IV. Feuille Pierre Carlet de Marivaux Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer Mitarbeiter Katharina Jechsmayr Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 24.07.2019 o:mws-122-1364 Marivaux: Le Cabinet du Philosophe. Paris: Prault jeune, 1752, 307-330 Le Cabinet du Philosophe 1 004 1752 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Gesellschaftsstruktur Struttura della Società Structure of Society Estructura de la Sociedad Structure de la société Estrutura social Recht Diritto Law Derecho Droit Direito Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Imagem humana France 2.0,46.0

Quatriéme feuille

La source la plus ordinaire des crimes qui se commettent dans le monde, ce n'est pas la pauvreté, comme on le croiroit : c'est la honte qu'elle fait à ceux qui la souffrent.

Mille gens seroient pauvres avec patience, s'ils n'avoient que la peine de l'être ; ou du moins, ils ne feroient point d'efforts criminels pour sortir de leur pauvreté, si elle n'étoit que fatigante : mais elle est honteuse.

Un homme fait mauvaise chère, il est mal vêtu, mal logé, mal chauffé ; il n'y a pas encore-là de quoi le tenter d'être coupable, pour cesser d'être malheureux.

Mais on le méprise parce qu'il est pauvre ; ou bien on le méprisera, si on sçait qu'il l'est : & à la fin on le sçaura ; car il n'a pas de quoi empêcher qu'on ne le découvre : il faut du bien, pour pouvoir cacher qu'on en manque : de sorte qu'il est méprisé, ou qu'il va l'être ; & voilà ce qui le perd.

Son voisin est riche ; & il lui pardonneroit de dîner mieux que lui : mais son voisin est glorieux de ce qu'il dine mieux que lui ; son voisin a des amis qui l'honorent : & lui, tout le monde le laisse là. On dit en parlant de lui : ce pauvre Monsieur un tel ! Il entre dans une Maison, dans une Assemblée : il sent qu'on le reçoit comme une figure hétéroclite & moquable, dont on a la pudeur de ne pas rire encore ; mais dont il est sûr qu'on rira, quand elle n'y sera plus : sa présence fait tomber la conversation : on lui dit, allez-vous-en, à force de ne lui rien dire. Va-t-il ailleurs ? il n'est rien, en quelque endroit qu'il aille : il n'a ni tort, ni raison avec personne : il ne vaut la peine, ni d'être persuadé, ni d’être contredit. Voilà ce que la pauvreté a d'affreux.

Quelle folle, quelle impertinente, quelle funeste inconséquence dans les mœurs des hommes ! ils punissent de mort celui qui est convaincu d'avoir fait un crime, pour cesser d'être pauvre, & punissent de mépris celui qui a le courage de rester pauvre.

Quel monstrueux mélange de démence & de raison, de dépravation & de justice !

La plus étonnante chose du monde, c'est qu'il y ait toujours sur la terre une masse de vertu qui résiste aux affronts qu'elle y souffre, & à l'encouragement qu'on y donne à l'iniquité même ; car tous les honneurs sont pour l'iniquité, quand elle peut échapper aux lois qui la condamnent.

Et assurément il y a plus de coupa-bles honorés dans le monde, qu'il n'y en a de punis.

Combien de fois rachète-t-on son crime par le gain du crime même ?

Il faut que les hommes portent dans le fond de leur ame un furieux fond de justice, & qu'ils ayent originairement une bien forte vocation pour marcher dans l'ordre, puisqu'il se trouve encore d'honnêtes gens parmi eux.

L'iniquité devrait absorber toute la terre, à la manière dont on vit.

La peur du châtiment arrête beaucoup de méchans, dira-t-on. J'en conviens : mais pensez-vous que cette peur-là pût suffire pour la sûreté générale ? vous imaginez-vous que ce soit là tout le mystère de la conservation des hommes, & qu'il ne faille que cela pour mettre le monde à l'abri du déluge de crimes, qui l'inonderoit ?

Vous vous trompez. S'il n'y avoit que ce ressort-là qui jouât en notre faveur, il manqueroit bien-tôt. Il est pourtant fort : mais c'est parce qu'il est joint à d'autres, car il ne seroit rien tout seul.

L'iniquité aboliroit bientôt jusqu'à ces châtimens qu'elle s'est donnée pour frein à elle-même.

Ce qui garantiroit l'homme inique, ce ne seroit donc pas la prudence qu'il auroit de faire des lois contre ceux qui lui ressemblent. Il ne les respecteroit pas lui-même, & donneroit l'exemple de ne les pas respecter.

Le nombre des coupables qu'il faudroit punir ouvriroit les yeux aux coupables mêmes.

Ils seroient bientôt absous, puisqu'ils seroient les plus forts.

A quoi bon les lois que nous avons établies pour notre sûreté, diroient-ils ? quel seroit l'abus de les suivre, puisque le remede qu'elles apportent est aussi cruel que le mal que nous avons prétendu arrêter par elles ! Si on vouloit les observer, il faudroit leur sacrifier autant d'hommes, que notre méchanceté s'en immoleroit. Ce n'est donc pas la peine d'avoir égard à ces lois ; & tout bien compté, il n'y a qu'à rester comme nous sommes, & nous entre-déchirer comme à l'ordinaire. Que chacun prenne ses précautions ; cela sera plus simple, & reviendra au même.

Figurez-vous, par exemple, qu'on tînt le discours suivant.

Nous sommes tous méchans : ainsi nous allons tous nous entre-détruire.

Pour remedier à cela, convenons de mettre à mort ceux qui feront tel & tel désordre ; & voilà la convention faite. Il ne manque à ce prudent traité, pour sa validité, qu'une petite chose ; c'est d'être passé entre des créatures capables de l'observer.

Mais ceux qui ont eu l'esprit de le faire sont des méchans, qui, à la fin s'indigneront eux-mêmes & de le voir violer par leurs camarades, & de l'impudence que ces camarades auront de prétendre qu'ils l'observent, & de l'abus immanquable qu'on fera de ce traité-là au préjudice des uns, & en faveur des autres ; & voilà le désordre & la confusion qui recommencent.

Mais à ces créatures, à qui le besoin de vivre heureux a fait faire ces loix, & à qui le même besoin les fera mépriser, glissez-leur dans le fond de l'ame, comme Dieu a fait, la connoissance de ce Dieu même : frappez-les d'une impression de la crainte de ce Dieu, d'une impression d'amour pour la vertu : mettez en eux une certaine lumiere, qui leur rende le crime aussi hor-rible, aussi condamnable qu'il est funeste ; & l'innocence aussi louable qu'elle est utile & nécessaire : donnez leur enfin des idées de Justice.

Et après cela qu'ils fassent des loix, qu'ils jurent de détruire ceux qui oseront les enfraindre.

Je comprends alors que le traité tiendra, & que la peur du châtiment, ajoutée à tout ce que je viens de dire, balancera leur iniquité, & leur procurera une certaine médiocrité de paix, telle que nous l'avons en ce monde, & telle que nous ne l'aurions point, si tout ce que j'ai dit manquoit à l'homme.

La crainte de ce Dieu que les hommes connoitront s'affoiblira ; ils oublieront Dieu même. N'importe, l'idée en restera parmi eux ; elle ne périra jamais, elle fera des vertueux ou des hypocrites : & les hypocrites seront des méchans qui n'oseront l'être autant qu'ils le voudroient bien.

L'hypocrisie, tout affreuse qu'elle est, sert à l'ordre.

Un homme qui aime la vertu en force dix autres qui n'en ont point à faire comme s'ils en avoient.

Il faut en avoir, ou en feindre, ou du moins dire qu'on en a, même avec ceux qui n'en ont point. On ne sçauroit donner un autre ton au monde, tout corrompu qu'il est.

L'homme est glorieux, & on ne doit pas s'en étonner. Il n'étoit fait que pour avoir un Maître, qui est Dieu ; & le péché lui en a donné mille, dont la supériorité lui est toujours étrangere & douloureuse, quelque nécessaire qu'elle lui soit aujourd'hui.

Cette supériorité même, ceux qui l'ont sur les autres n'en sont pas plus heureux ; ils n'étoient pas faits pour une place que le péché est cause qu'ils occupent ; ils devoient être mieux qu'ils ne sont.

Les gens pieux, ceux qui servent Dieu, sont de tous les hommes, les plus fiers & les plus superbes ; car ils n'ont que Dieu pour Maître, ils n'obéissent qu'à lui-même, en obéissant aux hommes. C'est toujours Dieu qu'ils voyent dans chaque homme à qui Dieu veut qu'ils soient soumis ; c'est toujours lui qu'ils servent : aussi n'y a-t-il point de serviteurs ni plus fideles, ni plus surs.

Les Rois de la terre, (il doit être permis de le leur dire), n'ont point de meilleurs sujets que ceux qui ne sont soumis qu'au Maître des Rois mêmes.

Voici la suite des Scenes que nous avons trouvées, & qui roulent sur le projet dont nous avons déja donné quelque chose dans la derniere Feuille, & qui porte pour titre :

Le chemin de la Fortune

La suivante de la Fortune, qu'on a ci-devant nommée, La Dame, La Verdure, La Fortune sur son Trône.

La Suivante.

Déesse, fera-t-on approcher tous les Etrangers qui sont venus vous demander du secours ?

La Fortune.

Qu'ils paroissent.

La Verdure C'étoit apparemment lui qui parloit le premier à la Fortune : mais nous n'avons trouvé sa Scene que la seconde.

Il salue, & dit :

Madame.

La Suivante.

Taisez-vous, vous manquez de respect à la Déesse ; il est trop familier de s'adresser directement à elle. Je vous interrogerai, vous me répondrez, & la Déesse décidera ; c'est ainsi que cela se pratique : apprenez la cérémonie.

La Verdure, saluant.

Je supplie Sa Majesté sublime de pardonner à l'ignorance de son très humble sujet.

La Suivante.

Vous n'êtes pas non plus dans une posture assez soumise : on ne paroît qu'en esclave devant elle ; à genoux, la Verdure, à genoux.

La Verdure.

M'y voilà.

La Fortune, de dessus son Trône.

Interrogez-le avec bonté ; je suis volontiers favorable aux mortels de son espece ; j'ai du foible pour eux : je trouve celui-ci un joli garçon ; il a je ne sçais quoi d'ardent & de hardi dans la physionomie qui me plaît. Son ajustement même est de mon goût ; cet habit-là me gagne.

La Verdure, dans sa joye, relevant un genou.

Ah ! Madame, mon habit, ma physionomie, & moi, nous sommes tous trois bien honorés de vous plaire, & Votre Hautesse me traite d'une maniere.....

La Suivante.

Paix, vous dis-je, & à genoux.

La Verdure.

Excusez mon transport.

La Fortune.

Passez-lui quelque chose ; je ne me pique pas d'être si fiere avec lui.

La Verdure charmé.

Ah ! ah !

La Fortune.

Demandez-lui ce qu'il veut. Pourquoi ne l'ai-je pas déja trouvé chez moi ? le saut qu'il fallait faire l'auroit-il arrêté ? Comment le désir de venir à moi ne lui a-t-il pas fermé les yeux ? vîte, qu'il nous dise ce qui l'a arrêté . Mais que notre ami réponde à son aise, & qu'il prenne une posture moins gênante ; je lui épargne cet abaissement-là.

La Suivante.

Levez-vous.

La Verdure.

J'obéis.

La Suivante.

Qui êtes-vous ?

La Verdure.

Chevalier de l'arc-en-ciel.

La Suivante.

Je le vois bien, & je vous demande ce qu'étoient vos parens.

La Verdure.

Je n'en sçais rien, je ne les ai jamais connus.

La Suivante.

Vous les avez donc perdu au berceau ?

La Verdure.

Non, ce sont eux qui m'ont perdu, & je fus retrouvé par un Commissaire.

La Fortune, descendant de son Trône.

Ah ! je n'y sçaurais tenir ; venez, mon fils, venez, digne objet de ma complaisance, que je vous embrasse. Combien de qualités n'apportez-vous pas pour me plaire ! Je ne m'étonne plus du penchant que j'avois pour vous.

La Suivante, à part.

La Fortune deviendra folle de ce garçon-là. haut. Pourquoi n'avez-vous pas sauté ? Où est l'intrépidité que doit vous inspirer une aussi heureuse naissance ? Chez qui êtes-vous aujourd'hui ?

La Fortune se remet sur son Trône.

La Verdure.

Chez un homme que la Déesse a comblé de ses graces, dans le temps qu'elle logeait rue Quinquempoix ; & il ne tient pas à lui que je ne change d'état ; il y aurait longtemps que je disposerais moi-même de la couleur de mon habit, si je voulais l'en croire.

La Suivante.

Eh ! que vous dit ce seigneur moderne ?

La Verdure.

Qu'il me donnera des emplois ; qu'il me fera riche, si je veux épouser Lisette, ci-devant une petite femme de chambre extrêmement jolie, tout à fait mignonne vraiment, & parfaitement nippée. Ce seroit, ma foi, un bon petit ménage tout dressé, & qui n'attend que moi pour devenir honnête ; mais néant.

La Suivante.

Eh ! qu'est-ce qui vous arrête ?

La Verdure.

C'est que je ne l'épouserois qu'en secondes nôces. Mon maître m'est un peu suspect ; je n'aime pas les veu-ves dont le mari vit encore.

La Fortune.

Ah ! le benêt ? Ah le sot ! j'en allois faire mon enfant gâté. Allons, qu'il se retire, je ne veux plus le voir.

La Verdure.

Mais, ma Déesse...

La Suivante.

Allez-vous-en, vous reviendrez une autre fois : mais ne reparoissez que bien déterminé.

Autre scène

En ce moment paroît M. Rondelet, qui passe en chantant, & qui dit.

M. Rondelet

Ta, la, ra, ra, ra... Bon jour, Mesdemoiselles ; ou bien, bon jour, Mesdames ; car vous autres, filles ou femmes, vous vous ressemblez toutes : n'est-ce pas ?

La Suivante.

Vous avez l'abord familier.

M. Rondelet.

C'est que je suis sans façon, je n'ai point le talent des complimens ; aussi je n'en fais guere.

La Suivante.

Ce n'est pas de cette maniere qu'on se présente ici.

M. Rondelet.

Eh ! comment donc s'y prendre ? on ne sçauroit se présenter qu'en se montrant : eh bien, je me montre, me voilà ; à qui en avez-vous ? qui est-ce qui vous fâche ?

La Suivante.

A peine avez-vous fait la révérence.

M. Rondelet.

J'en ai fait plus de trois : mais c'est que je les tire un peu courtes : c'est ce qui fait qu'elles ne paroissent rien : tenez, en voilà encore une, & puis deux, & puis des compliments. Bon jour, mes beaux enfants, serviteur très humble ; comment vous portez-vous ? dites-moi que vous vous portez bien, je dirai que j'en suis bien aise & puis voilà qui est fini.

La Fortune rit de son Siége.

Ah, ah, ah, ah ! Il me divertit beaucoup.

M. Rondelet.

Tout de bon ? ah, ah, ah ! Folichonne.

La Suivante.

Ah, ah, ah ! il est en effet très-plaisant.

M. Rondelet.

Elles sont, ma foi, charmantes.

La Suivante.

Que cherchez-vous ici ?

M. Rondelet.

Rien : je passe.

La Fortune riant.

Rien ! dit-il, il ne cherche rien : ah ! qu'il est original ! il n'a pas seulement l'esprit de me chercher.

M. Rondelet.

J'ai pourtant l'esprit de te trouver, comme tu vois, mon petit cœur.

La Suivante.

En voici bien d'une autre, Déesse, il vous tutoye.

M. Rondelet.

Voilà comme Monsieur Rondelet en use avec ceux qu'il aime.

La Fortune.

Rondelet ! il s'appelle Rondelet ? son nom même est comique.

La Suivante.

Connoissez-vous la Fortune ?

M. Rondelet.

Non.

La Suivante.

Avez-vous envie de la voir, & d'être de ses amis ?

M. Rondelet.

Oui-dà, il n'y a qu'à dire : il n'y aura point de mal à cela : qui est-ce qui en empêche ?

La Suivante, à la Fortune.

Admirez-vous comme il traite cette matière-là ? Saluez la Déesse, Monsieur Rondelet ; voilà la Fortune elle-même à qui vous parlez.

M. Rondelet.

La Fortune ! Eh ! pardi, tant mieux, m'amour, je suis bien aise que nous aïons fait connoissance : embrassons-nous. Qu'elle est gentille ! où demeures-tu, Mignonne, je veux t'aller voir.

La Suivante riant.

Et le tout sans cérémonie.

La Fortune lui tendant les bras.

Viens, mon gros benêt ; lourdaut, mon ami, viens : je veux que tu ailles chez moi ; tu sauteras bien le fossé, toi ; rien ne t'arrêtera : tu n'y entends point de finesse, & je te tiendrai la main moi-même. Saute, je vais t'aller joindre.

M. Rondelet, sautant.

Grand merci ; je t'attens au moins.

Autre scène

La Suivante, la Fortune, Hermidas

La Suivante.

Voici un nouveau Client, reprenez votre gravité ordinaire.

La Fortune.

Je n'ai garde de faire autrement, je ne badine pas avec tout le monde.

Monsieur Hermidas s'avance.

Hermidas à la suivante.

Me tromperois-je, Madame ? N'est-ce pas ici la Fortune ; & ce prodige de beauté, dont l'aspect enchante, ne m'annonce-t-il pas que c'est la Fortune elle-même qui paroît à mes yeux ?

La Suivante, imitant son ton.

Pouvez-vous en douter à la prodigieuse éloquence qu'elle vous inspire ? (à part.) Quel original !

Hermidas.

Puis-je avoir l'honneur de la haranguer ?

La Suivante.

Non, J'opine à la suppression de la harangue. La Déesse n'a point de goût pour la période.

Hermidas.

Je me flatte que ma harangue lui plairoit.

La Suivante.

Celles de Cicéron l'étourdissent.

Hermidas.

A l'air sérieux que vous prenez, aurois-je le malheur d'être importun ?

La Suivante.

C'est un accident qui vous menace.

Hermidas.

Fasse le Ciel qu'il ne m'arrive pas !

La Suivante.

Vous l'éviterez en abrégeant ; expédions : quel homme êtes-vous ?

Hermidas.

Un Amateur des Belles-lettres.

La Suivante.

Quoi ! des Lettres de l'Alphabet ?

Hermidas.

Non. Je suis ce qu'on appelle communément un bel esprit.

La Fortune s'écriant de son Trône d'un air ennuié.

Un bel esprit !

La Suivante en bâillant.

Un bel esprit ! c'est fort bien fait à vous.

La Fortune bâille.

Ah !

Hermidas.

Que dit la Déesse ?

La Suivante.

Elle bâille.

Hermidas.

Auroit-elle la bonté d'accepter un Livre que je lui dédie.

La Suivante, nonchalamment.

Eh ! comme il vous plaira : mais la Déesse ne lit guere, & je vous dis qu'elle bâille.

La Fortune.

Dites-lui que je le remercie. Bon soir. Qu'on tire mon rideau.

Hermidas.

Est-ce que la Déesse va s'endormir ?

La Suivante.

Oui, c'est votre Livre & sa dédicace qui operent : tout ce qui est bel esprit l'invite assez au sommeil ; & moi qui vous parle, je lui ressemble un peu là-dessus. Bon soir.

Hermidas.

Comment ! bon soir. J'allois vous lire quelque chose de mon Livre.

La Suivante.

Oh ! cela n'empêche pas que vous lisiez, surtout la Préface : nous n'en dormirons que mieux.

Hermidas.

Est-ce là l'accueil qu'on fait ici aux gens comme moi ? il me prend envie de vous réveiller par une chanson.

La Suivante. Ah ! Oui-dà : c'est une autre affaire. Voyons.

La Fortune se réveillant.

Il me semble que j'entens parler de Chanson. Est-elle jolie ?

Hermidas.

Oui, Madame, c'est une chanson de Guinguette.

La Fortune.

Ah ! c'est encore ce bel esprit. Que me veut-il ? Est-ce un Laurier qu'il demande :Je n'en ai point qui lui convienne. Cet homme-là me surprend : qu'il s'adresse à Apollon ; qu'il lui porte ses Belles-lettres : je ne connois que des Letres de change : rendez-lui son Porte-feuille ; qu'Apollon y fasse honneur ; ce n'est point à moi à payer ses dettes.

Elle se rendort.

Hermidas.

Je vous demande pardon de vous avoir crue sensibles à de belles choses.

La Suivante.

Monsieur le bel esprit, vous faites quelquefois des Vers sans doute ?

Hermidas s'en allant.

Vous en sçaurez des nouvelles.

La Suivante.

N'y manquez pas : voilà de quoi faire contre nous une belle & bonne Epigramme qui nous apprenne à vivre ; car cela est honteux.

Hermidas.

Vous ne la sentiriez pas.

La Suivante.

Attendez : nous ne vous donnons rien ; mais du moins emportez un conseil. Au lieu de faire de si belles choses, & de les dédier à la Fortune, qui n'y entend rien, dédiez vos ouvrages à la malice humaine : elle est riche, elle vous payera bien ; la bonne Dame n'est pas délicate sur tout ce qui l'amuse. Avec elle, il vous en coûtera la moitié moins de peine, pour avoir de l'esprit : vous brillerez avec une commodité infinie ; & ce sera le Perou pour vous.

Hermidas sort, en levant les épaules.

Autre scène

La Fortune, La Suivante

La Fortune ouvrant les yeux, comme se réveillant.

Ce harangueur est-il parti ?

La Suivante. Oh ! il emporte son congé en bonne forme.

La Fortune.

Je me sauve, de peur qu'il ne revienne ; qu'on m'attelle mon Char pour l'Opera Comique.

La Suivante.

Voici encore un client.

C'est Lucidor qui paroît.

Mais il ne vous arrêtera pas ; ce n'est qu'un honnête homme.

La Fortune.

Eh bien ! cet honnête homme, qu'il saute, ou que le Ciel l'assiste.

La Fortune s'en va avec toute sa suite.

La Suivante à Lucidor.

Vous avez entendu ce qu'a dit la Fortune : eh bien ! qu'il saute : & moi je vous répete après elle : eh bien ! sautez donc.

Lucidor.

Mes petites vertus me sont cheres, & je voudrois bien ne les point donner à ramasser au Scrupule ; j'aimerois mieux qu'on fît mon Epitaphe, que la leur.

La Suivante.

En ce cas-là, que le Ciel vous assiste ; comme dit la Déesse : mais tenez, voici le Grand-Prêtre de la Déesse : remettez-vous entre ses mains. Il va vous débarrasser de vos scrupules par la plus petite operation du monde.

Quatriéme feuille La source la plus ordinaire des crimes qui se commettent dans le monde, ce n'est pas la pauvreté, comme on le croiroit : c'est la honte qu'elle fait à ceux qui la souffrent. Mille gens seroient pauvres avec patience, s'ils n'avoient que la peine de l'être ; ou du moins, ils ne feroient point d'efforts criminels pour sortir de leur pauvreté, si elle n'étoit que fatigante : mais elle est honteuse. Un homme fait mauvaise chère, il est mal vêtu, mal logé, mal chauffé ; il n'y a pas encore-là de quoi le tenter d'être coupable, pour cesser d'être malheureux. Mais on le méprise parce qu'il est pauvre ; ou bien on le méprisera, si on sçait qu'il l'est : & à la fin on le sçaura ; car il n'a pas de quoi empêcher qu'on ne le découvre : il faut du bien, pour pouvoir cacher qu'on en manque : de sorte qu'il est méprisé, ou qu'il va l'être ; & voilà ce qui le perd. Son voisin est riche ; & il lui pardonneroit de dîner mieux que lui : mais son voisin est glorieux de ce qu'il dine mieux que lui ; son voisin a des amis qui l'honorent : & lui, tout le monde le laisse là. On dit en parlant de lui : ce pauvre Monsieur un tel ! Il entre dans une Maison, dans une Assemblée : il sent qu'on le reçoit comme une figure hétéroclite & moquable, dont on a la pudeur de ne pas rire encore ; mais dont il est sûr qu'on rira, quand elle n'y sera plus : sa présence fait tomber la conversation : on lui dit, allez-vous-en, à force de ne lui rien dire. Va-t-il ailleurs ? il n'est rien, en quelque endroit qu'il aille : il n'a ni tort, ni raison avec personne : il ne vaut la peine, ni d'être persuadé, ni d’être contredit. Voilà ce que la pauvreté a d'affreux. Quelle folle, quelle impertinente, quelle funeste inconséquence dans les mœurs des hommes ! ils punissent de mort celui qui est convaincu d'avoir fait un crime, pour cesser d'être pauvre, & punissent de mépris celui qui a le courage de rester pauvre. Quel monstrueux mélange de démence & de raison, de dépravation & de justice ! La plus étonnante chose du monde, c'est qu'il y ait toujours sur la terre une masse de vertu qui résiste aux affronts qu'elle y souffre, & à l'encouragement qu'on y donne à l'iniquité même ; car tous les honneurs sont pour l'iniquité, quand elle peut échapper aux lois qui la condamnent. Et assurément il y a plus de coupa-bles honorés dans le monde, qu'il n'y en a de punis. Combien de fois rachète-t-on son crime par le gain du crime même ? Il faut que les hommes portent dans le fond de leur ame un furieux fond de justice, & qu'ils ayent originairement une bien forte vocation pour marcher dans l'ordre, puisqu'il se trouve encore d'honnêtes gens parmi eux. L'iniquité devrait absorber toute la terre, à la manière dont on vit. La peur du châtiment arrête beaucoup de méchans, dira-t-on. J'en conviens : mais pensez-vous que cette peur-là pût suffire pour la sûreté générale ? vous imaginez-vous que ce soit là tout le mystère de la conservation des hommes, & qu'il ne faille que cela pour mettre le monde à l'abri du déluge de crimes, qui l'inonderoit ? Vous vous trompez. S'il n'y avoit que ce ressort-là qui jouât en notre faveur, il manqueroit bien-tôt. Il est pourtant fort : mais c'est parce qu'il est joint à d'autres, car il ne seroit rien tout seul. L'iniquité aboliroit bientôt jusqu'à ces châtimens qu'elle s'est donnée pour frein à elle-même. Ce qui garantiroit l'homme inique, ce ne seroit donc pas la prudence qu'il auroit de faire des lois contre ceux qui lui ressemblent. Il ne les respecteroit pas lui-même, & donneroit l'exemple de ne les pas respecter. Le nombre des coupables qu'il faudroit punir ouvriroit les yeux aux coupables mêmes. Ils seroient bientôt absous, puisqu'ils seroient les plus forts. A quoi bon les lois que nous avons établies pour notre sûreté, diroient-ils ? quel seroit l'abus de les suivre, puisque le remede qu'elles apportent est aussi cruel que le mal que nous avons prétendu arrêter par elles ! Si on vouloit les observer, il faudroit leur sacrifier autant d'hommes, que notre méchanceté s'en immoleroit. Ce n'est donc pas la peine d'avoir égard à ces lois ; & tout bien compté, il n'y a qu'à rester comme nous sommes, & nous entre-déchirer comme à l'ordinaire. Que chacun prenne ses précautions ; cela sera plus simple, & reviendra au même. Figurez-vous, par exemple, qu'on tînt le discours suivant. Nous sommes tous méchans : ainsi nous allons tous nous entre-détruire. Pour remedier à cela, convenons de mettre à mort ceux qui feront tel & tel désordre ; & voilà la convention faite. Il ne manque à ce prudent traité, pour sa validité, qu'une petite chose ; c'est d'être passé entre des créatures capables de l'observer. Mais ceux qui ont eu l'esprit de le faire sont des méchans, qui, à la fin s'indigneront eux-mêmes & de le voir violer par leurs camarades, & de l'impudence que ces camarades auront de prétendre qu'ils l'observent, & de l'abus immanquable qu'on fera de ce traité-là au préjudice des uns, & en faveur des autres ; & voilà le désordre & la confusion qui recommencent. Mais à ces créatures, à qui le besoin de vivre heureux a fait faire ces loix, & à qui le même besoin les fera mépriser, glissez-leur dans le fond de l'ame, comme Dieu a fait, la connoissance de ce Dieu même : frappez-les d'une impression de la crainte de ce Dieu, d'une impression d'amour pour la vertu : mettez en eux une certaine lumiere, qui leur rende le crime aussi hor-rible, aussi condamnable qu'il est funeste ; & l'innocence aussi louable qu'elle est utile & nécessaire : donnez leur enfin des idées de Justice. Et après cela qu'ils fassent des loix, qu'ils jurent de détruire ceux qui oseront les enfraindre. Je comprends alors que le traité tiendra, & que la peur du châtiment, ajoutée à tout ce que je viens de dire, balancera leur iniquité, & leur procurera une certaine médiocrité de paix, telle que nous l'avons en ce monde, & telle que nous ne l'aurions point, si tout ce que j'ai dit manquoit à l'homme. La crainte de ce Dieu que les hommes connoitront s'affoiblira ; ils oublieront Dieu même. N'importe, l'idée en restera parmi eux ; elle ne périra jamais, elle fera des vertueux ou des hypocrites : & les hypocrites seront des méchans qui n'oseront l'être autant qu'ils le voudroient bien. L'hypocrisie, tout affreuse qu'elle est, sert à l'ordre. Un homme qui aime la vertu en force dix autres qui n'en ont point à faire comme s'ils en avoient. Il faut en avoir, ou en feindre, ou du moins dire qu'on en a, même avec ceux qui n'en ont point. On ne sçauroit donner un autre ton au monde, tout corrompu qu'il est. L'homme est glorieux, & on ne doit pas s'en étonner. Il n'étoit fait que pour avoir un Maître, qui est Dieu ; & le péché lui en a donné mille, dont la supériorité lui est toujours étrangere & douloureuse, quelque nécessaire qu'elle lui soit aujourd'hui. Cette supériorité même, ceux qui l'ont sur les autres n'en sont pas plus heureux ; ils n'étoient pas faits pour une place que le péché est cause qu'ils occupent ; ils devoient être mieux qu'ils ne sont. Les gens pieux, ceux qui servent Dieu, sont de tous les hommes, les plus fiers & les plus superbes ; car ils n'ont que Dieu pour Maître, ils n'obéissent qu'à lui-même, en obéissant aux hommes. C'est toujours Dieu qu'ils voyent dans chaque homme à qui Dieu veut qu'ils soient soumis ; c'est toujours lui qu'ils servent : aussi n'y a-t-il point de serviteurs ni plus fideles, ni plus surs. Les Rois de la terre, (il doit être permis de le leur dire), n'ont point de meilleurs sujets que ceux qui ne sont soumis qu'au Maître des Rois mêmes. Voici la suite des Scenes que nous avons trouvées, & qui roulent sur le projet dont nous avons déja donné quelque chose dans la derniere Feuille, & qui porte pour titre : Le chemin de la Fortune La suivante de la Fortune, qu'on a ci-devant nommée, La Dame, La Verdure, La Fortune sur son Trône. La Suivante. Déesse, fera-t-on approcher tous les Etrangers qui sont venus vous demander du secours ? La Fortune. Qu'ils paroissent. La Verdure C'étoit apparemment lui qui parloit le premier à la Fortune : mais nous n'avons trouvé sa Scene que la seconde. Il salue, & dit : Madame. La Suivante. Taisez-vous, vous manquez de respect à la Déesse ; il est trop familier de s'adresser directement à elle. Je vous interrogerai, vous me répondrez, & la Déesse décidera ; c'est ainsi que cela se pratique : apprenez la cérémonie. La Verdure, saluant. Je supplie Sa Majesté sublime de pardonner à l'ignorance de son très humble sujet. La Suivante. Vous n'êtes pas non plus dans une posture assez soumise : on ne paroît qu'en esclave devant elle ; à genoux, la Verdure, à genoux. La Verdure. M'y voilà. La Fortune, de dessus son Trône. Interrogez-le avec bonté ; je suis volontiers favorable aux mortels de son espece ; j'ai du foible pour eux : je trouve celui-ci un joli garçon ; il a je ne sçais quoi d'ardent & de hardi dans la physionomie qui me plaît. Son ajustement même est de mon goût ; cet habit-là me gagne. La Verdure, dans sa joye, relevant un genou. Ah ! Madame, mon habit, ma physionomie, & moi, nous sommes tous trois bien honorés de vous plaire, & Votre Hautesse me traite d'une maniere..... La Suivante. Paix, vous dis-je, & à genoux. La Verdure. Excusez mon transport. La Fortune. Passez-lui quelque chose ; je ne me pique pas d'être si fiere avec lui. La Verdure charmé. Ah ! ah ! La Fortune. Demandez-lui ce qu'il veut. Pourquoi ne l'ai-je pas déja trouvé chez moi ? le saut qu'il fallait faire l'auroit-il arrêté ? Comment le désir de venir à moi ne lui a-t-il pas fermé les yeux ? vîte, qu'il nous dise ce qui l'a arrêté . Mais que notre ami réponde à son aise, & qu'il prenne une posture moins gênante ; je lui épargne cet abaissement-là. La Suivante. Levez-vous. La Verdure. J'obéis. La Suivante. Qui êtes-vous ? La Verdure. Chevalier de l'arc-en-ciel. La Suivante. Je le vois bien, & je vous demande ce qu'étoient vos parens. La Verdure. Je n'en sçais rien, je ne les ai jamais connus. La Suivante. Vous les avez donc perdu au berceau ? La Verdure. Non, ce sont eux qui m'ont perdu, & je fus retrouvé par un Commissaire. La Fortune, descendant de son Trône. Ah ! je n'y sçaurais tenir ; venez, mon fils, venez, digne objet de ma complaisance, que je vous embrasse. Combien de qualités n'apportez-vous pas pour me plaire ! Je ne m'étonne plus du penchant que j'avois pour vous. La Suivante, à part. La Fortune deviendra folle de ce garçon-là. haut. Pourquoi n'avez-vous pas sauté ? Où est l'intrépidité que doit vous inspirer une aussi heureuse naissance ? Chez qui êtes-vous aujourd'hui ? La Fortune se remet sur son Trône. La Verdure. Chez un homme que la Déesse a comblé de ses graces, dans le temps qu'elle logeait rue Quinquempoix ; & il ne tient pas à lui que je ne change d'état ; il y aurait longtemps que je disposerais moi-même de la couleur de mon habit, si je voulais l'en croire. La Suivante. Eh ! que vous dit ce seigneur moderne ? La Verdure. Qu'il me donnera des emplois ; qu'il me fera riche, si je veux épouser Lisette, ci-devant une petite femme de chambre extrêmement jolie, tout à fait mignonne vraiment, & parfaitement nippée. Ce seroit, ma foi, un bon petit ménage tout dressé, & qui n'attend que moi pour devenir honnête ; mais néant. La Suivante. Eh ! qu'est-ce qui vous arrête ? La Verdure. C'est que je ne l'épouserois qu'en secondes nôces. Mon maître m'est un peu suspect ; je n'aime pas les veu-ves dont le mari vit encore. La Fortune. Ah ! le benêt ? Ah le sot ! j'en allois faire mon enfant gâté. Allons, qu'il se retire, je ne veux plus le voir. La Verdure. Mais, ma Déesse... La Suivante. Allez-vous-en, vous reviendrez une autre fois : mais ne reparoissez que bien déterminé. Autre scène En ce moment paroît M. Rondelet, qui passe en chantant, & qui dit. M. Rondelet Ta, la, ra, ra, ra... Bon jour, Mesdemoiselles ; ou bien, bon jour, Mesdames ; car vous autres, filles ou femmes, vous vous ressemblez toutes : n'est-ce pas ? La Suivante. Vous avez l'abord familier. M. Rondelet. C'est que je suis sans façon, je n'ai point le talent des complimens ; aussi je n'en fais guere. La Suivante. Ce n'est pas de cette maniere qu'on se présente ici. M. Rondelet. Eh ! comment donc s'y prendre ? on ne sçauroit se présenter qu'en se montrant : eh bien, je me montre, me voilà ; à qui en avez-vous ? qui est-ce qui vous fâche ? La Suivante. A peine avez-vous fait la révérence. M. Rondelet. J'en ai fait plus de trois : mais c'est que je les tire un peu courtes : c'est ce qui fait qu'elles ne paroissent rien : tenez, en voilà encore une, & puis deux, & puis des compliments. Bon jour, mes beaux enfants, serviteur très humble ; comment vous portez-vous ? dites-moi que vous vous portez bien, je dirai que j'en suis bien aise & puis voilà qui est fini. La Fortune rit de son Siége. Ah, ah, ah, ah ! Il me divertit beaucoup. M. Rondelet. Tout de bon ? ah, ah, ah ! Folichonne. La Suivante. Ah, ah, ah ! il est en effet très-plaisant. M. Rondelet. Elles sont, ma foi, charmantes. La Suivante. Que cherchez-vous ici ? M. Rondelet. Rien : je passe. La Fortune riant. Rien ! dit-il, il ne cherche rien : ah ! qu'il est original ! il n'a pas seulement l'esprit de me chercher. M. Rondelet. J'ai pourtant l'esprit de te trouver, comme tu vois, mon petit cœur. La Suivante. En voici bien d'une autre, Déesse, il vous tutoye. M. Rondelet. Voilà comme Monsieur Rondelet en use avec ceux qu'il aime. La Fortune. Rondelet ! il s'appelle Rondelet ? son nom même est comique. La Suivante. Connoissez-vous la Fortune ? M. Rondelet. Non. La Suivante. Avez-vous envie de la voir, & d'être de ses amis ? M. Rondelet. Oui-dà, il n'y a qu'à dire : il n'y aura point de mal à cela : qui est-ce qui en empêche ? La Suivante, à la Fortune. Admirez-vous comme il traite cette matière-là ? Saluez la Déesse, Monsieur Rondelet ; voilà la Fortune elle-même à qui vous parlez. M. Rondelet. La Fortune ! Eh ! pardi, tant mieux, m'amour, je suis bien aise que nous aïons fait connoissance : embrassons-nous. Qu'elle est gentille ! où demeures-tu, Mignonne, je veux t'aller voir. La Suivante riant. Et le tout sans cérémonie. La Fortune lui tendant les bras. Viens, mon gros benêt ; lourdaut, mon ami, viens : je veux que tu ailles chez moi ; tu sauteras bien le fossé, toi ; rien ne t'arrêtera : tu n'y entends point de finesse, & je te tiendrai la main moi-même. Saute, je vais t'aller joindre. M. Rondelet, sautant. Grand merci ; je t'attens au moins. Autre scène La Suivante, la Fortune, Hermidas La Suivante. Voici un nouveau Client, reprenez votre gravité ordinaire. La Fortune. Je n'ai garde de faire autrement, je ne badine pas avec tout le monde. Monsieur Hermidas s'avance. Hermidas à la suivante. Me tromperois-je, Madame ? N'est-ce pas ici la Fortune ; & ce prodige de beauté, dont l'aspect enchante, ne m'annonce-t-il pas que c'est la Fortune elle-même qui paroît à mes yeux ? La Suivante, imitant son ton. Pouvez-vous en douter à la prodigieuse éloquence qu'elle vous inspire ? (à part.) Quel original ! Hermidas. Puis-je avoir l'honneur de la haranguer ? La Suivante. Non, J'opine à la suppression de la harangue. La Déesse n'a point de goût pour la période. Hermidas. Je me flatte que ma harangue lui plairoit. La Suivante. Celles de Cicéron l'étourdissent. Hermidas. A l'air sérieux que vous prenez, aurois-je le malheur d'être importun ? La Suivante. C'est un accident qui vous menace. Hermidas. Fasse le Ciel qu'il ne m'arrive pas ! La Suivante. Vous l'éviterez en abrégeant ; expédions : quel homme êtes-vous ? Hermidas. Un Amateur des Belles-lettres. La Suivante. Quoi ! des Lettres de l'Alphabet ? Hermidas. Non. Je suis ce qu'on appelle communément un bel esprit. La Fortune s'écriant de son Trône d'un air ennuié. Un bel esprit ! La Suivante en bâillant. Un bel esprit ! c'est fort bien fait à vous. La Fortune bâille. Ah ! Hermidas. Que dit la Déesse ? La Suivante. Elle bâille. Hermidas. Auroit-elle la bonté d'accepter un Livre que je lui dédie. La Suivante, nonchalamment. Eh ! comme il vous plaira : mais la Déesse ne lit guere, & je vous dis qu'elle bâille. La Fortune. Dites-lui que je le remercie. Bon soir. Qu'on tire mon rideau. Hermidas. Est-ce que la Déesse va s'endormir ? La Suivante. Oui, c'est votre Livre & sa dédicace qui operent : tout ce qui est bel esprit l'invite assez au sommeil ; & moi qui vous parle, je lui ressemble un peu là-dessus. Bon soir. Hermidas. Comment ! bon soir. J'allois vous lire quelque chose de mon Livre. La Suivante. Oh ! cela n'empêche pas que vous lisiez, surtout la Préface : nous n'en dormirons que mieux. Hermidas. Est-ce là l'accueil qu'on fait ici aux gens comme moi ? il me prend envie de vous réveiller par une chanson. La Suivante. Ah ! Oui-dà : c'est une autre affaire. Voyons. La Fortune se réveillant. Il me semble que j'entens parler de Chanson. Est-elle jolie ? Hermidas. Oui, Madame, c'est une chanson de Guinguette. La Fortune. Ah ! c'est encore ce bel esprit. Que me veut-il ? Est-ce un Laurier qu'il demande :Je n'en ai point qui lui convienne. Cet homme-là me surprend : qu'il s'adresse à Apollon ; qu'il lui porte ses Belles-lettres : je ne connois que des Letres de change : rendez-lui son Porte-feuille ; qu'Apollon y fasse honneur ; ce n'est point à moi à payer ses dettes. Elle se rendort. Hermidas. Je vous demande pardon de vous avoir crue sensibles à de belles choses. La Suivante. Monsieur le bel esprit, vous faites quelquefois des Vers sans doute ? Hermidas s'en allant. Vous en sçaurez des nouvelles. La Suivante. N'y manquez pas : voilà de quoi faire contre nous une belle & bonne Epigramme qui nous apprenne à vivre ; car cela est honteux. Hermidas. Vous ne la sentiriez pas. La Suivante. Attendez : nous ne vous donnons rien ; mais du moins emportez un conseil. Au lieu de faire de si belles choses, & de les dédier à la Fortune, qui n'y entend rien, dédiez vos ouvrages à la malice humaine : elle est riche, elle vous payera bien ; la bonne Dame n'est pas délicate sur tout ce qui l'amuse. Avec elle, il vous en coûtera la moitié moins de peine, pour avoir de l'esprit : vous brillerez avec une commodité infinie ; & ce sera le Perou pour vous. Hermidas sort, en levant les épaules. Autre scène La Fortune, La Suivante La Fortune ouvrant les yeux, comme se réveillant. Ce harangueur est-il parti ? La Suivante. Oh ! il emporte son congé en bonne forme. La Fortune. Je me sauve, de peur qu'il ne revienne ; qu'on m'attelle mon Char pour l'Opera Comique. La Suivante. Voici encore un client. C'est Lucidor qui paroît. Mais il ne vous arrêtera pas ; ce n'est qu'un honnête homme. La Fortune. Eh bien ! cet honnête homme, qu'il saute, ou que le Ciel l'assiste. La Fortune s'en va avec toute sa suite. La Suivante à Lucidor. Vous avez entendu ce qu'a dit la Fortune : eh bien ! qu'il saute : & moi je vous répete après elle : eh bien ! sautez donc. Lucidor. Mes petites vertus me sont cheres, & je voudrois bien ne les point donner à ramasser au Scrupule ; j'aimerois mieux qu'on fît mon Epitaphe, que la leur. La Suivante. En ce cas-là, que le Ciel vous assiste ; comme dit la Déesse : mais tenez, voici le Grand-Prêtre de la Déesse : remettez-vous entre ses mains. Il va vous débarrasser de vos scrupules par la plus petite operation du monde.