XVI. Feuille Pierre Carlet de Marivaux Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer Mitarbeiter Martin Stocker Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 22.07.2019 o:mws-122-1348 Marivaux: Le Spectateur François. Paris: Prault jeune, 1752, 207-221 Le Spectateur français (Marivaux) 1 0016 1752 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Liebe Amore Love Amor Amour Amor Erziehung und Bildung Educazione e Formazione Education and Formation Educación y Formación Éducation et formation Educação e Instrução France 2.0,46.0

Seiziéme Feuille

Voici la suite du Journal Espagnol que j’ai traduit. Je crois que ce qu’il en reste suffira pour remplir cette Feuille.

Du Mercredi, neuvieme Février.

Il est onze heures du soir ; je viens de souper en Ville, j’ai diné en compagnie, & j’ai bien vu des choses aujourd’hui.

Je commencerai par vous dire que ce matin j’ai été recevoir de l’argent, que devoit me donner un Bourgeois de Paris, Bourgeois riche & distingué ; j’étois accompagné d’un de mes amis qui le connoît, & qui, en m’y conduisant, m’a dit qu’il étoit le mari d’une très-belle femme ; qu’ils s’étoient épousés par inclination, que cependant ils ne vivaient pas à présent avec beaucoup de douceur ensemble, & qu’ils paroissoient ne se gueres soucier l’un de l’autre. Nous sommes arrivés chez mon homme en discourant là-dessus, & l’on nous a fait entrer dans une Chambre, où d’abord nous n’avons trouvé que la femme : elle alloit se sauver pour n’être point vue ; mais elle n’en a pas eu le tems ; il a fallu se montrer : Nous l’avons saluée, elle étoit embarrassée & honteuse, sans doute à cause que nous la trouvions dans un négligé des plus négligés, tranchons le mot, dans un négligé mal-propre : aussi il falloit voir comme elle se montroit de côté, comme ses mains travailloient machinalement après sa robe, après sa coeffure, pour en diminuer le désagrément, pour leur faire trouver grace devant nos yeux ; après cela c’étoit de ses mains dont elle rougissoit, parce qu’elles n’étoient pas en état : Ensuite venoit la confusion d’avoir des bras trop longs par le défaut d’engageantes : ensuite je la voyois en peine pour une paire de mules qui déshonoroient son pied ; elle succomboit sous tant d’embarras. La pauvre femme nous parloit, mais quoique je ne l’eusse vue que cette seule fois, il me sembloit qu’elle n’avoit ni son esprit, ni son ton de voix : Non, ce n’étoit point là elle en tout : c’étoit, si vous voulez, ses yeux, sa taille & son visage ; mais des yeux qui n’osoient regarder, une taille qui n’osoit se faire valoir, un visage qui n’osoit se montrer : En effet une belle femme qui n’a point encore disposé ses attraits, qui n’a rien de préparé pour plaire, quand on la surprend alors, on ne peut pas dire que ce soit véritablement elle ; du moins par sa façon de faire vous dit-elle, ce n’est pas moi : cela me ressemble en laid ; mais vous ne me voyez pas encore : attendez, je ne suis qu’ébauchée, deux heures de toilette m’acheveront, après quoi, vous me jugerez : Oh ! la crainte qu’elle a que vous ne la jugiez par avance déconcerte aussi son esprit.

Pour moi, mon cher, malgré l’embarras de cette Dame, je l’ai beaucoup examinée & je vous avoue qu’elle doit être une des plus aimables femmes du monde, quand elle veut l’être ; car j’ai deviné ses charmes plus que je ne les ai vus : Je ne l’aimois point du tout comme elle étoit : mais elle me plairoit beaucoup comme elle peut devenir.

Enfin pour le soulagement de sa vanité, son mari est venu, & tout en entrant lui a fait une brusquerie pour je ne sçais quelle bagatelle de ménage dont je ne me souviens plus, & elle s’est retirée en lui répondant à l’avenant de ce qu’il lui disoit. Pour lui, c’étoit un homme encore jeune, d’assez bonne mine ; mais dans un déshabillé d’une malpropreté si dégoutante, qu’il faut assûrément qu’il l’ait étudié pour y parvenir, ou qu’il ait un dessein formel de déplaire à sa femme ; ce dont sa femme se vange en lui rendant la pareille : Il a pourtant de l’esprit & de la politesse, & je suis persuadé qu’il est homme aimable hors de chez lui. J’ai reçu mon argent, & nous nous en sommes allés.

Je comprends bien que ces deux personnes-là ont pu s’aimer, quand elles se sont mariées, ai-je dit à mon ami ; pour se plaire elles n’ont eu qu’à vouloir se rendre agréables ; avec cette attention réciproque, elles méritoient d’être aimées l’une de l’autre : Vous me dites qu’aujourd’hui ces gens-là ne s’aiment plus : c’est qu’ils ne le méritent plus. Que dis-je ? s’aimer, ils seroient heureux de ne se sentir qu’indifférens ; encore entre époux se sauve-t-on avec de l’indifférence l’un pour l’autre : mais ceux-là doivent se haïr, se trouver plus que laids : oui, sur ma parole ils se voyent avec dégoût. Vous pensez donc, m’a répondu mon ami, que le mariage produit d’étranges effets ? Point du tout, ai-je repris, ce n’est point au mariage à qui je m’en prends, ce n’est point lui qui fait succéder ce dégoût à l’amour : il y a des amans qui s’aiment depuis dix ans sans se perdre de vue : Qu’arrive-t-il ? quelquefois leur amour est tiede, il dort de temps en temps entr’eux, par l’habitude qu’ils ont de se voir ; mais il se réveille, il reprend vigueur, & passe successivement de l’indolence à la vivacité : Pourquoi n’est-ce pas de même dans le mariage ? Seroit-ce à cause qu’à l’Autel on a juré de s’aimer ? bon ! eh, que signifie ce serment-là ? rien, sinon qu’on s’oblige d’agir exactement tout comme si on s’aimoit, quand même on ne s’aimeroit plus ; car à l’égard du cœur, on ne peut se le promettre pour toujours, il n’est pas à nous : mais nous sommes les maîtres de nos actions, & nous les garantissons fidelles, voilà tout ; reste donc ce cœur, dont l’amour doit toujours piquer, parce que cet amour est toujours un pur don, parce que des époux ont beau se le promettre, & qu’ils ne peuvent se le tenir, qu’autant qu’ils prendront soin de se le conserver par de mutuels égards : ainsi des époux ne sont précisément que des amans heureux qui ne doivent point s’attacher ailleurs ; mais qui malgré le mariage peuvent toujours rester glorieux & jaloux de l’honneur & du plaisir de se plaire, en ce que ce n’est pas le nœud qui les unit, mais seulement le gout qu’ils ont l’un pour l’autre, qui les rend mutuellement aimables ; & comme je vous ai déja dit, leur devoir est de se comporter en amans : mais ils ne sont pas réellement obligés de l’être : De sorte que quand ils cessent de s’aimer, c’est un Amant qui n’est plus aimable aux yeux de sa Maîtresse, c’est une Maîtresse qui n’a plus de charmes pour son Amant : Et cela devroit humilier, ce me semble : je ne puis comprendre comment l’amour propre ne regarde pas cela comme une diminution de ses avantages, comment il ne songe pas à s’en épargner l’affront : car c’en est un ; tout de même qu’entre Amans que le mariage n’a point unis ; c’est positivement la même chose. Quoi ! nous qui nous estimons tant, & presque toujours mal-à-propos ; nous qui avons tant de vanité, qui aimons tant à voir des preuves de notre mérite, ou de celui que nous nous supposons ; faut-il que sans en devenir ni plus louables, ni plus modestes, nous cessions d’être orgueilleux & vains, dans la seule occasion peut-être où il va de notre profit & de tout l’agrément de notre vie à l’être ? Des gens s’épousent, ils s’adorent en se mariant, ils sçavent bien ce qu’ils ont fait pour s’inspirer mutuellement de la tendresse, elle est le fruit de leurs égards, de leur complaisance & du soin qu’ils ont eu de ne s’offrir de part & d’autre que dans une certaine propreté, qui mît leur figure en valeur, ou qui du moins l’empêchât d’être désagréable, ils ont respecté leur imagination, qu’ils connoissoient foible, & dont ils ont craint, pour ainsi dire, d’encourir la disgrace, en se présentant mal vêtus. Que ne continuent-t-ils sur ce ton-là, quand ils sont mariés : & si c’est trop, que n’ont-ils la moitié de leurs attentions passées : pourquoi ne se piquent-ils plus d’être aimés, quand il y a plus que jamais de la gloire & de l’avantage à l’être.

Ne seroit-il pas bien flatteur de se dire ? à présent, je suis jour & nuit avec ma Maîtresse, jour & nuit avec mon Amant ; cependant elle m’aime, malgré l’habitude qu’elle a de me voir à tout moment : Cependant il m’aime, quoiqu’il n’ait plus la peine de me chercher : sa tendresse résiste au commerce continuel que nous avons ensemble, son amour soutient la nécessité de nous voir.

J’en étois-là de mes réflexions, quand mon ami s’est mis à rire de tout son cœur de la vivacité avec laquelle je les faisois. C’est bien dommage, m’a-t-il dit, que vous n’ayez que moi pour témoin de vos discours édifians, je n’ai pas le tems d’achever de les entendre, & j’en suis fâché, mais j’ai affaire, adieu. Là-dessus il m’a quitté, & moi en attendant l’heure de dîner, j’ai été aux Thuilleries, & me suis promené dans une allée des plus écartées.

A peine y avois-je fait un tour, que j’ai entendu dans un bosquet deux personnes qui se parloient d’une voix assez élevée, & qui sembloient se que-reller. J’ai distingué la voix d’une femme, & cela m’a donné la curiosité d’écouter. Vous pouvez en être sûr, disoit-elle, je perdrai votre Maîtresse de réputation, j’en ai les moyens, je la connois, je sçais de ses avantures. Vous la perdrez de réputation, Madame, a répondu le Cavalier, (car c’en étoit un) ma foi, je vous en défie, je ne crois pas qu’elle en ait à perdre ; cependant ne l’irritez pas. Vous sçavez de ses avantures, dites-vous : mais elle sçait des vôtres ; & vous seriez à deux de jeu. Vous parlez en malhonnête homme, a-t-elle réparti, & vous abusez des sentimens que je vous ai montrés. Ma foi, Madame, a-t-il dit, je n’ai pas cru la chose si serieuse entre vous & moi : nous nous sommes plûs, il est vrai ; vous m’avez fait l’honneur de me trouver de votre goût, vous étiez fort du mien, je vous ai confié mes dispositions, vous m’avez dit les vôtres ; nous n’avons jamais fait mention d’amour durable : si vous m’en aviez parlé, je ne demandois pas mieux ; mais j’ai regardé vos bontés pour moi comme les effets d’un caprice heureux & passager, je me suis réglé là-dessus. Le hazard m’a fait connoître la Dame en question, ce qui m’est arrivé avec vous m’arrive avec elle ; autre caprice dont je profite : il n’y a pas là de quoi vous fâcher : elle n’a pas l’air de m’aimer autrement que vous avez fait, & je l’imiterai exactement : Ainsi vous me querellez pour une bagatelle : sortons ; votre Carrosse vous attend, il commence à faire chaud, nous nous reverrons un de ces jours, notre conversation sera plus douce, cet amour exact & sérieux vous sortira de l’esprit, & nous nous aimerons sans tant de façons, comme à l’ordinaire.

Je ne sçais point ce que la Dame a répondu à ce discours comique, où il n’entroit pas beaucoup d’estime pour elle : Mais j’ai cru qu’ils m’apercevoient, & je me suis éloigné, en faisant ma réflexion à mon ordinaire : La voici.

Autrefois quand un Amant cessoit d’aimer une Maîtresse, c’étoit un infidele, mais un infidele qui la respectoit : Aujourd’hui, lorsqu’un homme quitte une femme, ce n’est qu’un vicieux qui la méprise, c’est-à-dire que l’amour, tel qu’il est à présent, fait plus de honte & moins de plaisir : A quoi donc songent les femmes de l’avoir mis dans cet état-là ? car c’est leur faute, & non pas la nôtre : c’est d’elles que l’amour reçoit ses mœurs ; il devient ce qu’elles le font.

J’ai eu encore bien d’autres idées sur ce chapitre-là ; mais midi a sonné, & je me suis rendu vite dans l’endroit où je devois dîner.

J’ai trouvé plusieurs convives chez celui qui nous avoit invités : il y a quatre enfans, j’en sçais le compte bien exactement, car le pere & la mere les ont tous fait passer en revue devant nous : l’un est un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, qui sort du College. Je ne lui ai pas entendu prononcer un mot, tant que le pere a été avec nous : il n’a parlé que par révérences, à la fin desquelles je voyois qu’il regardoit timidement son pere, comme pour lui demander si, en saluant, il s’étoit conformé à ses intentions. Le pere a disparu pour quelques momens ; j’avois bien jugé que sa présence tenoit l’ame de ce jeune homme captive, & j’étois bien aise de voir un peu agir cette ame, quand elle étoit libre, quand on la laissoit respirer : De sorte que j’ai interrogé ce fils, d’un air d’amitié. Le pauvre enfant, par la volubilité de ses réponses, a semblé me remercier de ce que je lui procurois le plaisir de parler. Il se pressoit de jouir de sa langue, je ne sçais comment il faisoit : mais il avoit le secret de répondre à ce que je lui disois, sans qu’il se donnât le tems de m’écouter ; car il parloit toujours : il n’y a qu’un homme qu’on a depuis long-tems forcé à être muet, qui puisse en faire autant. Il commençoit un récit, quand le pere en toussant s’est fait entendre dans la chambre prochaine : le bruit de sa redoutable poitrine a remis la langue de son fils aux fers : j’ai vu la joye, la confiance & la liberté fuir de son visage, il a changé de physionomie ; je ne le reconnoissois plus. Le pere est entré, & je riois de tout mon cœur, de ce qu’il ne sçait pas qu’il n’a jamais vu le visage de son fils. En vérité, il ne le reconnoîtra pas lui-même, si jamais il le surprend avec la physionomie qu’il avoit en me parlant : Oh ! je vous demande après cela, s’il y a apparence qu’il soit mieux au fait de son esprit & de son cœur.

Qu’un enfant est mal élevé, quand pour toute éducation, il n’apprend qu’à trembler devant son père ! dites-moi quels défauts le pere pourra corriger dans son fils, si ceux qu’il a apportés en naissant lui sont inconnus & n’osent se montrer, si, pour ainsi dire, effrayés par son extrême sevérité, ils se sont sauvés dans le fond de l’ame ; s’il n’a fait de ce fils qu’un esclave qui soupire après la liberté, & qui en usera comme un fou, quand il l’aura.

Voulez-vous faire d’honnêtes gens de vos enfans ? ne soyez que leur pere & non pas leur juge & leur tyran : & Et qu’est-ce que c’est qu’être leur pere ? c’est les persuader que vous les aimez : Cette persuasion-là commence par vous gagner leur cœur : Nous aimons toujours ceux dont nous sommes sûrs d’être aimés : Et quand vos enfans vous aimeront, quand ils regarderont l’autorité que vous conserverez sur eux, non comme un droit odieux que les Loix vous donnent, & dont vous êtes superbement jaloux, mais comme l’effet d’une tendresse inquiete, qui veut leur bien, qui semble les prier de ce qu’elle leur ordonne de faire, qui veut plus obtenir que vaincre, qui souffre de les forcer, bien loin d’y prendre un plaisir mutin, comme il arrive souvent ; oh ! pour lors vous serez le pere de vos enfans : ils vous craindront, non comme un maître dur, mais comme un ami respectable, & par son amour, & par l’intérêt qu’il prend à eux : ce ne sera plus votre autorité qu’ils auront peur de choquer, ce sera votre cœur qu’ils ne voudront pas affliger ; & vous verrez alors avec quelle facilité la raison passera dans leur ame, à la faveur de ce sentiment tendre que vous leur aurez inspiré pour vous. Pardon, mon cher, de toutes mes réflexions : j’avois un pere qui m’apprit à réflechir, & qui ne prévoyoit pas que je dusse un jour faire un journal & le gâter par-là.

Je vis encore deux petits enfans de sept à huit ans chacun, & qui me parurent de très-jolies machines ; je les appelle machines, parce qu’on les avoit seulement dressés à prononcer quelques paroles : comme, je suis votre serviteur : Vous me faites bien de l’honneur, &c : ce qui ne me plut gueres. Eh ! mon Dieu, dussent les enfans ne répondre que des impertinences, laissons-leur avoir des pensées en propre : A quoi leur servent ce qu’ils répetent en perroquets ? Ecoutons leurs impertinences, & disons-leur après : ce n’est pas cela qu’il faut dire. Rien ne rend leur esprit plus paresseux que cette provision de petites phrases qu’on leur donne, & à laquelle ils s’attendent.

Nous dinames très-splendidement, & au sortir de table, on m’emmena à la représentation d’une Tragédie. Je me trouvai auprès d’un homme qui la critiquoit, pendant qu’il larmoyoit en la critiquant : de sorte que son cœur faisoit la critique de son esprit. Deux Dames spirituelles lui répondoient de la bouche : Vous avez raison, & de leurs yeux pleurans, lui disoient : Vous avez tort. Moi-même, je l’avoue, j’avois quelquefois envie de désapprouver des choses qui me faisoient beaucoup de plaisir. Si c’est un défaut que de plaire ainsi, je vous le laisse à juger. Mais pour moi je crois que notre esprit n’est qu’un mauvais rêveur, toutes les fois qu’en pareil cas il n’est de l’avis du cœur.

Seiziéme Feuille Voici la suite du Journal Espagnol que j’ai traduit. Je crois que ce qu’il en reste suffira pour remplir cette Feuille. Du Mercredi, neuvieme Février. Il est onze heures du soir ; je viens de souper en Ville, j’ai diné en compagnie, & j’ai bien vu des choses aujourd’hui. Je commencerai par vous dire que ce matin j’ai été recevoir de l’argent, que devoit me donner un Bourgeois de Paris, Bourgeois riche & distingué ; j’étois accompagné d’un de mes amis qui le connoît, & qui, en m’y conduisant, m’a dit qu’il étoit le mari d’une très-belle femme ; qu’ils s’étoient épousés par inclination, que cependant ils ne vivaient pas à présent avec beaucoup de douceur ensemble, & qu’ils paroissoient ne se gueres soucier l’un de l’autre. Nous sommes arrivés chez mon homme en discourant là-dessus, & l’on nous a fait entrer dans une Chambre, où d’abord nous n’avons trouvé que la femme : elle alloit se sauver pour n’être point vue ; mais elle n’en a pas eu le tems ; il a fallu se montrer : Nous l’avons saluée, elle étoit embarrassée & honteuse, sans doute à cause que nous la trouvions dans un négligé des plus négligés, tranchons le mot, dans un négligé mal-propre : aussi il falloit voir comme elle se montroit de côté, comme ses mains travailloient machinalement après sa robe, après sa coeffure, pour en diminuer le désagrément, pour leur faire trouver grace devant nos yeux ; après cela c’étoit de ses mains dont elle rougissoit, parce qu’elles n’étoient pas en état : Ensuite venoit la confusion d’avoir des bras trop longs par le défaut d’engageantes : ensuite je la voyois en peine pour une paire de mules qui déshonoroient son pied ; elle succomboit sous tant d’embarras. La pauvre femme nous parloit, mais quoique je ne l’eusse vue que cette seule fois, il me sembloit qu’elle n’avoit ni son esprit, ni son ton de voix : Non, ce n’étoit point là elle en tout : c’étoit, si vous voulez, ses yeux, sa taille & son visage ; mais des yeux qui n’osoient regarder, une taille qui n’osoit se faire valoir, un visage qui n’osoit se montrer : En effet une belle femme qui n’a point encore disposé ses attraits, qui n’a rien de préparé pour plaire, quand on la surprend alors, on ne peut pas dire que ce soit véritablement elle ; du moins par sa façon de faire vous dit-elle, ce n’est pas moi : cela me ressemble en laid ; mais vous ne me voyez pas encore : attendez, je ne suis qu’ébauchée, deux heures de toilette m’acheveront, après quoi, vous me jugerez : Oh ! la crainte qu’elle a que vous ne la jugiez par avance déconcerte aussi son esprit. Pour moi, mon cher, malgré l’embarras de cette Dame, je l’ai beaucoup examinée & je vous avoue qu’elle doit être une des plus aimables femmes du monde, quand elle veut l’être ; car j’ai deviné ses charmes plus que je ne les ai vus : Je ne l’aimois point du tout comme elle étoit : mais elle me plairoit beaucoup comme elle peut devenir. Enfin pour le soulagement de sa vanité, son mari est venu, & tout en entrant lui a fait une brusquerie pour je ne sçais quelle bagatelle de ménage dont je ne me souviens plus, & elle s’est retirée en lui répondant à l’avenant de ce qu’il lui disoit. Pour lui, c’étoit un homme encore jeune, d’assez bonne mine ; mais dans un déshabillé d’une malpropreté si dégoutante, qu’il faut assûrément qu’il l’ait étudié pour y parvenir, ou qu’il ait un dessein formel de déplaire à sa femme ; ce dont sa femme se vange en lui rendant la pareille : Il a pourtant de l’esprit & de la politesse, & je suis persuadé qu’il est homme aimable hors de chez lui. J’ai reçu mon argent, & nous nous en sommes allés. Je comprends bien que ces deux personnes-là ont pu s’aimer, quand elles se sont mariées, ai-je dit à mon ami ; pour se plaire elles n’ont eu qu’à vouloir se rendre agréables ; avec cette attention réciproque, elles méritoient d’être aimées l’une de l’autre : Vous me dites qu’aujourd’hui ces gens-là ne s’aiment plus : c’est qu’ils ne le méritent plus. Que dis-je ? s’aimer, ils seroient heureux de ne se sentir qu’indifférens ; encore entre époux se sauve-t-on avec de l’indifférence l’un pour l’autre : mais ceux-là doivent se haïr, se trouver plus que laids : oui, sur ma parole ils se voyent avec dégoût. Vous pensez donc, m’a répondu mon ami, que le mariage produit d’étranges effets ? Point du tout, ai-je repris, ce n’est point au mariage à qui je m’en prends, ce n’est point lui qui fait succéder ce dégoût à l’amour : il y a des amans qui s’aiment depuis dix ans sans se perdre de vue : Qu’arrive-t-il ? quelquefois leur amour est tiede, il dort de temps en temps entr’eux, par l’habitude qu’ils ont de se voir ; mais il se réveille, il reprend vigueur, & passe successivement de l’indolence à la vivacité : Pourquoi n’est-ce pas de même dans le mariage ? Seroit-ce à cause qu’à l’Autel on a juré de s’aimer ? bon ! eh, que signifie ce serment-là ? rien, sinon qu’on s’oblige d’agir exactement tout comme si on s’aimoit, quand même on ne s’aimeroit plus ; car à l’égard du cœur, on ne peut se le promettre pour toujours, il n’est pas à nous : mais nous sommes les maîtres de nos actions, & nous les garantissons fidelles, voilà tout ; reste donc ce cœur, dont l’amour doit toujours piquer, parce que cet amour est toujours un pur don, parce que des époux ont beau se le promettre, & qu’ils ne peuvent se le tenir, qu’autant qu’ils prendront soin de se le conserver par de mutuels égards : ainsi des époux ne sont précisément que des amans heureux qui ne doivent point s’attacher ailleurs ; mais qui malgré le mariage peuvent toujours rester glorieux & jaloux de l’honneur & du plaisir de se plaire, en ce que ce n’est pas le nœud qui les unit, mais seulement le gout qu’ils ont l’un pour l’autre, qui les rend mutuellement aimables ; & comme je vous ai déja dit, leur devoir est de se comporter en amans : mais ils ne sont pas réellement obligés de l’être : De sorte que quand ils cessent de s’aimer, c’est un Amant qui n’est plus aimable aux yeux de sa Maîtresse, c’est une Maîtresse qui n’a plus de charmes pour son Amant : Et cela devroit humilier, ce me semble : je ne puis comprendre comment l’amour propre ne regarde pas cela comme une diminution de ses avantages, comment il ne songe pas à s’en épargner l’affront : car c’en est un ; tout de même qu’entre Amans que le mariage n’a point unis ; c’est positivement la même chose. Quoi ! nous qui nous estimons tant, & presque toujours mal-à-propos ; nous qui avons tant de vanité, qui aimons tant à voir des preuves de notre mérite, ou de celui que nous nous supposons ; faut-il que sans en devenir ni plus louables, ni plus modestes, nous cessions d’être orgueilleux & vains, dans la seule occasion peut-être où il va de notre profit & de tout l’agrément de notre vie à l’être ? Des gens s’épousent, ils s’adorent en se mariant, ils sçavent bien ce qu’ils ont fait pour s’inspirer mutuellement de la tendresse, elle est le fruit de leurs égards, de leur complaisance & du soin qu’ils ont eu de ne s’offrir de part & d’autre que dans une certaine propreté, qui mît leur figure en valeur, ou qui du moins l’empêchât d’être désagréable, ils ont respecté leur imagination, qu’ils connoissoient foible, & dont ils ont craint, pour ainsi dire, d’encourir la disgrace, en se présentant mal vêtus. Que ne continuent-t-ils sur ce ton-là, quand ils sont mariés : & si c’est trop, que n’ont-ils la moitié de leurs attentions passées : pourquoi ne se piquent-ils plus d’être aimés, quand il y a plus que jamais de la gloire & de l’avantage à l’être. Ne seroit-il pas bien flatteur de se dire ? à présent, je suis jour & nuit avec ma Maîtresse, jour & nuit avec mon Amant ; cependant elle m’aime, malgré l’habitude qu’elle a de me voir à tout moment : Cependant il m’aime, quoiqu’il n’ait plus la peine de me chercher : sa tendresse résiste au commerce continuel que nous avons ensemble, son amour soutient la nécessité de nous voir. J’en étois-là de mes réflexions, quand mon ami s’est mis à rire de tout son cœur de la vivacité avec laquelle je les faisois. C’est bien dommage, m’a-t-il dit, que vous n’ayez que moi pour témoin de vos discours édifians, je n’ai pas le tems d’achever de les entendre, & j’en suis fâché, mais j’ai affaire, adieu. Là-dessus il m’a quitté, & moi en attendant l’heure de dîner, j’ai été aux Thuilleries, & me suis promené dans une allée des plus écartées. A peine y avois-je fait un tour, que j’ai entendu dans un bosquet deux personnes qui se parloient d’une voix assez élevée, & qui sembloient se que-reller. J’ai distingué la voix d’une femme, & cela m’a donné la curiosité d’écouter. Vous pouvez en être sûr, disoit-elle, je perdrai votre Maîtresse de réputation, j’en ai les moyens, je la connois, je sçais de ses avantures. Vous la perdrez de réputation, Madame, a répondu le Cavalier, (car c’en étoit un) ma foi, je vous en défie, je ne crois pas qu’elle en ait à perdre ; cependant ne l’irritez pas. Vous sçavez de ses avantures, dites-vous : mais elle sçait des vôtres ; & vous seriez à deux de jeu. Vous parlez en malhonnête homme, a-t-elle réparti, & vous abusez des sentimens que je vous ai montrés. Ma foi, Madame, a-t-il dit, je n’ai pas cru la chose si serieuse entre vous & moi : nous nous sommes plûs, il est vrai ; vous m’avez fait l’honneur de me trouver de votre goût, vous étiez fort du mien, je vous ai confié mes dispositions, vous m’avez dit les vôtres ; nous n’avons jamais fait mention d’amour durable : si vous m’en aviez parlé, je ne demandois pas mieux ; mais j’ai regardé vos bontés pour moi comme les effets d’un caprice heureux & passager, je me suis réglé là-dessus. Le hazard m’a fait connoître la Dame en question, ce qui m’est arrivé avec vous m’arrive avec elle ; autre caprice dont je profite : il n’y a pas là de quoi vous fâcher : elle n’a pas l’air de m’aimer autrement que vous avez fait, & je l’imiterai exactement : Ainsi vous me querellez pour une bagatelle : sortons ; votre Carrosse vous attend, il commence à faire chaud, nous nous reverrons un de ces jours, notre conversation sera plus douce, cet amour exact & sérieux vous sortira de l’esprit, & nous nous aimerons sans tant de façons, comme à l’ordinaire. Je ne sçais point ce que la Dame a répondu à ce discours comique, où il n’entroit pas beaucoup d’estime pour elle : Mais j’ai cru qu’ils m’apercevoient, & je me suis éloigné, en faisant ma réflexion à mon ordinaire : La voici. Autrefois quand un Amant cessoit d’aimer une Maîtresse, c’étoit un infidele, mais un infidele qui la respectoit : Aujourd’hui, lorsqu’un homme quitte une femme, ce n’est qu’un vicieux qui la méprise, c’est-à-dire que l’amour, tel qu’il est à présent, fait plus de honte & moins de plaisir : A quoi donc songent les femmes de l’avoir mis dans cet état-là ? car c’est leur faute, & non pas la nôtre : c’est d’elles que l’amour reçoit ses mœurs ; il devient ce qu’elles le font. J’ai eu encore bien d’autres idées sur ce chapitre-là ; mais midi a sonné, & je me suis rendu vite dans l’endroit où je devois dîner. J’ai trouvé plusieurs convives chez celui qui nous avoit invités : il y a quatre enfans, j’en sçais le compte bien exactement, car le pere & la mere les ont tous fait passer en revue devant nous : l’un est un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, qui sort du College. Je ne lui ai pas entendu prononcer un mot, tant que le pere a été avec nous : il n’a parlé que par révérences, à la fin desquelles je voyois qu’il regardoit timidement son pere, comme pour lui demander si, en saluant, il s’étoit conformé à ses intentions. Le pere a disparu pour quelques momens ; j’avois bien jugé que sa présence tenoit l’ame de ce jeune homme captive, & j’étois bien aise de voir un peu agir cette ame, quand elle étoit libre, quand on la laissoit respirer : De sorte que j’ai interrogé ce fils, d’un air d’amitié. Le pauvre enfant, par la volubilité de ses réponses, a semblé me remercier de ce que je lui procurois le plaisir de parler. Il se pressoit de jouir de sa langue, je ne sçais comment il faisoit : mais il avoit le secret de répondre à ce que je lui disois, sans qu’il se donnât le tems de m’écouter ; car il parloit toujours : il n’y a qu’un homme qu’on a depuis long-tems forcé à être muet, qui puisse en faire autant. Il commençoit un récit, quand le pere en toussant s’est fait entendre dans la chambre prochaine : le bruit de sa redoutable poitrine a remis la langue de son fils aux fers : j’ai vu la joye, la confiance & la liberté fuir de son visage, il a changé de physionomie ; je ne le reconnoissois plus. Le pere est entré, & je riois de tout mon cœur, de ce qu’il ne sçait pas qu’il n’a jamais vu le visage de son fils. En vérité, il ne le reconnoîtra pas lui-même, si jamais il le surprend avec la physionomie qu’il avoit en me parlant : Oh ! je vous demande après cela, s’il y a apparence qu’il soit mieux au fait de son esprit & de son cœur. Qu’un enfant est mal élevé, quand pour toute éducation, il n’apprend qu’à trembler devant son père ! dites-moi quels défauts le pere pourra corriger dans son fils, si ceux qu’il a apportés en naissant lui sont inconnus & n’osent se montrer, si, pour ainsi dire, effrayés par son extrême sevérité, ils se sont sauvés dans le fond de l’ame ; s’il n’a fait de ce fils qu’un esclave qui soupire après la liberté, & qui en usera comme un fou, quand il l’aura. Voulez-vous faire d’honnêtes gens de vos enfans ? ne soyez que leur pere & non pas leur juge & leur tyran : & Et qu’est-ce que c’est qu’être leur pere ? c’est les persuader que vous les aimez : Cette persuasion-là commence par vous gagner leur cœur : Nous aimons toujours ceux dont nous sommes sûrs d’être aimés : Et quand vos enfans vous aimeront, quand ils regarderont l’autorité que vous conserverez sur eux, non comme un droit odieux que les Loix vous donnent, & dont vous êtes superbement jaloux, mais comme l’effet d’une tendresse inquiete, qui veut leur bien, qui semble les prier de ce qu’elle leur ordonne de faire, qui veut plus obtenir que vaincre, qui souffre de les forcer, bien loin d’y prendre un plaisir mutin, comme il arrive souvent ; oh ! pour lors vous serez le pere de vos enfans : ils vous craindront, non comme un maître dur, mais comme un ami respectable, & par son amour, & par l’intérêt qu’il prend à eux : ce ne sera plus votre autorité qu’ils auront peur de choquer, ce sera votre cœur qu’ils ne voudront pas affliger ; & vous verrez alors avec quelle facilité la raison passera dans leur ame, à la faveur de ce sentiment tendre que vous leur aurez inspiré pour vous. Pardon, mon cher, de toutes mes réflexions : j’avois un pere qui m’apprit à réflechir, & qui ne prévoyoit pas que je dusse un jour faire un journal & le gâter par-là. Je vis encore deux petits enfans de sept à huit ans chacun, & qui me parurent de très-jolies machines ; je les appelle machines, parce qu’on les avoit seulement dressés à prononcer quelques paroles : comme, je suis votre serviteur : Vous me faites bien de l’honneur, &c : ce qui ne me plut gueres. Eh ! mon Dieu, dussent les enfans ne répondre que des impertinences, laissons-leur avoir des pensées en propre : A quoi leur servent ce qu’ils répetent en perroquets ? Ecoutons leurs impertinences, & disons-leur après : ce n’est pas cela qu’il faut dire. Rien ne rend leur esprit plus paresseux que cette provision de petites phrases qu’on leur donne, & à laquelle ils s’attendent. Nous dinames très-splendidement, & au sortir de table, on m’emmena à la représentation d’une Tragédie. Je me trouvai auprès d’un homme qui la critiquoit, pendant qu’il larmoyoit en la critiquant : de sorte que son cœur faisoit la critique de son esprit. Deux Dames spirituelles lui répondoient de la bouche : Vous avez raison, & de leurs yeux pleurans, lui disoient : Vous avez tort. Moi-même, je l’avoue, j’avois quelquefois envie de désapprouver des choses qui me faisoient beaucoup de plaisir. Si c’est un défaut que de plaire ainsi, je vous le laisse à juger. Mais pour moi je crois que notre esprit n’est qu’un mauvais rêveur, toutes les fois qu’en pareil cas il n’est de l’avis du cœur.