X. Feuille Pierre Carlet de Marivaux Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer Mitarbeiter Martin Stocker Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 25.07.2019 o:mws-122-1342 Marivaux: Le Spectateur François. Paris: Prault jeune, 1752, 113-128 Le Spectateur français (Marivaux) 1 0010 1752 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Imagem feminina France 2.0,46.0

Dixiéme Feuille

Je me souviens qu’un jour dans une promenade publique je liai conversation avec un homme qui m’étoit inconnu. L’air pesant & tacitur-ne que je lui trouvois ne me promettoit pas un entretien fort amusant de sa part ; il éternua ; je lui répondis par un coup de chapeau : voilà par où nous débutames ensemble. Après cela vinrent quelques discours vagues sur la chaleur, sur le besoin de pluye, & d’autres questions, qui n’étoient qu’une façon de se dire avec bonté l’un à l’autre : je n’oublie pas que vous êtes là.

Là-dessus, entre plusieurs Dames qui passoient, j’en remarquai une qui dans son air & dans sa physionomie, annonçoit je ne sçais quoi de si enjoué, une coquetterie si folâtre, si bruyante, que je ne pus m’empêcher de sourire en jettant mes yeux sur elle, & de dire : voici une Dame qui doit être de bonne compagnie.

Je la connois fort, me répondit d’un ton nonchalant mon Camarade, (effectivement ils s’étoient salués.) Elle fait la passion de bien des gens, ajouta-t’il, & son mari en est très-jaloux ; il a toujours peur qu’elle ne vienne elle-même à aimer quelqu’un de ceux qui l’aiment ; mais il n’y a rien à craindre, elle est trop folle.

Comment ! trop folle, dis-je alors : un homme ne peut-il lui paroître aimable ? n’a-t-elle pas des yeux & des oreilles ? oui, Monsieur, reprit-il froidement : mais une femme de ce caractere-là n’acheve jamais ni de vous bien voir, ni de vous entendre, & vous n’avez pas le temps de lui plaire, autant qu’il le faudroit, pour lui faire impression. Pourquoi cela, répondis-je assez surpris de son discours ? pourquoi, dit-il ? c’est qu’une mouche vole & vous croise ; de la mouche elle passe à un miroir qui se présente ; de là, à sa cornette, puis à un ruban, puis à autre chose : mais vous la rattraperez peut-être, dis-je alors. Oui-dà, me répondit-il : elle pourra revenir à vous par distraction ; & vous recommencez : mais elle n’y est déjà plus, votre habit vous l’a dérobée, & quand vous lui direz qu’elle est charmante, elle vous répondra que la couleur en est de bon goût.

Cependant, repris-je encore, ces femmes-là veulent vous plaire. Non, Monsieur, me dit-il, ce n’est ni à vous ni à personne qu’elles veulent plaire ; c’est à tout le monde, & à tout le monde assemblé ; voilà leur Amant, celui qu’elles écoutent & qu’elles aiment : cet objet-là les fixe, elles ne le perdent point de vue, il embrasse, il réunit toutes leurs distractions : car elles ne le quittent à droite, que pour le reprendre à gauche : ce qu’un côté de l’objet perd avec elles, un autre côté le gagne.

Mais vous avisez-vous de vous isoler ? sortez-vous de la foule ? vous n’êtes plus pour elles que le sujet tout au plus de deux ou trois distractions, vous, votre habit ou vos galons, sur une centaine qu’elles auront nécessairement dans une heure ; ainsi il faut bien que leur esprit se fournisse du reste ailleurs. Oh ! vous m’avouerez qu’il est difficile de surprendre le cœur d’une femme qui ne vous prête ses yeux & ses oreilles qu’une minute, & je dis trop peut-être.

Mon homme s’arrêta-là, & je regardois avec étonnement cette physionomie qui, de pésante que je l’avois vue d’abord, s’étoit insensiblement dégagée pendant qu’il parloit, & qui redevint épaisse dès qu’il eut achevé.

Ah ! ah ! dis-je alors en moi-même, en apostrophant son esprit, il ne tiendra pas à moi que tu ne sortes plus d’une fois de ta coquille. J’allois en effet imaginer quelque chose pour cela, quand le hazard fit encore passer des Dames, parmi lesquelles j’en saluai une de ma connoissance.

J’aimerois mieux cette Dame-ci que l’autre, me dit-il ; il y a plus de majesté dans sa taille, & la douceur de sa physionomie m’enchante : c’est, lui répondis-je, une des plus estimables filles de Paris ; sa beauté est son moindre trait ; je ne connois point de caractere plus distingué, d’humeur plus égal, d’esprit plus sage, & personne n’a dans le cœur plus de noblesse de sentiment qu’elle en a. Un esprit sage & de la noblesse dans les sentimens, me répondit-il tout d’un coup ! Oh ! pour celle-là, je pardonne au mari qui en sera jaloux. Vous me surprenez, comment l’entendez-vous donc, lui dis-je ?. vous voulez qu’on ait tort d’être jaloux d’une femme coquette & dissipée, & vous ap-prouvez presque qu’on le soit d’une femme sage & vertueuse.

Eh ! oui, Monsieur, repartit-il, je vous le répete ; vous ne sçauriez croire combien un Amant tendre, soumis, & respectueux, sympathise avec une femme sage & vertueuse. La passion de cet Amant est elle-même si douce, si noble, si généreuse qu’elle ressemble à une vertu ; elle en a la figure, & vous voyez bien qu’une vertu en apprivoise aisément une autre.

Mais, répondis-je, quoique vous puissiez dire, l’amour se déclare ; une femme vertueuse le reconnoît, & lui impose silence. Oui, dit-il, elle lui impose silence, bien moins parce qu’elle le hait, que parcequ’elle s’est fait un principe de le haïr & de le craindre. Elle lui résiste donc. Cela est dans les régles ; mais en résistant, elle entre insensiblement dans un goût d’avanture ; elle se complaît dans les sentimens vertueux qu’elle oppose ; ils lui font comme une espece de Roman noble qui l’attache, & dont elle aime à être l’Héroïne. Cependant un Amant demande pardon d’avoir par-lé ; en le demandant il recommence ; bientôt elle excuse son amour, comme innocent ; ensuite elle le plaint comme malheureux ; elle l’écoute comme flatteur ; elle l’admire comme généreux ; elle l’exhorte à la vertu, & en l’y exhortant elle engage la sienne. Elle n’en a plus ; mais dans cet état il lui reste encore le plaisir d’en regretter noblement la perte ; elle va gémir avec élévation ; la dignité de ses remords va la consoler de sa chute : il est vrai qu’elle est coupable ; mais elle l’est du moins avec décence, moyennant le cérémonial des pleurs qu’elle en verse ; sa foiblesse même s’augmente des reproches honoraires qu’elle s’en fait. Tout ce qu’elle eut de sentiment pour la vertu passe au profit de sa passion ; & enfin il n’est point d’égaremens dont elle ne soit capable avec un cœur de la trempe du sien, avec un cœur noble & vertueux. Ainsi, croyez-moi, Monsieur, une femme comme celle-là, quand on lui parle d’amour, n’a point d’autre parti à prendre que de fuir. La poursuit-on ? qu’elle éclate. si elle s’amuse à se scandaliser tout bas du compliment qu’on lui fait, l’air soumis d’un Amant la gagne ; son ton pénétré la blesse, & je la garantis perdue quinze jours après : mais il me semble qu’il se fait tard, ajouta-t’il après ces mots ; d’ailleurs je crois que nous aurons de l’orage, & nous ferons sagement de nous retirer.

Il se leva là-dessus & me quitta, en me souhaitant le bon soir. Je le conduisis des yeux tout aussi loin que je le pus, & depuis ce temps-là, j’ai toujours été sur le qui vive, avec les physionomies massives.

La Demoiselle dont je vais achever de produire l’Histoire, m’a rappellé les discours de cet Homme. Comme elle me paroît avoir cette trempe de cœur sensible dont il a parlé, j’ai rapporté ce qu’il en pensoit, & pour son instruction dans la suite, & pour l’instruction de toutes les femmes de son caractere.

C’est maintenant cette Demoiselle qui parle, & qui rend compte de ce qu’il arriva, quand elle eut quitté cet Amant, qui ne s’étoit pas encore déclaré de vive voix.

« J’évitai, dit-elle, dans le reste de la journée, de me trouver seule avec lui, & je ne sçais pourquoi je l’évitai ; car j’aurois été bien aise que l’occasion de me parler se fût trouvée malgré moi. Je crus m’appercevoir qu’il m’observoit tendrement, pendant que nous étions en compagnie, & il vit bien que je m’empêchois de l’observer à mon tour.

Le lendemain, j’étois à peine levée, que j’entendis beaucoup de bruit dans la maison : je descendis pour sçavoir ce que c’étoit, j’entrai dans la sale, où je vis Madame *** entourée de plusieurs amis, entre lesquels étoient ma mere & mon Amant. Elle pleuroit & tenoit une lettre dans sa main, dont la vue lui arrachoit des cris. Voyez, Mademoiselle, voyez ce que m’écrit ma fille, me dit-elle, d’aussi loin qu’elle me vit : lisez ce qu’elle est devenue ; voyez comme elle me traite : elle est partie ce matin à six heures, pour se rendre aux Carmelites. Je m’étois méfiée de son dessein ; mais je n’y songeois plus : elle me donne un coup de poignard ; elle sera contente, & j’en mourrai.

Je pris la lettre, & je la lus, les larmes aux yeux, presque troublée, & même autant qu’il m’en souvient, saisie de frayeur, en comparant l’état que mon amie embrassoit à celui dans lequel je restois : il me sembloit qu’elle me remettoit sa condition, qu’elle en choisissoit une meilleure, & qu’elle me laissoit la pire. Il me passa mille tristes idées dans l’imagination ; j’eus des pressentimens de malheur ; il me prit une envie secrette de suivre mon amie ; en la pleurant, je me pleurois moi-même ; j’enviois son sort, & je craignois le mien.

Au milieu de ces mouvemens inquiets, je jettai la vue sur mon Amant, qui de son côté me lança un regard si tendre, si suppliant, que je lui répondis par un soupir que rien ne gêna, de la naïveté duquel je le vis rougir lui-même, & dont je ne connus l’indiscretion que sur son visage.

Je me retirai alors, sous prétexte de chagrin, & j’entrois dans le Jardin, quand tout à coup je me sentis embrasser les genoux. C’étoit lui, & ce fut-là sa premiere déclaration d’amour. Juste Ciel ! que ne me dit-il pas ? quel fond d’inclination ne se développa-t’il pas pour lui dans mon cœur ? mes larmes coulerent avec abondance ; ainsi mon amour a commencé par des pleurs, & il finit de même. Je lui avouai mon penchant, je l’en vis pénétré de plaisir & de reconnoissance : j’abrege, je seroi trop longue.

Nous revinmes à Paris, & quelque tems après il songeoit à me faire demander à mon père, quand le sien mourut.

Cette mort changea la face de ses affaires : il lui survint un procès, qui interessoit la plus grande partie de son bien ; il remit donc sa demande, contre mon sentiment. Si votre pere me refuse, que ferez-vous, me dit-il ? je n’épouserai personne, lui répondis-je : j’irai vivre avec mon amie ; soyez-en sûr.

Cependant, son procès dura long-tems : il tourna mal, il fut sur le point de le perdre : je l’en vis au désespoir : la promesse que je lui faisois de n’être jamois qu’à lui, ou de n’être à personne, ne le satisfoisoit plus. Je vais être ruiné, disoit-il. Votre pere me refusera ; vous irez dans un couvent : c’est toujours vous perdre, & je veux mourir. Mes pleurs, & les assurances de mon amour, toujours nouvelles, & toujours vives, le calmoient quelquefois ; ses chagrins le reprenoient ensuite. Je souffrois de le voir si affligé ; ses inquietudes alteroient sa santé ; il tomba malade : il guérit de sa maladie, & non de sa tristesse. Ah ! s’il étoit mort, je serois peut-être moins à plaindre.

Ne croyez pas, me dit-il un jour, que je puisse durer davantage avec la crainte de n’être pas à vous. M’aimez-vous ? m’estimez-vous ? voulez-vous que je vive ? devenez mon Epouse : il ne nous reste que ce moyen pour faire cesser l’obstacle que met à notre mariage le peu de bien qui va me rester, après la perte de mon procès. Juste Ciel ! où vous emportez-vous, lui dis-je ? y songez-vous ? ah ! s’écria-t-il, sans me donner le temps d’en dire davantage, un homme dont vous vous défiez n’est plus digne de vous. Ses sanglots l’interrompirent ; il me fit pitié. Malheur à qui se trouve dans de pareils momens ! il me vit touchée. Hélas ! il m’a bien punie d’en avoir cru ses sermens ; voilà tout, & vous sçavez, Monsieur, ce que je vous demande. »

Voici maintenant la lettre que cette Demoiselle adresse à son Amant.

Ne pouvant vous parler, ni faire passer de Lettre jusqu’à vous, puisque je ne sçais où vous êtes, je vous adresse ce billet-ci dans une des Feuilles du Spectateur que vous lisez peut-être. « Je suis cette malheureuse qui vous fut si chere, à qui vous le futes tant vous-même, à qui vous l’êtes encore, toute déshonorée qu’elle est par vous. Je suis cette déplorable fille sans réputation, sans honneur aux yeux de tout le monde, & dans cet état pourtant plus respectable pour vous qu’avant ma honte & ma misere, dont vous êtes l’Auteur. Je suis celle avec qui il vous fallut feindre d’être si estimable, pour pouvoir ensuite être si perfide ; celle, qui, pour vous convaincre qu’elle vous croyoit honnête homme, vous mit, comme vous le vouliez, en état de manquer d’honneur & celle qui s’est vue trompée, pour avoir voulu vous convaincre qu’elle ne craignoit pas de l’être : Enfin, je suis cette Epouse à qui vous niez la foi que vous lui avez donnée, parce qu’elle n’en a que le Ciel pour témoin, parce que vous pouvez la nier devant les hommes, parce qu’elle n’est pas revêtue de formalités qui ne la rendroient ni plus sainte ni plus légitime, & dont le défaut tourne plus à la honte du miserable qui s’en prévaut, qu’à la confusion de l’infortunée qui les a négligées dans sa tendresse. Quoi ! des formalités, qui ne sont nécessaires, disiez-vous, qu’avec des scélérats dont il faut prévoir la noirceur & gêner la perfidie, qui étonnent par leurs sermens, & qui les font terribles, pour rendre le parjure incroyable ! & je péris pourtant, pour n’avoir pas pris avec vous les précautions qu’il faut prendre avec les scélérats. Quelle affreuse avan-ture que la mienne ! Je croyois honorer la probité, & je n’ai satisfait qu’un traître. Cette injure m’est échappée ; elle m’accable : vous méritez bien que je vous la fasse. Mais méritois-je moi, la douleur que je sens à vous la faire ? mon amour devoit-il devenir ce qu’il est aujourd’hui ? je me vois dans l’infamie ; c’est vous qui m’y jettez : vous me faites horreur, & je vous aime. Avec ce mélange affreux de sentimens, ne vous fais-je pas un peu de pitié ? non : la punition des plus grands crimes n’est point comparable aux maux que je souffre ; mais je n’en puis plus, je finis : vous sçavez l’état où je suis. Quand je vous eus perdu de vue, pénétré de douleur, je vous écrivis une lettre que mon pere surprit sur ma table, & qui l’instruisit de la situation où je me trouvois. Quelques amis qui se trouverent au logis me sauverent de sa fureur qui éclata ; & je sortis dans ce moment même, sans sçavoir où j’allois. Deux heures après, fatiguée d’avoir marché, accablée de langueur, attendrie sur moi-même, j’entrai chez une femme que je touchai par le récit que je lui fis de mon malheur ; elle me garde encore chez elle. Elle n’est pas riche : mais elle est charitable : je n’y serai pas longtemps ; je suis mourante, & il n’y a pas d’apparence que j’arrive à mon terme, si je vive assez pour mettre au jour un enfant qui n’a que le Ciel pour garant de ce que vous lui devez, à lui & à sa mère. S’il me survit lui-même, vengez-moi, par le soin que vous en aurez, de l’état où vous m’aurez laissé mourir, & que son éducation soit le fruit de vos remords. Voilà tout ce que je vous demande : daignez me marquer que vous me l’accordez, par un billet que vous rendrez à une femme qui vous connoit, & qui ira vous parler le 25 de ce mois aux Carmes du Luxembourg, à neuf heures du matin : adieu. »

Dans la Feuille suivante on verra la Lettre qu’elle écrit à son pere, & que je ne puis donner ici.

Dixiéme Feuille Je me souviens qu’un jour dans une promenade publique je liai conversation avec un homme qui m’étoit inconnu. L’air pesant & tacitur-ne que je lui trouvois ne me promettoit pas un entretien fort amusant de sa part ; il éternua ; je lui répondis par un coup de chapeau : voilà par où nous débutames ensemble. Après cela vinrent quelques discours vagues sur la chaleur, sur le besoin de pluye, & d’autres questions, qui n’étoient qu’une façon de se dire avec bonté l’un à l’autre : je n’oublie pas que vous êtes là. Là-dessus, entre plusieurs Dames qui passoient, j’en remarquai une qui dans son air & dans sa physionomie, annonçoit je ne sçais quoi de si enjoué, une coquetterie si folâtre, si bruyante, que je ne pus m’empêcher de sourire en jettant mes yeux sur elle, & de dire : voici une Dame qui doit être de bonne compagnie. Je la connois fort, me répondit d’un ton nonchalant mon Camarade, (effectivement ils s’étoient salués.) Elle fait la passion de bien des gens, ajouta-t’il, & son mari en est très-jaloux ; il a toujours peur qu’elle ne vienne elle-même à aimer quelqu’un de ceux qui l’aiment ; mais il n’y a rien à craindre, elle est trop folle. Comment ! trop folle, dis-je alors : un homme ne peut-il lui paroître aimable ? n’a-t-elle pas des yeux & des oreilles ? oui, Monsieur, reprit-il froidement : mais une femme de ce caractere-là n’acheve jamais ni de vous bien voir, ni de vous entendre, & vous n’avez pas le temps de lui plaire, autant qu’il le faudroit, pour lui faire impression. Pourquoi cela, répondis-je assez surpris de son discours ? pourquoi, dit-il ? c’est qu’une mouche vole & vous croise ; de la mouche elle passe à un miroir qui se présente ; de là, à sa cornette, puis à un ruban, puis à autre chose : mais vous la rattraperez peut-être, dis-je alors. Oui-dà, me répondit-il : elle pourra revenir à vous par distraction ; & vous recommencez : mais elle n’y est déjà plus, votre habit vous l’a dérobée, & quand vous lui direz qu’elle est charmante, elle vous répondra que la couleur en est de bon goût. Cependant, repris-je encore, ces femmes-là veulent vous plaire. Non, Monsieur, me dit-il, ce n’est ni à vous ni à personne qu’elles veulent plaire ; c’est à tout le monde, & à tout le monde assemblé ; voilà leur Amant, celui qu’elles écoutent & qu’elles aiment : cet objet-là les fixe, elles ne le perdent point de vue, il embrasse, il réunit toutes leurs distractions : car elles ne le quittent à droite, que pour le reprendre à gauche : ce qu’un côté de l’objet perd avec elles, un autre côté le gagne. Mais vous avisez-vous de vous isoler ? sortez-vous de la foule ? vous n’êtes plus pour elles que le sujet tout au plus de deux ou trois distractions, vous, votre habit ou vos galons, sur une centaine qu’elles auront nécessairement dans une heure ; ainsi il faut bien que leur esprit se fournisse du reste ailleurs. Oh ! vous m’avouerez qu’il est difficile de surprendre le cœur d’une femme qui ne vous prête ses yeux & ses oreilles qu’une minute, & je dis trop peut-être. Mon homme s’arrêta-là, & je regardois avec étonnement cette physionomie qui, de pésante que je l’avois vue d’abord, s’étoit insensiblement dégagée pendant qu’il parloit, & qui redevint épaisse dès qu’il eut achevé. Ah ! ah ! dis-je alors en moi-même, en apostrophant son esprit, il ne tiendra pas à moi que tu ne sortes plus d’une fois de ta coquille. J’allois en effet imaginer quelque chose pour cela, quand le hazard fit encore passer des Dames, parmi lesquelles j’en saluai une de ma connoissance. J’aimerois mieux cette Dame-ci que l’autre, me dit-il ; il y a plus de majesté dans sa taille, & la douceur de sa physionomie m’enchante : c’est, lui répondis-je, une des plus estimables filles de Paris ; sa beauté est son moindre trait ; je ne connois point de caractere plus distingué, d’humeur plus égal, d’esprit plus sage, & personne n’a dans le cœur plus de noblesse de sentiment qu’elle en a. Un esprit sage & de la noblesse dans les sentimens, me répondit-il tout d’un coup ! Oh ! pour celle-là, je pardonne au mari qui en sera jaloux. Vous me surprenez, comment l’entendez-vous donc, lui dis-je ?. vous voulez qu’on ait tort d’être jaloux d’une femme coquette & dissipée, & vous ap-prouvez presque qu’on le soit d’une femme sage & vertueuse. Eh ! oui, Monsieur, repartit-il, je vous le répete ; vous ne sçauriez croire combien un Amant tendre, soumis, & respectueux, sympathise avec une femme sage & vertueuse. La passion de cet Amant est elle-même si douce, si noble, si généreuse qu’elle ressemble à une vertu ; elle en a la figure, & vous voyez bien qu’une vertu en apprivoise aisément une autre. Mais, répondis-je, quoique vous puissiez dire, l’amour se déclare ; une femme vertueuse le reconnoît, & lui impose silence. Oui, dit-il, elle lui impose silence, bien moins parce qu’elle le hait, que parcequ’elle s’est fait un principe de le haïr & de le craindre. Elle lui résiste donc. Cela est dans les régles ; mais en résistant, elle entre insensiblement dans un goût d’avanture ; elle se complaît dans les sentimens vertueux qu’elle oppose ; ils lui font comme une espece de Roman noble qui l’attache, & dont elle aime à être l’Héroïne. Cependant un Amant demande pardon d’avoir par-lé ; en le demandant il recommence ; bientôt elle excuse son amour, comme innocent ; ensuite elle le plaint comme malheureux ; elle l’écoute comme flatteur ; elle l’admire comme généreux ; elle l’exhorte à la vertu, & en l’y exhortant elle engage la sienne. Elle n’en a plus ; mais dans cet état il lui reste encore le plaisir d’en regretter noblement la perte ; elle va gémir avec élévation ; la dignité de ses remords va la consoler de sa chute : il est vrai qu’elle est coupable ; mais elle l’est du moins avec décence, moyennant le cérémonial des pleurs qu’elle en verse ; sa foiblesse même s’augmente des reproches honoraires qu’elle s’en fait. Tout ce qu’elle eut de sentiment pour la vertu passe au profit de sa passion ; & enfin il n’est point d’égaremens dont elle ne soit capable avec un cœur de la trempe du sien, avec un cœur noble & vertueux. Ainsi, croyez-moi, Monsieur, une femme comme celle-là, quand on lui parle d’amour, n’a point d’autre parti à prendre que de fuir. La poursuit-on ? qu’elle éclate. si elle s’amuse à se scandaliser tout bas du compliment qu’on lui fait, l’air soumis d’un Amant la gagne ; son ton pénétré la blesse, & je la garantis perdue quinze jours après : mais il me semble qu’il se fait tard, ajouta-t’il après ces mots ; d’ailleurs je crois que nous aurons de l’orage, & nous ferons sagement de nous retirer. Il se leva là-dessus & me quitta, en me souhaitant le bon soir. Je le conduisis des yeux tout aussi loin que je le pus, & depuis ce temps-là, j’ai toujours été sur le qui vive, avec les physionomies massives. La Demoiselle dont je vais achever de produire l’Histoire, m’a rappellé les discours de cet Homme. Comme elle me paroît avoir cette trempe de cœur sensible dont il a parlé, j’ai rapporté ce qu’il en pensoit, & pour son instruction dans la suite, & pour l’instruction de toutes les femmes de son caractere. C’est maintenant cette Demoiselle qui parle, & qui rend compte de ce qu’il arriva, quand elle eut quitté cet Amant, qui ne s’étoit pas encore déclaré de vive voix. « J’évitai, dit-elle, dans le reste de la journée, de me trouver seule avec lui, & je ne sçais pourquoi je l’évitai ; car j’aurois été bien aise que l’occasion de me parler se fût trouvée malgré moi. Je crus m’appercevoir qu’il m’observoit tendrement, pendant que nous étions en compagnie, & il vit bien que je m’empêchois de l’observer à mon tour. Le lendemain, j’étois à peine levée, que j’entendis beaucoup de bruit dans la maison : je descendis pour sçavoir ce que c’étoit, j’entrai dans la sale, où je vis Madame *** entourée de plusieurs amis, entre lesquels étoient ma mere & mon Amant. Elle pleuroit & tenoit une lettre dans sa main, dont la vue lui arrachoit des cris. Voyez, Mademoiselle, voyez ce que m’écrit ma fille, me dit-elle, d’aussi loin qu’elle me vit : lisez ce qu’elle est devenue ; voyez comme elle me traite : elle est partie ce matin à six heures, pour se rendre aux Carmelites. Je m’étois méfiée de son dessein ; mais je n’y songeois plus : elle me donne un coup de poignard ; elle sera contente, & j’en mourrai. Je pris la lettre, & je la lus, les larmes aux yeux, presque troublée, & même autant qu’il m’en souvient, saisie de frayeur, en comparant l’état que mon amie embrassoit à celui dans lequel je restois : il me sembloit qu’elle me remettoit sa condition, qu’elle en choisissoit une meilleure, & qu’elle me laissoit la pire. Il me passa mille tristes idées dans l’imagination ; j’eus des pressentimens de malheur ; il me prit une envie secrette de suivre mon amie ; en la pleurant, je me pleurois moi-même ; j’enviois son sort, & je craignois le mien. Au milieu de ces mouvemens inquiets, je jettai la vue sur mon Amant, qui de son côté me lança un regard si tendre, si suppliant, que je lui répondis par un soupir que rien ne gêna, de la naïveté duquel je le vis rougir lui-même, & dont je ne connus l’indiscretion que sur son visage. Je me retirai alors, sous prétexte de chagrin, & j’entrois dans le Jardin, quand tout à coup je me sentis embrasser les genoux. C’étoit lui, & ce fut-là sa premiere déclaration d’amour. Juste Ciel ! que ne me dit-il pas ? quel fond d’inclination ne se développa-t’il pas pour lui dans mon cœur ? mes larmes coulerent avec abondance ; ainsi mon amour a commencé par des pleurs, & il finit de même. Je lui avouai mon penchant, je l’en vis pénétré de plaisir & de reconnoissance : j’abrege, je seroi trop longue. Nous revinmes à Paris, & quelque tems après il songeoit à me faire demander à mon père, quand le sien mourut. Cette mort changea la face de ses affaires : il lui survint un procès, qui interessoit la plus grande partie de son bien ; il remit donc sa demande, contre mon sentiment. Si votre pere me refuse, que ferez-vous, me dit-il ? je n’épouserai personne, lui répondis-je : j’irai vivre avec mon amie ; soyez-en sûr. Cependant, son procès dura long-tems : il tourna mal, il fut sur le point de le perdre : je l’en vis au désespoir : la promesse que je lui faisois de n’être jamois qu’à lui, ou de n’être à personne, ne le satisfoisoit plus. Je vais être ruiné, disoit-il. Votre pere me refusera ; vous irez dans un couvent : c’est toujours vous perdre, & je veux mourir. Mes pleurs, & les assurances de mon amour, toujours nouvelles, & toujours vives, le calmoient quelquefois ; ses chagrins le reprenoient ensuite. Je souffrois de le voir si affligé ; ses inquietudes alteroient sa santé ; il tomba malade : il guérit de sa maladie, & non de sa tristesse. Ah ! s’il étoit mort, je serois peut-être moins à plaindre. Ne croyez pas, me dit-il un jour, que je puisse durer davantage avec la crainte de n’être pas à vous. M’aimez-vous ? m’estimez-vous ? voulez-vous que je vive ? devenez mon Epouse : il ne nous reste que ce moyen pour faire cesser l’obstacle que met à notre mariage le peu de bien qui va me rester, après la perte de mon procès. Juste Ciel ! où vous emportez-vous, lui dis-je ? y songez-vous ? ah ! s’écria-t-il, sans me donner le temps d’en dire davantage, un homme dont vous vous défiez n’est plus digne de vous. Ses sanglots l’interrompirent ; il me fit pitié. Malheur à qui se trouve dans de pareils momens ! il me vit touchée. Hélas ! il m’a bien punie d’en avoir cru ses sermens ; voilà tout, & vous sçavez, Monsieur, ce que je vous demande. » Voici maintenant la lettre que cette Demoiselle adresse à son Amant. Ne pouvant vous parler, ni faire passer de Lettre jusqu’à vous, puisque je ne sçais où vous êtes, je vous adresse ce billet-ci dans une des Feuilles du Spectateur que vous lisez peut-être. « Je suis cette malheureuse qui vous fut si chere, à qui vous le futes tant vous-même, à qui vous l’êtes encore, toute déshonorée qu’elle est par vous. Je suis cette déplorable fille sans réputation, sans honneur aux yeux de tout le monde, & dans cet état pourtant plus respectable pour vous qu’avant ma honte & ma misere, dont vous êtes l’Auteur. Je suis celle avec qui il vous fallut feindre d’être si estimable, pour pouvoir ensuite être si perfide ; celle, qui, pour vous convaincre qu’elle vous croyoit honnête homme, vous mit, comme vous le vouliez, en état de manquer d’honneur & celle qui s’est vue trompée, pour avoir voulu vous convaincre qu’elle ne craignoit pas de l’être : Enfin, je suis cette Epouse à qui vous niez la foi que vous lui avez donnée, parce qu’elle n’en a que le Ciel pour témoin, parce que vous pouvez la nier devant les hommes, parce qu’elle n’est pas revêtue de formalités qui ne la rendroient ni plus sainte ni plus légitime, & dont le défaut tourne plus à la honte du miserable qui s’en prévaut, qu’à la confusion de l’infortunée qui les a négligées dans sa tendresse. Quoi ! des formalités, qui ne sont nécessaires, disiez-vous, qu’avec des scélérats dont il faut prévoir la noirceur & gêner la perfidie, qui étonnent par leurs sermens, & qui les font terribles, pour rendre le parjure incroyable ! & je péris pourtant, pour n’avoir pas pris avec vous les précautions qu’il faut prendre avec les scélérats. Quelle affreuse avan-ture que la mienne ! Je croyois honorer la probité, & je n’ai satisfait qu’un traître. Cette injure m’est échappée ; elle m’accable : vous méritez bien que je vous la fasse. Mais méritois-je moi, la douleur que je sens à vous la faire ? mon amour devoit-il devenir ce qu’il est aujourd’hui ? je me vois dans l’infamie ; c’est vous qui m’y jettez : vous me faites horreur, & je vous aime. Avec ce mélange affreux de sentimens, ne vous fais-je pas un peu de pitié ? non : la punition des plus grands crimes n’est point comparable aux maux que je souffre ; mais je n’en puis plus, je finis : vous sçavez l’état où je suis. Quand je vous eus perdu de vue, pénétré de douleur, je vous écrivis une lettre que mon pere surprit sur ma table, & qui l’instruisit de la situation où je me trouvois. Quelques amis qui se trouverent au logis me sauverent de sa fureur qui éclata ; & je sortis dans ce moment même, sans sçavoir où j’allois. Deux heures après, fatiguée d’avoir marché, accablée de langueur, attendrie sur moi-même, j’entrai chez une femme que je touchai par le récit que je lui fis de mon malheur ; elle me garde encore chez elle. Elle n’est pas riche : mais elle est charitable : je n’y serai pas longtemps ; je suis mourante, & il n’y a pas d’apparence que j’arrive à mon terme, si je vive assez pour mettre au jour un enfant qui n’a que le Ciel pour garant de ce que vous lui devez, à lui & à sa mère. S’il me survit lui-même, vengez-moi, par le soin que vous en aurez, de l’état où vous m’aurez laissé mourir, & que son éducation soit le fruit de vos remords. Voilà tout ce que je vous demande : daignez me marquer que vous me l’accordez, par un billet que vous rendrez à une femme qui vous connoit, & qui ira vous parler le 25 de ce mois aux Carmes du Luxembourg, à neuf heures du matin : adieu. » Dans la Feuille suivante on verra la Lettre qu’elle écrit à son pere, & que je ne puis donner ici.