XLIII. Discours Anonym Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer Mitarbeiter Katharina Jechsmayr Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 22.07.2019 o:mws-119-1226 Anonym: Le Spectateur français ou le Socrate moderne. Paris: Etienne Papillon 1716, 276-283 Le Spectateur ou le Socrate moderne 1 043 1716 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Fremde Gesellschaften Società Estranee Foreign Societies Sociedades Extranjeras Sociétés etrangères Sociedades estrangeiras Amerika (West Indien) America (India) America (West India) América (India) Amérique (Indes Orientales) América (Índias ocidentais) France 2.0,46.0

XLIII. Discours

Felices errore suo — — —

Lucan.

C’est-à-dire, L’erreur où ils sont engagez, les rend heureux.

Les Americains s’imaginent que toutes les Creatures, animées ou inanimées, les Bêtes brutes, les Végétaux, les Troncs & les Pierres, ont des Ames, aussi-bien que les Hommes. Ils ont une pareille idée de tous les Ouvrages de l’Art, des Couteaux, des Miroirs, des Canots, & de tout ce qui se fabrique ; & ils croïent que leurs ames, lorsque ces choses viennent à déperir, où à se casser, vont dans un autre Monde, où habitent les Esprits des Hommes & des Femmes. C’est pour cela qu’ils mettent toujours, auprès des Cadavres de leurs Amis qu’ils enterrent, un Arc & des Fleches, afin qu’ils se servent, dans l’autre Monde, des ames de ces Instrumens, comme ils s’étoient servis, dans celui-ci, de leurs corps materiels. Quel-que absurde que paroisse cette Opinion, nos Philosophes Européans ont eu diverses Notions aussi peu probables à tous égards. Certains Disciples de Platon en particulier, lorsqu’ils raisonnent sur le Monde des Idées, nous entretiennent de Substances qui ne sont pas moins extravagantes & chimeriques. Plusieurs Aristoteliciens ont parle d’une maniere aussi peu intelligible de leurs formes substantielles. Je ne citerai là dessus qu’Albert le Grand, qui, après avoir observé, dans sa Dissertation sur l’Aiman, que le Feu détruit sa vertu magnetique, ajoûte qu’il avoit examiné, avec beaucoup de soin, une de ces Pierres, lorsqu’elle brûloit sous un tas de Charbons vifs ; qu’il apperçut une certaine vapeur bleue qui en sortoit, & que cela pouvoit bien être sa Forme substantielle, c’est-à-dire, en Stile de nos indiens Occidentaux, l’Ame de cette Pierre d’Aiman.

D’ailleurs, les Americains prétendent, & c’est une Tradition constante parmi eux, qu’un des Naturels du Païs eut une Vision, durant laquelle il descendit jusques au grand Reservoir des Ames, ou bien à l’autre Monde, comme nous l’appellons ici, & qu’à son retour il rendit un compte exact à ses Amis de tout ce qu’il avoit vû dans ces Régions des Morts. Un de mes Amis, Voïez le XXXVII. Discours p. 216.dont j’ai déja parlé, & qui connoissoit un des Interprétes des Rois Indiens que nous avions ici, le pria de s’informer, autant qu’il pourroit, de ce qu’ils disoient eux-mêmes de cette Tradition. Voici tout ce qu’il put recueillir des réponses qu’ils firent à ses demandes.

Le Visionnaire, qui s’appelloit Marraton, après avoir fait une longue corvée sous une Montagne creuse, arriva enfin dans le voisinage de ce Monde d’Esprits ; mais il ne put y entrer à cause d’une Forêt épaisse de Buissons, de Ronces & d’Epines, si embarrassées les unes avec les autres, qu’il n’y avoit pas moïen de s’y faire jour. Pendant qu’il cherchoit de tous cotez quelque sentier battu, il vit un gros Lion, qui avoit l’œil sur lui, & qui étoit couché dans la même posture où il se tient lorsqu’il guette sa proïe. L’Indien n’eut pas plutôt reculé quelques pas, que le Lion lui sauta sur le corps. Destitué de tout autre arme, il voulut se munir d’une pierre ; mais il fut bien surpris de n’avoir empoigné que du vent, ou la simple apparence d’un caillou. Si la peur le saisit à cette occasion, qu’elle joïe n’eut-il pas de voir que le Lion qui le tenoit à l’épaule gauche, ne lui faisoit aucun mal, & que ce n’étoit que l’Esprit de cette Créature feroce ? Il ne fut pas plutôt délivré de son impuissant Ennemi, qu’il s’avança vers le Bois, & après l’avoir examiné quelque tems, il tâcha de pénétrer dans un endroit qui lui parut moins épais que le reste ; lorsqu’à son grand étonnement, il trouva que les Buissons ne faisoient aucune résistance, qu’il marchoit à travers les Ronces & les Epines, avec la même facilité que s’il n’y avoit eu que de l’air entre deux, & qu’en un mot, tout le Bois n’étoit qu’une Forêt d’Ombres. Il conclut d’abord, que cette vaste étendue d’Epines & de Brossailles ne servoit que d’une espècc de Barriere ou de Haie vive, pour retenir les Esprits qu’il y avoit, & dont la substance délicate pouvoit bien être déchirée par ces piquants subtils, quoiqu’ils ne fissent aucune impression sur la chair & le sang. Prévenu de cette idée, & résolu de traverser tout ce Bois, il sentit un air parfumé, dont l’odeur devenoit plus forte & plus agréable à mesure qu’il avançoit chemin. Il ne tarda pas ensuite à découvrir que les Ronces & les Epines faisoient place à des milliers d’Arbres, couverts de fleurs d’une grande beauté & d’une odeur la plus suave du monde, qui formoient un Désert de Parfums, & servoient de bornes à cette épouventable Bruiere qu’il venoit de passer. A l’issue de ce charmant Quartier du Bois, & à son entrée dans la Plaine qu’il enclavoit, il vit plusieurs Cavaliers courir au grand galop, & bientôt après il entendit les cris d’une Meute de Chiens. Il apperçut, entr’autres, un Courcier, dont le poil étoit blanc de lait, avec un jeune Homme monté dessus, qui avançoit a toutes jambes après les âmes d’une centaine de Bassets acharnez à poursuivre l’Esprit d’une Liévre, qui fuïoit d’une vîtesse in-croïable. Lorsque ce Cavalier passa devant lui, il le regarda fixement, & il reconnue que c’étoit le jeune Prince Nicharagua, que la Mort avoit enlevé depuis environ six Mois, & pour lequel toute l’Amerique Occidentale se trouvoit alors en deuil, à cause de ses grandes Vertus.

Il ne fut pas plutôt sorti du Bois, qu’il vit un Païsage enchanté de Plaines émaillées de fleurs, de Prairies verdoïantes, de Ruisseaux de crystal, de Collines exposées au Soleil, & de Vallons, où regnoient l’ombre & la fraîcheur. Tout cela étoit si fort au dessus de ce que l’on voit dans ce Monde, qu’il manquoit de paroles pour l’exprimer ; & que les autres, à ce qu’il disoit, ne le pouvoient concevoir. Cette heureuse Région étoit peuplée d’une infinité d’Esprits, qui se divertissoient de différentes manieres, chacun suivant son humeur. Les uns jouoient au Palet, avec sa figure ; les autres à la Barre, avec son ombre ; quelques-uns s’exerçoient à rompre l’apparition d’un Cheval au trot ; & il y en avoit plusieurs qui s’occupoient à de jolis Ouvrages avec les ames d’Ustenciles défuntes : car c’est le nom que les Indiens donnent à leurs Instrumens lorsqu’ils sont brûlez ou rompus. Au milieu de cette agréable Campagne & de cette abondante variété de fleurs, qui l’ornoient de toutes parts, dont il y en avoit même plusieurs que Marraton n’avoit jamais vûes dans son Païs, l’envie le prenoit souvent d’en cueil-lir quelques-unes ; mais il éprouva bientôt qu’elles échapoient à ses doigts, quoiqu’elles fussent l’objet de ses yeux. Enfin il se rendit à une grande Riviere ; & comme il aimoit beaucoup la Pêche, il s’arrêta quelque tems à examiner un Pêcheur à la Ligne qui avoit pris quantité de Figures de Poissons, qui fautilloient sur le bord autour de lui.

Au reste, cet Indien avoit perdu sa Femme, qui étoit une des plus grandes Beautez de son Païs, & dont il avoit eu plusieurs Enfans. La tendresse qu’ils avoient l’un pour l’autre, étoit si extraordinaire, que, jusques à ce jour, lorsque les Indiens félicitent de nouveaux Mariez, ils leur souhaitent de vivre ensemble aussi heureux & contens que Marraton & Yaratilda. Quoi qu’il en soit, ce fidele Epoux, attentif à regarder le Pêcheur, vit tout d’un coup l’Ombre de sa bien aimée Yaratilda, qui avoit déja fixé la vûe sur lui, avant qu’il s’en apperçût. Elle lui tendoit lés bras, & des torrens de larmes couloient de ses yeux, ses regards, ses mains, sa voix l’invitoient à l’aller joindre, & sembloient lui dire en même tems qu’il n’y avoit pas moïen de passer la Riviere. Qui pourroit décrire la joie, la douleur, l’amour, le desir & l’etonnement, qui s’éleverent dans le cœur de Marraton, à la vûe de sa chere Yaratilda : Il ne put exprimer ces differentes passions qui l’agitoient que par ses larmes, qui lui couloient à flots le long de ses joues pendant qu’il la regardoit. Impatient de l‘embrasser, il se plongea dans la Riviere, qui n’en étoit que le Phantôme, & il arriva de l’autre coté à pied sec. A son approche, Yaratilda vint se jetter entre ses bras, & Marraton auroit bien voulu être dépouillé de ce corps qui la privoit de ses caresses. Après bien des questions & de tendres amitiez qu’ils se firent l’un à l’autre, elle le conduisit à un Cabinet de verdure qu’elle avoit fait de ses propres mains, & orné de tour ce que ces Régions fleuries pouvoient fournir de plus agréable. Elle y ajoûtoit tous les jours quelque nouvelle décoration & l’avoit rendu l’endroit le plus gai que l’on puisse jamais concevoir. Pendant que Marraton admiroit en extase la beauté inexprimable de sa Demeure, & qu’il étoit embaumé de l’odeur qui en exhaloit de toutes parts, Yaratilda lui dit qu’elle avoit préparé ce Cabinet pour le recevoir, très persuadée que sa Pieté envers son Dieu, & sa bonne foi envers les Hommes, ne manqueraient pas de l’amener dans cet heureux sejour, lorsqu’il viendroit à mourir. Elle fit approcher ensuite deux de ses Enfans, qui étoient morts depuis quelques années, & qui demeuroient avec elle sous ce charmant Berceau ; elle exhorta d’aïlleurs son Epoux à élever ceux qui lui restoient d’une telle maniere, qu’ils pussent enfin se revoir tous ensemble dans ce Païs enchanté, où l’on ne goûte que des plaisirs innocens & tranquilles.

La même Tradition ajoûte, que cet Indien vit aussi les effroiables & tristes Demeures où habitent les Méchans après leur mort, & qu’il y a plusieurs Lacs d’Or fondu, où sont plongées les Ames de ces barbares Européans, qui avoient massacré tant de milliers de pauvres Indiens, pour assouvir leur injustice & sordide Avarice. Mais outre que j’ai touché les principaux articles de cette Tradition, les bornes que je me suis prescrites dans ces Discours, ne me permettent pas d’en dire davantage.

C.

XLIII. Discours Felices errore suo — — — Lucan. C’est-à-dire, L’erreur où ils sont engagez, les rend heureux. Les Americains s’imaginent que toutes les Creatures, animées ou inanimées, les Bêtes brutes, les Végétaux, les Troncs & les Pierres, ont des Ames, aussi-bien que les Hommes. Ils ont une pareille idée de tous les Ouvrages de l’Art, des Couteaux, des Miroirs, des Canots, & de tout ce qui se fabrique ; & ils croïent que leurs ames, lorsque ces choses viennent à déperir, où à se casser, vont dans un autre Monde, où habitent les Esprits des Hommes & des Femmes. C’est pour cela qu’ils mettent toujours, auprès des Cadavres de leurs Amis qu’ils enterrent, un Arc & des Fleches, afin qu’ils se servent, dans l’autre Monde, des ames de ces Instrumens, comme ils s’étoient servis, dans celui-ci, de leurs corps materiels. Quel-que absurde que paroisse cette Opinion, nos Philosophes Européans ont eu diverses Notions aussi peu probables à tous égards. Certains Disciples de Platon en particulier, lorsqu’ils raisonnent sur le Monde des Idées, nous entretiennent de Substances qui ne sont pas moins extravagantes & chimeriques. Plusieurs Aristoteliciens ont parle d’une maniere aussi peu intelligible de leurs formes substantielles. Je ne citerai là dessus qu’Albert le Grand, qui, après avoir observé, dans sa Dissertation sur l’Aiman, que le Feu détruit sa vertu magnetique, ajoûte qu’il avoit examiné, avec beaucoup de soin, une de ces Pierres, lorsqu’elle brûloit sous un tas de Charbons vifs ; qu’il apperçut une certaine vapeur bleue qui en sortoit, & que cela pouvoit bien être sa Forme substantielle, c’est-à-dire, en Stile de nos indiens Occidentaux, l’Ame de cette Pierre d’Aiman. D’ailleurs, les Americains prétendent, & c’est une Tradition constante parmi eux, qu’un des Naturels du Païs eut une Vision, durant laquelle il descendit jusques au grand Reservoir des Ames, ou bien à l’autre Monde, comme nous l’appellons ici, & qu’à son retour il rendit un compte exact à ses Amis de tout ce qu’il avoit vû dans ces Régions des Morts. Un de mes Amis, Voïez le XXXVII. Discours p. 216.dont j’ai déja parlé, & qui connoissoit un des Interprétes des Rois Indiens que nous avions ici, le pria de s’informer, autant qu’il pourroit, de ce qu’ils disoient eux-mêmes de cette Tradition. Voici tout ce qu’il put recueillir des réponses qu’ils firent à ses demandes. Le Visionnaire, qui s’appelloit Marraton, après avoir fait une longue corvée sous une Montagne creuse, arriva enfin dans le voisinage de ce Monde d’Esprits ; mais il ne put y entrer à cause d’une Forêt épaisse de Buissons, de Ronces & d’Epines, si embarrassées les unes avec les autres, qu’il n’y avoit pas moïen de s’y faire jour. Pendant qu’il cherchoit de tous cotez quelque sentier battu, il vit un gros Lion, qui avoit l’œil sur lui, & qui étoit couché dans la même posture où il se tient lorsqu’il guette sa proïe. L’Indien n’eut pas plutôt reculé quelques pas, que le Lion lui sauta sur le corps. Destitué de tout autre arme, il voulut se munir d’une pierre ; mais il fut bien surpris de n’avoir empoigné que du vent, ou la simple apparence d’un caillou. Si la peur le saisit à cette occasion, qu’elle joïe n’eut-il pas de voir que le Lion qui le tenoit à l’épaule gauche, ne lui faisoit aucun mal, & que ce n’étoit que l’Esprit de cette Créature feroce ? Il ne fut pas plutôt délivré de son impuissant Ennemi, qu’il s’avança vers le Bois, & après l’avoir examiné quelque tems, il tâcha de pénétrer dans un endroit qui lui parut moins épais que le reste ; lorsqu’à son grand étonnement, il trouva que les Buissons ne faisoient aucune résistance, qu’il marchoit à travers les Ronces & les Epines, avec la même facilité que s’il n’y avoit eu que de l’air entre deux, & qu’en un mot, tout le Bois n’étoit qu’une Forêt d’Ombres. Il conclut d’abord, que cette vaste étendue d’Epines & de Brossailles ne servoit que d’une espècc de Barriere ou de Haie vive, pour retenir les Esprits qu’il y avoit, & dont la substance délicate pouvoit bien être déchirée par ces piquants subtils, quoiqu’ils ne fissent aucune impression sur la chair & le sang. Prévenu de cette idée, & résolu de traverser tout ce Bois, il sentit un air parfumé, dont l’odeur devenoit plus forte & plus agréable à mesure qu’il avançoit chemin. Il ne tarda pas ensuite à découvrir que les Ronces & les Epines faisoient place à des milliers d’Arbres, couverts de fleurs d’une grande beauté & d’une odeur la plus suave du monde, qui formoient un Désert de Parfums, & servoient de bornes à cette épouventable Bruiere qu’il venoit de passer. A l’issue de ce charmant Quartier du Bois, & à son entrée dans la Plaine qu’il enclavoit, il vit plusieurs Cavaliers courir au grand galop, & bientôt après il entendit les cris d’une Meute de Chiens. Il apperçut, entr’autres, un Courcier, dont le poil étoit blanc de lait, avec un jeune Homme monté dessus, qui avançoit a toutes jambes après les âmes d’une centaine de Bassets acharnez à poursuivre l’Esprit d’une Liévre, qui fuïoit d’une vîtesse in-croïable. Lorsque ce Cavalier passa devant lui, il le regarda fixement, & il reconnue que c’étoit le jeune Prince Nicharagua, que la Mort avoit enlevé depuis environ six Mois, & pour lequel toute l’Amerique Occidentale se trouvoit alors en deuil, à cause de ses grandes Vertus. Il ne fut pas plutôt sorti du Bois, qu’il vit un Païsage enchanté de Plaines émaillées de fleurs, de Prairies verdoïantes, de Ruisseaux de crystal, de Collines exposées au Soleil, & de Vallons, où regnoient l’ombre & la fraîcheur. Tout cela étoit si fort au dessus de ce que l’on voit dans ce Monde, qu’il manquoit de paroles pour l’exprimer ; & que les autres, à ce qu’il disoit, ne le pouvoient concevoir. Cette heureuse Région étoit peuplée d’une infinité d’Esprits, qui se divertissoient de différentes manieres, chacun suivant son humeur. Les uns jouoient au Palet, avec sa figure ; les autres à la Barre, avec son ombre ; quelques-uns s’exerçoient à rompre l’apparition d’un Cheval au trot ; & il y en avoit plusieurs qui s’occupoient à de jolis Ouvrages avec les ames d’Ustenciles défuntes : car c’est le nom que les Indiens donnent à leurs Instrumens lorsqu’ils sont brûlez ou rompus. Au milieu de cette agréable Campagne & de cette abondante variété de fleurs, qui l’ornoient de toutes parts, dont il y en avoit même plusieurs que Marraton n’avoit jamais vûes dans son Païs, l’envie le prenoit souvent d’en cueil-lir quelques-unes ; mais il éprouva bientôt qu’elles échapoient à ses doigts, quoiqu’elles fussent l’objet de ses yeux. Enfin il se rendit à une grande Riviere ; & comme il aimoit beaucoup la Pêche, il s’arrêta quelque tems à examiner un Pêcheur à la Ligne qui avoit pris quantité de Figures de Poissons, qui fautilloient sur le bord autour de lui. Au reste, cet Indien avoit perdu sa Femme, qui étoit une des plus grandes Beautez de son Païs, & dont il avoit eu plusieurs Enfans. La tendresse qu’ils avoient l’un pour l’autre, étoit si extraordinaire, que, jusques à ce jour, lorsque les Indiens félicitent de nouveaux Mariez, ils leur souhaitent de vivre ensemble aussi heureux & contens que Marraton & Yaratilda. Quoi qu’il en soit, ce fidele Epoux, attentif à regarder le Pêcheur, vit tout d’un coup l’Ombre de sa bien aimée Yaratilda, qui avoit déja fixé la vûe sur lui, avant qu’il s’en apperçût. Elle lui tendoit lés bras, & des torrens de larmes couloient de ses yeux, ses regards, ses mains, sa voix l’invitoient à l’aller joindre, & sembloient lui dire en même tems qu’il n’y avoit pas moïen de passer la Riviere. Qui pourroit décrire la joie, la douleur, l’amour, le desir & l’etonnement, qui s’éleverent dans le cœur de Marraton, à la vûe de sa chere Yaratilda : Il ne put exprimer ces differentes passions qui l’agitoient que par ses larmes, qui lui couloient à flots le long de ses joues pendant qu’il la regardoit. Impatient de l‘embrasser, il se plongea dans la Riviere, qui n’en étoit que le Phantôme, & il arriva de l’autre coté à pied sec. A son approche, Yaratilda vint se jetter entre ses bras, & Marraton auroit bien voulu être dépouillé de ce corps qui la privoit de ses caresses. Après bien des questions & de tendres amitiez qu’ils se firent l’un à l’autre, elle le conduisit à un Cabinet de verdure qu’elle avoit fait de ses propres mains, & orné de tour ce que ces Régions fleuries pouvoient fournir de plus agréable. Elle y ajoûtoit tous les jours quelque nouvelle décoration & l’avoit rendu l’endroit le plus gai que l’on puisse jamais concevoir. Pendant que Marraton admiroit en extase la beauté inexprimable de sa Demeure, & qu’il étoit embaumé de l’odeur qui en exhaloit de toutes parts, Yaratilda lui dit qu’elle avoit préparé ce Cabinet pour le recevoir, très persuadée que sa Pieté envers son Dieu, & sa bonne foi envers les Hommes, ne manqueraient pas de l’amener dans cet heureux sejour, lorsqu’il viendroit à mourir. Elle fit approcher ensuite deux de ses Enfans, qui étoient morts depuis quelques années, & qui demeuroient avec elle sous ce charmant Berceau ; elle exhorta d’aïlleurs son Epoux à élever ceux qui lui restoient d’une telle maniere, qu’ils pussent enfin se revoir tous ensemble dans ce Païs enchanté, où l’on ne goûte que des plaisirs innocens & tranquilles. La même Tradition ajoûte, que cet Indien vit aussi les effroiables & tristes Demeures où habitent les Méchans après leur mort, & qu’il y a plusieurs Lacs d’Or fondu, où sont plongées les Ames de ces barbares Européans, qui avoient massacré tant de milliers de pauvres Indiens, pour assouvir leur injustice & sordide Avarice. Mais outre que j’ai touché les principaux articles de cette Tradition, les bornes que je me suis prescrites dans ces Discours, ne me permettent pas d’en dire davantage. C.