; nous ne sortons du néant, nous ne sçaurions vous tenir en respect, faire figure, être quelque chose, qu'en nous faisant l'affront de substituer une industrie humiliante, & quelquefois des vices, à la place des qualités, des vertus que nous avons, dont vous ne faites rien, & que vous tenez captives. Un amant est une espece de créancier qui a donné son cœur à une femme, & qui vient lui demander d'en être payé en même valeur. Donnez-moi le vôtre, lui dit-il d'abord : elle le renvoye, & ne veut point entendre parler de cette dette-là. Là-dessus, grand procès entr’eux : il l'assiege de galanteries, de respects, d'assiduités, de mille tendres soins. C'est la manière de plaider de l'Amour. Elle y répond par des froideurs, par des refus redoublés, par des fiertés, par des fuites, par des assurances qu'il prend des peines inutiles ; & enfin ne sçachant plus que dire, par des incrédulités sur le besoin insupportable qu'il a, dit-il, d'être payé. Laissez-moi, vous me fatiguez ; vous êtes importun ; & puis, vous me parlez d'une chimere, je ne vous dois rien. Elle a beau dire, point de trêve de la part de l'amant : c'est un plaideur obstiné qui redouble de chicannes ; c'est-à-dire, d'empressemens, d'ardeur, de plaintes, de désespoir & d'écritures en billets doux. Que fera-t-elle ? Il faut bien en venir à un accommodement. Mais est-il bien vrai que je vous doive ? la dette est-elle constante ? je ne sçaurois me le persuader. Ne tient-il qu'à cela ? l'amant en jure, & en est cru sur son serment. Eh ! bien, nous verrons, ne me pressez point. Soit, dit-il, mais donnez-moi toujours quelque chose à compte : Et quoi ? Un mot ; dites seulement que je ne vous déplais point : Eh ! qui vous dit que vous me déplaisez ? A ce discours, elle rougit ; c'est-à-dire qu'elle entre en payement. Sa réponse & sa rougeur sont deux à comptes. On est interrompu, l'amant sort. Quand vous reverra-t-on ? Autre à compte. Il revient le lendemain, mais plus tard qu'à l'ordinaire. On boude. Encore un à compte. Il s'excuse, il a eu des affaires indispensables ; il se met à ses genoux, il soupire : on ne boude plus. Autre à compte. Et ainsi d'à comptes en à comptes, qu'elle lui distribue petit à petit, qu'elle fait durer plus ou moins : il est enfin tems de vous payer tout à fait, lui dit-elle ; je vous ai disputé mon cœur autant que je l'ai pu : mais il est juste que vous l'ayez, je vous le dois tout entier ; je vous le donne, & je vous aime. Vous m'aimez ! s'écrie-t-il. Ah ! vous me ravissez ! Est-il bien vrai ? Oui, je vous aime : Mais prouvez-le moi donc ? En faut-il d'autres preuves que ce que je vous dis ? Oui, Madame, vous ne me donnez pas tout ce qui m'est dû : vous me payez mon cœur : mais vous ne m'en payez pas les interêts, ajoute-t-il, en lui serrant les mains qu'elle lui permet de baiser mille fois, pendant qu'elle lui dit : Eh ! bien, vos intérêts, les voilà : êtes-vous content ? Il ne répond rien ; car elle est bien loin de son compte : mais elle y viendra. Rien ne va si vite que le payement de ces intérêts-là, quand il est une fois commencé. Si pourtant elle ne l'acheve pas, si elle refuse de le consommer, elle gardera long-tems son Créancier. Si elle le consomme, Serviteur à la débitrice ; la chance tourne : c'est elle qui devient la Créancière, & le tout finit par une banqueroute qui la déshonore, quoique ce soit à elle à qui on la fasse. Il y a bien de la difference entre un homme fier, & un homme glorieux. La fierté part d'un sentiment noble & louable : c'est une vertu, quand elle est réglée : ce n'est qu'un vice, quand elle ne l'est pas. Mais la vaine gloire est toujours un ridicule. On peut dire à un homme, vous êtes trop fier ; mais on ne lui dit point, vous êtes trop glorieux ; parce que c'est dire une injure, c'est l'appeller fat. Il sied bien à un homme d'être fier dans de certaines occasions ; il n'y a point d'occasion où il ne se dégrade, quand il est glorieux. Ordinairement même, le glorieux n'est pas fier. L'homme fier veut être interieurement content de lui. Il suffit au glorieux d'avoir contenté les autres : c'est assez pour lui que ses actions paroissent louables. L'autre veut que les siennes le soient à ses yeux mêmes. En un mot, l'homme fier a du cœur, le glorieux n'a que l'orgueil de persuader qu'il en a. L'un a des vrayes vertus dans l'ame : l'autre en joue qu'il n'a pas, & qu'il ne se soucie pas d'avoir. L'un a du plaisir à être honnête homme, l'autre voudroit bien souvent s'exempter de faire comme s'il l'étoit. Il ne tient pas à la probité, il tient à l'honneur qu'elle procure. Aussi en manque-t-il dans mille petits détails qu'on ne sçait point. L'homme fier est un bon ami ; c'est à vous personnellement que son amitié s'adresse. Le glorieux n'est ami de personne ; & quand il paroît le vôtre, ce n'est pas vous qu'il aime ; c'est votre rang, c'est votre fortune, c'est l'éclat qui vous environne, & l'estime où vous êtes dans le monde : c'est-à-dire qu'il vous aime comme riche, comme grand Seigneur, comme puissant, comme accrédité, comme honoré des autres, & jamais comme homme qu'il estime & qui lui plait. Vous n'êtes rien pour lui ; vous ne valez pas votre habit : il l'aime mieux que vous, quand il est magnifique. Distinguez pourtant le fanfaron du glorieux : on prendroit souvent le glorieux pour un fanfaron ; mais l'homme qui n'est que fanfaron peut être un très-honnête homme : il peut avoir toutes les vertus qu'il vous montre ; son défaut, c'est de les avoir avec faste, de vouloir les rendre étonnantes ; & quelquefois il a dans l'ame de quoi pouvoir les rendre telles, de quoi tenir tout ce qu'il promet ; c'est seulement dommage qu'il le promette. Il peut être respectable dans le fond, pendant qu'il est un fanfaron dans la forme : il n'a quelquefois tort que dans les manieres.