IV. Feuille Pierre Carlet de Marivaux Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer Mitarbeiter Martin Stocker Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 15.07.2019 o:mws-122-1336 Marivaux: Le Spectateur François. Paris: Prault jeune, 1752, 34-46 Le Spectateur français (Marivaux) 1 004 1752 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Liebe Amore Love Amor Amour Amor France 2.0,46.0

Quatriéme Feuille

J’ai promis, dans la derniere Feuille du Spectateur un rêve tiré d’un Manuscrit Espagnol ; mois je ne puis m’empêcher de le differer : j’ai quelque chose de plus pressant à dire. Je cede à des réflèxions moins amusantes, mois plus instructives : Je me reprocherois d’écarter la situation d’esprit où je me trouve : je me livre aux sentimens qu’elle me donne, qui me pénetrent, & dont je voudrois pouvoir pénetrer les autres. Jamais, peut-être, ne me reviendroient-ils avec ce caractere d’attendrissement qu’ils portent. Je m’imagine en devoir compte aux autres ; & je vois essayer de faire passer dans leur âme toute la chaleur de l’impression qu’ils me font.

Je viens de rencontrer, ce soir, dans le détour d’une rue, une jeune fille qui m’a demandé l’aumône : elle pleuroit à chaudes larmes : son afflic-tion m’a touché ; je l’ai regardée avec attention ; je lui ai trouvé de la douceur & des graces dans la physionomie ; beaucoup d’abbattement, avec un air confus & embarrassé. Son habit, quoique mauvais, marquoit une condition honnête. Pourquoi pleurez-vous, lui ai-je dit ? hélas ! Monsieur, c’est que je suis dans un état affreux, m’a-t-elle répondu, mais d’un ton qui m’a saisi, & qui marquoit une désolation profonde.

Là-dessus, j’ai été tenté de la laisser, sans lui en demander davantage, pour me sauver de l’intêrêt douloureux qu’elle commençoit à m’inspirer pour elle ; mais je n’ai pu me débarrasser de la pitié qu’elle m’avoit faite ; il auroit fallu prendre trop sur moi, & ce ménagement pour moi-même m’auroit mis plus mal à mon aise que la plus triste sensibilité pour ses malheurs.

Je l’ai donc tirée à quartier, & dans un endroit où je pouvois l’écouter paisiblement…… Mademoiselle, vous me paroissez dans une grande peine, lui ai-je dit, en lui donnant quelque argent : que vous est-il arri-vé… ? elle ne m’a répondu d’abord que par des sanglots : ses larmes ont coulé avec plus d’abondance ; enfin, s’étant un peu remise ; puisque vous avez la bonté de prendre part à mon affliction, m’a-t’elle dit, je vais vous en instruire.

« Je suis une fille de famille; mon pere avoit une Charge assez considérable en Province ; il mourut, il y a trois ans : le jeu avoit dérangé ses affaires, & ma mere est restée veuve, chargée de trois filles, dont je suis l’aînée. Nous sommes venues à Paris, ma mere & moi, après avoir vendu tout ce qui nous restoit, pour hâter la décision d’un procès dont le gain nous rétabliroit. Il y a dix-huit mois que nous sommes ici. Notre Partie, qui est puissante, & qui prévoit qu’un Arrêt ne lui peut être favorable, a eu assez de crédit pour le reculer : ces longueurs ont consommé ce que nous avions. Dans cette extrémité, nous avons tenté de nous jetter aux pieds de nos Juges, pour implorer leur justice ; mais au Palais, nous les avons toujours trou-vés entourés de Clients, parmi lesquels nous n’osions nous mêler, mal vêtues comme nous sommes ; & chez eux, soit que notre figure ne s’attirât pas l’attention de leurs domestiques, ou que nous vinssions à de mauvaises heures, on nous a toujours dit que ces Messieurs étoient absents ou occupés ; de sorte que nous n’avons nul appui. On néglige de travailler pour nous, parce que nous n’avons point de quoi payer ; enfin, Monsieur, la misere où nous sommes tombées, le chagrin, le mauvais air, & l’obscurité du lieu où nous logeons, la douleur de me voir souffrir moi-même, & le grand âge, ont entierement abattu ma mere : elle est malade, & tout lui manque, & moi, qui suis au désespoir de la voir dans cet état-là, il faut, Monsieur, que je combatte encore mon amour & ma compassion pour elle. Si je les écoute, je suis perdue : un riche Bourgeois m’offre tous les secours possibles ; mais quels secours, Monsieur ! ils sauveroient la vie à ma mère ; ils des-honoreroient éternellement la mienne : voilà mon état ; en est-il de plus terrible ? j’aime ma mere, & je lui suis chere ; elle meurt, cela me fait trembler pour nous deux. Dans mon affliction, je lui ai dit les offres de l’homme dont je vous parle. A mon récit, j’ai cru qu’elle alloit expirer entre mes bras ; elle m’a baignée de ses larmes ; elle a jetté sur moi des yeux tout égarés, & s’est retournée de l’autre côté, sans me dire une seule parole. Je ne sçais pourquoi, je ne l’ai point pressée de me parler ; il semble que cette femme vertueuse ait perdu tout courage, & succombe sous notre malheur ; & moi, je voudrois mourir pour être délivrée du péril de la voir. »

Tout honnête homme sentira combien les discours de cette fille ont dû me toucher. Je lui ai donné ce que j’ai pû ; j’ai joint à cela les conseils que j’ai cru les plus convenables, & me suis retiré chez moi presque aussi affligé qu’elle.

Qu’il est triste de voir souffrir quelqu’un, quand on n’est point en état de le secourir, & qu’on a reçû de la Nature une ame sensible qui penetre toute l’affliction des malheureux, qui l’approfondit involontairement, pour qui c’est comme une nécessité de la comprendre, & de ne rien perdre de la douleur qui peut en rejaillir sur elle-même !

Juste Ciel ! quels sont donc les desseins de la Providence dans le partage mysterieux qu’elle fait des richesses ? pourquoi les prodigue-t-elle à des hommes sans sentiment, nés durs & impitoyables ? pendant qu’elle en est avare pour les hommes généreux & compatissans, & qu’à peine leur a-t-elle accordé le nécessaire. Que peuvent, après cela, devenir les malheureux, qui par-là n’ont de ressource, ni dans l’abondance des uns ni dans la compassion des autres ? Mais ces réflexions qui naissent de mon impuissante médiocrité, m’écartent de celles que me fournit l’avanture de la jeune fille en question.

Homme riche, vous qui voulez triompher de sa vertu par sa misere, de grace, prêtez-moi votre attention. Ce n’est point une exhortation pieu-se, ce ne sont point des sentimens dévots que vous allez entendre : non, je vais seulement tâcher de vous tenir les discours d’un galant homme, sujet à ses sens aussi bien que vous, foible, & si vous voulez vicieux ; mais chez qui les vices & les foiblesses ne sont point féroces, & ne subsistent qu’avec l’aveu d’une humanité généreuse. Oui : vicieux encore une fois ; mais en honnête homme, dont le cœur est heureusement forcé, quand il le faut, de ménager les intérêts d’autrui dans les siens, & ne peut vouloir d’un plaisir qui feroit la douleur d’un autre.

Je vous suppose jaloux de l’estime des hommes, & du droit de vous estimer vous-même. Si vous n’êtes comme je le dis, ce n’est plus à vous à qui je parle ; vous n’êtes que la moitié d’une créature humaine ; vous en avez la figure & le penchant au mal ; mais vous n’en avez ni la dignité, ni la noblesse ; & pour lors, je m’adresse à d’honnêtes gens, qui dans une avanture comme la vôtre, pourroient se démentir & se livrer à l’amour d’un vice odieux, préférable-ment au goût de vertu & de générosité qu’ils ont en eux ; goût secourable, qu’ils feroient peut-être avorter dans leur ame ; qui cependant les presseroit, qui les poursuivroit, qu’ils écarteroient, qui reviendroit à la charge ; enfin, qu’ils étoufferoient, crainte de l’aimer, d’y céder, de devenir vertueux, & d’y perdre.

Quoi qu’il en soit, écoutez-moi si vous le pouvez. Que vous deveniez amoureux d’une femme qui peut se passer de vous, que nulle affaire importante n’expose à la nécessité de vous recevoir ; que vous la tentiez par votre opulence ; que vous lui inspiriez l’envie d’être mieux ; qu’à la vûe de votre abondance, il lui naisse des besoins qu’elle n’auroit pas connus ; que vous profitiez de ces besoins imposteurs ; que vous jettiez dans son cœur, moitié tendresse pour l’amant, moitié faiblesse pour l’homme riche ; vous faites mal, vous êtes un mauvais Chrétien : mais à quelque délicatesse près, dont je comprends qu’il est difficile d’écarter le scrupule, vous êtes encore galant homme, suivant le monde.

De même : que la jeunesse & les graces de la fille, dont nous avons parlé vous ayent donné de l’amour, ce n’est pas là ce qui m’étonne, & ma charge n’est pas de vous inquiéter là-dessus : mais que ce visage frappé de désespoir, dont la souffrance a désolé les traits ; que ces graces flétries par les larmes n’ayent pas déconcerté votre amour, ou n’en ayent point fait une protection pour cette infortunée ; que cet amour, loin de la plaindre de tant de maux, n’en ait reçu qu’une confiance plus brutale ; que la misere la plus féconde en impressions touchantes, ne l’ait déterminée qu’à l’outrage, & non pas aux bienfaits : que vous dirai-je enfin ? qu’à la vûe d’un pareil objet, cet amour ne se soit pas fondu en pitié généreuse ; qu’en écoutant cette fille, la charité ne vous ait pas attendri sur le péril où l’exposoit son malheur ; que le découragement, la lassitude qui pouvoit la prendre, n’ait pas attiré tous vos égards ; que vous ayez pesé son infortune ; que vous en ayez compris l’excès, sans en sentir vos désirs confondus, sans être épouvan-té vous-même de vous surprendre dans le dessein horrible d’en profiter ; voilà ce qui me passe : c’est une iniquité dont je ne sçais pas comment on peut soutenir le poids ; c’est une intrépidité de vice que mon imagination ne peut atteindre.

Tyran que vous êtes ! qu’avez-vous dit à cette fille, dont vous avez vû la jeunesse en proye à la fureur des derniers besoins ? malheur à toi que la faim dévore ! à qui t’adresses-tu ? mon incontinence va prendre avantage de ta misere. Si tes besoins te mettoient moins en prise, tu pourrois n’exciter que ma compassion ; mais ils sont extrêmes ; ils me corrompent ; il ne s’agit plus de te plaindre ; ton honneur m’échapperoit, si j’étois généreux : je l’attens de ton désespoir que ma dureté va pousser à bout ; & miserable comme tu l’es, je te vois comme une bonne fortune qui vient s’offrir à ma débauche. Point de secours qui ne fasse ton opprobre ; subis toutes les rigueurs de ton sort ; acheve d’en être la victime ; veux-tu du pain ? deviens infâme, & je t’en accorde : voilà tout ce que je sens pour toi, voilà le fruit de l’imprudent aveu de ton infortune.

Est-ce là ce que vous avez dit à cette fille ? si ce ne sont pas là vos paroles, du moins ce sont vos pensées. Vos pensées ! non, je ne le puis croire ; elles ont peut-être menacé de se montrer ; mais vous en avez craint la laideur trop affreuse, & vous vous y êtes refusé. Votre ame n’auroit pû supporter la vûe d’une méchanceté si distincte ; son libertinage n’auroit pu la sauver des remords, de l’horreur d’elle-même, ni des sentimens d’attendrissement qui l’auroient pressée : la victoire auroit été trop sanglante à remporter sur tout cela ; & ce n’est enfin qu’en vous étourdissant sur votre action, que vous l’avez commise. Cependant, valoit-elle que vous renonçassiez à la satisfaction d’être content de vous, que vous étouffassiez l’honnête homme, pour mettre le monstre en liberté ? vous me l’avouerez : vos efforts, pour détruire l’un, vous mettoient mal avec vous-même : vous n’osiez les réfléchir ; vos efforts contre l’autre, auroient été presque des plaisirs : il y seroit entré je ne sçais quelle douceur de vous trouver dans l’ordre, hors de reproche; & comme en état de vous regarder avec quietude & confiance : il s’y seroit mêlé je ne sçais quel sentiment de votre innocence, je ne sçais quelle suavité que l’ame respire alors, qui l’encourage, & lui donne un avant-goût des voluptés qui l’attendent. Oui : voluptés ; c’est le nom que je donne aux témoignages flatteurs qu’on se rend à soi-même, après une action vertueuse ; voluptés bien différentes des plaisirs que fournit le vice : de celles-ci, jamais l’ame n’en a satiété ; elle se trouve, en les goûtant, dans la façon d’être la plus délicieuse & la plus superbe ; ce ne sont point des plaisirs qui la dérobent à elle-même ; elle n’en jouit pas dans les ténébres ; une douce lumiere les accompagne, qui la pénetre, & lui présente le spectacle de son excellence. Voilà les plaisirs que vous avez sacrifiés à l’avilissement des plaisirs du vice ; car, que sont-ils ? qu’un état de prostitution pour l’ame, qu’elle ne goûte & ne se pardonne, qu’à la faveur du trouble qui lui voile son infamie. Mais c’en est assez, ces réflexions m’ont mené trop loin. Il en naît encore de très importantes de l’aventure de cette fille & de sa mere, qui n’ont pû aborder leurs Juges, & dont la pauvreté met les affaires en souffrance ; cela me fournit une matiere digne d’être traitée dans un autre discours. Juges, que les devoirs de votre état sont nobles ! mais je finis : nous les examinerons ailleurs.

Quatriéme Feuille J’ai promis, dans la derniere Feuille du Spectateur un rêve tiré d’un Manuscrit Espagnol ; mois je ne puis m’empêcher de le differer : j’ai quelque chose de plus pressant à dire. Je cede à des réflèxions moins amusantes, mois plus instructives : Je me reprocherois d’écarter la situation d’esprit où je me trouve : je me livre aux sentimens qu’elle me donne, qui me pénetrent, & dont je voudrois pouvoir pénetrer les autres. Jamais, peut-être, ne me reviendroient-ils avec ce caractere d’attendrissement qu’ils portent. Je m’imagine en devoir compte aux autres ; & je vois essayer de faire passer dans leur âme toute la chaleur de l’impression qu’ils me font. Je viens de rencontrer, ce soir, dans le détour d’une rue, une jeune fille qui m’a demandé l’aumône : elle pleuroit à chaudes larmes : son afflic-tion m’a touché ; je l’ai regardée avec attention ; je lui ai trouvé de la douceur & des graces dans la physionomie ; beaucoup d’abbattement, avec un air confus & embarrassé. Son habit, quoique mauvais, marquoit une condition honnête. Pourquoi pleurez-vous, lui ai-je dit ? hélas ! Monsieur, c’est que je suis dans un état affreux, m’a-t-elle répondu, mais d’un ton qui m’a saisi, & qui marquoit une désolation profonde. Là-dessus, j’ai été tenté de la laisser, sans lui en demander davantage, pour me sauver de l’intêrêt douloureux qu’elle commençoit à m’inspirer pour elle ; mais je n’ai pu me débarrasser de la pitié qu’elle m’avoit faite ; il auroit fallu prendre trop sur moi, & ce ménagement pour moi-même m’auroit mis plus mal à mon aise que la plus triste sensibilité pour ses malheurs. Je l’ai donc tirée à quartier, & dans un endroit où je pouvois l’écouter paisiblement…… Mademoiselle, vous me paroissez dans une grande peine, lui ai-je dit, en lui donnant quelque argent : que vous est-il arri-vé… ? elle ne m’a répondu d’abord que par des sanglots : ses larmes ont coulé avec plus d’abondance ; enfin, s’étant un peu remise ; puisque vous avez la bonté de prendre part à mon affliction, m’a-t’elle dit, je vais vous en instruire. « Je suis une fille de famille; mon pere avoit une Charge assez considérable en Province ; il mourut, il y a trois ans : le jeu avoit dérangé ses affaires, & ma mere est restée veuve, chargée de trois filles, dont je suis l’aînée. Nous sommes venues à Paris, ma mere & moi, après avoir vendu tout ce qui nous restoit, pour hâter la décision d’un procès dont le gain nous rétabliroit. Il y a dix-huit mois que nous sommes ici. Notre Partie, qui est puissante, & qui prévoit qu’un Arrêt ne lui peut être favorable, a eu assez de crédit pour le reculer : ces longueurs ont consommé ce que nous avions. Dans cette extrémité, nous avons tenté de nous jetter aux pieds de nos Juges, pour implorer leur justice ; mais au Palais, nous les avons toujours trou-vés entourés de Clients, parmi lesquels nous n’osions nous mêler, mal vêtues comme nous sommes ; & chez eux, soit que notre figure ne s’attirât pas l’attention de leurs domestiques, ou que nous vinssions à de mauvaises heures, on nous a toujours dit que ces Messieurs étoient absents ou occupés ; de sorte que nous n’avons nul appui. On néglige de travailler pour nous, parce que nous n’avons point de quoi payer ; enfin, Monsieur, la misere où nous sommes tombées, le chagrin, le mauvais air, & l’obscurité du lieu où nous logeons, la douleur de me voir souffrir moi-même, & le grand âge, ont entierement abattu ma mere : elle est malade, & tout lui manque, & moi, qui suis au désespoir de la voir dans cet état-là, il faut, Monsieur, que je combatte encore mon amour & ma compassion pour elle. Si je les écoute, je suis perdue : un riche Bourgeois m’offre tous les secours possibles ; mais quels secours, Monsieur ! ils sauveroient la vie à ma mère ; ils des-honoreroient éternellement la mienne : voilà mon état ; en est-il de plus terrible ? j’aime ma mere, & je lui suis chere ; elle meurt, cela me fait trembler pour nous deux. Dans mon affliction, je lui ai dit les offres de l’homme dont je vous parle. A mon récit, j’ai cru qu’elle alloit expirer entre mes bras ; elle m’a baignée de ses larmes ; elle a jetté sur moi des yeux tout égarés, & s’est retournée de l’autre côté, sans me dire une seule parole. Je ne sçais pourquoi, je ne l’ai point pressée de me parler ; il semble que cette femme vertueuse ait perdu tout courage, & succombe sous notre malheur ; & moi, je voudrois mourir pour être délivrée du péril de la voir. » Tout honnête homme sentira combien les discours de cette fille ont dû me toucher. Je lui ai donné ce que j’ai pû ; j’ai joint à cela les conseils que j’ai cru les plus convenables, & me suis retiré chez moi presque aussi affligé qu’elle. Qu’il est triste de voir souffrir quelqu’un, quand on n’est point en état de le secourir, & qu’on a reçû de la Nature une ame sensible qui penetre toute l’affliction des malheureux, qui l’approfondit involontairement, pour qui c’est comme une nécessité de la comprendre, & de ne rien perdre de la douleur qui peut en rejaillir sur elle-même ! Juste Ciel ! quels sont donc les desseins de la Providence dans le partage mysterieux qu’elle fait des richesses ? pourquoi les prodigue-t-elle à des hommes sans sentiment, nés durs & impitoyables ? pendant qu’elle en est avare pour les hommes généreux & compatissans, & qu’à peine leur a-t-elle accordé le nécessaire. Que peuvent, après cela, devenir les malheureux, qui par-là n’ont de ressource, ni dans l’abondance des uns ni dans la compassion des autres ? Mais ces réflexions qui naissent de mon impuissante médiocrité, m’écartent de celles que me fournit l’avanture de la jeune fille en question. Homme riche, vous qui voulez triompher de sa vertu par sa misere, de grace, prêtez-moi votre attention. Ce n’est point une exhortation pieu-se, ce ne sont point des sentimens dévots que vous allez entendre : non, je vais seulement tâcher de vous tenir les discours d’un galant homme, sujet à ses sens aussi bien que vous, foible, & si vous voulez vicieux ; mais chez qui les vices & les foiblesses ne sont point féroces, & ne subsistent qu’avec l’aveu d’une humanité généreuse. Oui : vicieux encore une fois ; mais en honnête homme, dont le cœur est heureusement forcé, quand il le faut, de ménager les intérêts d’autrui dans les siens, & ne peut vouloir d’un plaisir qui feroit la douleur d’un autre. Je vous suppose jaloux de l’estime des hommes, & du droit de vous estimer vous-même. Si vous n’êtes comme je le dis, ce n’est plus à vous à qui je parle ; vous n’êtes que la moitié d’une créature humaine ; vous en avez la figure & le penchant au mal ; mais vous n’en avez ni la dignité, ni la noblesse ; & pour lors, je m’adresse à d’honnêtes gens, qui dans une avanture comme la vôtre, pourroient se démentir & se livrer à l’amour d’un vice odieux, préférable-ment au goût de vertu & de générosité qu’ils ont en eux ; goût secourable, qu’ils feroient peut-être avorter dans leur ame ; qui cependant les presseroit, qui les poursuivroit, qu’ils écarteroient, qui reviendroit à la charge ; enfin, qu’ils étoufferoient, crainte de l’aimer, d’y céder, de devenir vertueux, & d’y perdre. Quoi qu’il en soit, écoutez-moi si vous le pouvez. Que vous deveniez amoureux d’une femme qui peut se passer de vous, que nulle affaire importante n’expose à la nécessité de vous recevoir ; que vous la tentiez par votre opulence ; que vous lui inspiriez l’envie d’être mieux ; qu’à la vûe de votre abondance, il lui naisse des besoins qu’elle n’auroit pas connus ; que vous profitiez de ces besoins imposteurs ; que vous jettiez dans son cœur, moitié tendresse pour l’amant, moitié faiblesse pour l’homme riche ; vous faites mal, vous êtes un mauvais Chrétien : mais à quelque délicatesse près, dont je comprends qu’il est difficile d’écarter le scrupule, vous êtes encore galant homme, suivant le monde. De même : que la jeunesse & les graces de la fille, dont nous avons parlé vous ayent donné de l’amour, ce n’est pas là ce qui m’étonne, & ma charge n’est pas de vous inquiéter là-dessus : mais que ce visage frappé de désespoir, dont la souffrance a désolé les traits ; que ces graces flétries par les larmes n’ayent pas déconcerté votre amour, ou n’en ayent point fait une protection pour cette infortunée ; que cet amour, loin de la plaindre de tant de maux, n’en ait reçu qu’une confiance plus brutale ; que la misere la plus féconde en impressions touchantes, ne l’ait déterminée qu’à l’outrage, & non pas aux bienfaits : que vous dirai-je enfin ? qu’à la vûe d’un pareil objet, cet amour ne se soit pas fondu en pitié généreuse ; qu’en écoutant cette fille, la charité ne vous ait pas attendri sur le péril où l’exposoit son malheur ; que le découragement, la lassitude qui pouvoit la prendre, n’ait pas attiré tous vos égards ; que vous ayez pesé son infortune ; que vous en ayez compris l’excès, sans en sentir vos désirs confondus, sans être épouvan-té vous-même de vous surprendre dans le dessein horrible d’en profiter ; voilà ce qui me passe : c’est une iniquité dont je ne sçais pas comment on peut soutenir le poids ; c’est une intrépidité de vice que mon imagination ne peut atteindre. Tyran que vous êtes ! qu’avez-vous dit à cette fille, dont vous avez vû la jeunesse en proye à la fureur des derniers besoins ? malheur à toi que la faim dévore ! à qui t’adresses-tu ? mon incontinence va prendre avantage de ta misere. Si tes besoins te mettoient moins en prise, tu pourrois n’exciter que ma compassion ; mais ils sont extrêmes ; ils me corrompent ; il ne s’agit plus de te plaindre ; ton honneur m’échapperoit, si j’étois généreux : je l’attens de ton désespoir que ma dureté va pousser à bout ; & miserable comme tu l’es, je te vois comme une bonne fortune qui vient s’offrir à ma débauche. Point de secours qui ne fasse ton opprobre ; subis toutes les rigueurs de ton sort ; acheve d’en être la victime ; veux-tu du pain ? deviens infâme, & je t’en accorde : voilà tout ce que je sens pour toi, voilà le fruit de l’imprudent aveu de ton infortune. Est-ce là ce que vous avez dit à cette fille ? si ce ne sont pas là vos paroles, du moins ce sont vos pensées. Vos pensées ! non, je ne le puis croire ; elles ont peut-être menacé de se montrer ; mais vous en avez craint la laideur trop affreuse, & vous vous y êtes refusé. Votre ame n’auroit pû supporter la vûe d’une méchanceté si distincte ; son libertinage n’auroit pu la sauver des remords, de l’horreur d’elle-même, ni des sentimens d’attendrissement qui l’auroient pressée : la victoire auroit été trop sanglante à remporter sur tout cela ; & ce n’est enfin qu’en vous étourdissant sur votre action, que vous l’avez commise. Cependant, valoit-elle que vous renonçassiez à la satisfaction d’être content de vous, que vous étouffassiez l’honnête homme, pour mettre le monstre en liberté ? vous me l’avouerez : vos efforts, pour détruire l’un, vous mettoient mal avec vous-même : vous n’osiez les réfléchir ; vos efforts contre l’autre, auroient été presque des plaisirs : il y seroit entré je ne sçais quelle douceur de vous trouver dans l’ordre, hors de reproche; & comme en état de vous regarder avec quietude & confiance : il s’y seroit mêlé je ne sçais quel sentiment de votre innocence, je ne sçais quelle suavité que l’ame respire alors, qui l’encourage, & lui donne un avant-goût des voluptés qui l’attendent. Oui : voluptés ; c’est le nom que je donne aux témoignages flatteurs qu’on se rend à soi-même, après une action vertueuse ; voluptés bien différentes des plaisirs que fournit le vice : de celles-ci, jamais l’ame n’en a satiété ; elle se trouve, en les goûtant, dans la façon d’être la plus délicieuse & la plus superbe ; ce ne sont point des plaisirs qui la dérobent à elle-même ; elle n’en jouit pas dans les ténébres ; une douce lumiere les accompagne, qui la pénetre, & lui présente le spectacle de son excellence. Voilà les plaisirs que vous avez sacrifiés à l’avilissement des plaisirs du vice ; car, que sont-ils ? qu’un état de prostitution pour l’ame, qu’elle ne goûte & ne se pardonne, qu’à la faveur du trouble qui lui voile son infamie. Mais c’en est assez, ces réflexions m’ont mené trop loin. Il en naît encore de très importantes de l’aventure de cette fille & de sa mere, qui n’ont pû aborder leurs Juges, & dont la pauvreté met les affaires en souffrance ; cela me fournit une matiere digne d’être traitée dans un autre discours. Juges, que les devoirs de votre état sont nobles ! mais je finis : nous les examinerons ailleurs.