Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "IV. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.1\004 (1716), S. 24-31, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.693 [aufgerufen am: ].


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IV. Discours

Zitat/Motto► Mirantur, ut unum Scilicet egregii mortalem, altique silentî.

Hor. L. II. Sat. VI. 57, 58.

C’est-à-dire, On m´admire comme l’homme du monde le plus impénétrable & le plus taciturne. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Metatextualität► La premiere fois qu’un Auteur paroît en public, il s’imagine qu’on ne pense qu’à s’entretenir de ses Ouvrages. Plein d’une bonne dose de cette vanité, il y a trois jours que je m’occupe à prêter l’oreille au bruit de ma Renommée; & si j’ai ouï dire quelquefois des choses qui ne me déplaisoient pas, j’en ai entendu d’autres qui me mortifioient beaucoup. On auroit de la peine à concevoir le vuide que j’ai trouvé, à cet occasion, dans quelques-uns de mon Espece, qui sont de véritables Machines, lorsqu’ils sortent le matin de chez eux, & qui n’ont pas un seul mot à dire jusqu’à ce qu’ils soient mis en mouvement par quelque Article d’une Gazette. De tels génies, qui admirent tout ce qui est nouveau, ne peuvent qu’être fort bien venus auprès d’un jeune Auteur. Mais si j’en ai reçu de la consolation, l’incapacité des autres ne m’a pas donné moins d’inquietude. Il y en a plusieurs qui n’ont qu’une curio-[25]sité superficielle, sans pouvoir reflechir, & qui lisent mes Discours, plutôt pour dire qu’ils les ont lûs, que pour les entendre. Quoi qu’il en soit, on trouve si peu de plaisir à faire des enquêtes sur ce qui nous touche de si près, que j’ai resolu de poursuivre ma pointe, sans trop esperer ni trop craindre à l’égard de ma Réputation, d’avoir toujours des vûës intégres, de prendre un soin tout particulier de ma conduite, & du reste, d’en négliger absolument les conséquences. ◀Metatextualität

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Le dessein d’agir, par aucun autre principe que celui de satisfaire à sa propre conscience, est aussi ridicule qu’impraticable. Qui croiroit jamais qu’un Homme taciturne, qui n’a rien à démêler avec qui que ce soit au monde, fût exposée à des interprétations sinistres? Cependant je me souviens d’avoir été pris une fois pour un Jesuite, par cela même que je gardois un profond silence. Depuis ce petit malheur, & afin de me tenir à l’abri de la calomnie, j’ai toujours fréquenté les grandes Assemblées. Celui qui s’y trouve dans la seule vûë de satisfaire sa curiosité, sans vouloir se distinguer des autres, y jouit du plaisir de la Retraite, avec plus de douceur qu’il n’en goûteroit jamais dans le Cabinet, où l’Amant, l’Ambitieux & l’Avare sont suivis d’une cohuë plus dangereuse que toutes celles dont ils peuvent s’éloigner. Etre exemt des Passions qui tourmentent les autres, est l’unique solitude agréable. J’ose même [26] dire, après un des anciens Sages, que je ne suis jamais moins seul que lorsqu’il n’y a personne avec moi. Fort inutile à ces grandes Compagnies, où je me trouve, & sur le pié de n’y pas aller pour me produire, comme font la plûpart des autres, je donne beau jeu à la vanité de ceux qui prétendent y briller, & j’ai souvent d’aussi doux regards de Dames & de Messieurs, magnifiques en Habits, qu’un Poëte en accorderoit à quelqu’un de ses Auditeurs. Il y a tant d’agrémens qui accompagnent cette sorte d’obscurité, où l’on est en public, que je suis presque insensible aux petits dégoûts que j’y reçois tous les jours. Par exemple, il m’est arrivé depuis peu d’avoir entendu, sans le moindre chagrin, qu’on disoit, en parlant de moi: Voilà un bizarre Corps, & qu’un autre ajoûtoit, Il y a douze ans que je connois cet ouvrier-là de vûë, & je ne doute pas que vous ne le connoissiez aussi; mais je crois que vous êtes le seul qui ait jamais demandé qui il étoit. J’avouë qu’il y a bon nombre de Personnes, à qui mon visage n’est pas moins connu que celui de leurs plus proches parens, & qui ne s’embarrassent guères de m’appeller par mon Nom, ou ma Qualité; mais qui disent, d’un air fort déliberé, lorsqu’il s’agit de mon Individu, Mr. Comment l’appellez-vous?

D’ailleurs, ce qui me console de tous ces petites revers, c’est que j’ai la douce satisfaction de voir le naturel des Hommes, d’un œil serein & tranquille, sans aucun [27] préjugé. Libre des Passions & des Intérêts qui les dominent, j’ai plus de sagacité pour découvrir leurs talens, & leurs vices.

On observe d’ordinaire, que ceux qui manquent d’un Sens, ont les autres beaucoup plus exquis. On peut dire aussi que la temperance de ma Langue, ou plutôt la resignation que j’en fais, me donne tous les avantages d’un Muet. Il me semble du moins que j’ai la vûë plus perçante que les autres Hommes, & je me flate, qu’après les avoir tous étudiez, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, je puis deviner assez juste les pensées les plus intimes de tous ceux que je regarde, sans avoir jamais conversé avec eux. De là vient que leur bonne ou mauvaise Fortune n’a pas la moindre influence sur mon jugement. J’en vois briller dans les Cours, & languir dans les Cachots, sans que cela me préoccupe en leur faveur ou à leur desavantage; mais selon la manière dont ils soutiennent leur état, j’ai souvent pitié du Favori, & j’admire l’infortuné.

Ceux qui conversent avec les Muets, découvrent, au mouvement de leurs yeux & à l’air de leur visage, l’idée qu’ils ont des objets presens. Il faut qu’on use de la même pénétration à mon égard, puisque j’ai poussé l’Humeur taciturne à un tel point, que le petit nombre de ceux avec qui je me familiarise, répondent fort juste à mes souris & à mes coups de tête, sans que j’ouvre la bouche. ◀Allgemeine Erzählung Ebene 4► Allgemeine Erzählung► Il arriva l’au-[28]tre soir une avanture assez drolle à cette occasion. J’étois à la Comédie avec Mr. Honeycomb, qui avoit à sa droite un Gentilhomme que nous ne connoissions pas. Celui-ci crut que mon Ami parloit tout seul, sur ce qu’à la vûë de l’air satisfait avec lequel je regardois une jeune Demoiselle, qui étoit dans une Loge vis-à-vis de nous, il se mit à me dire: Dialog► «Pour moi, j’en ai une toute autre idée; je vous avouë qu’elle paroît fort agréable; mais il me semble que la simplicité de son air est plus enfantine qu’innocente.» Lorsque je vins là-dessus à la considerer de nouveau, il ajoûta: «Il est vrai qu’elle est mise d’une maniere qui lui fied très-bien; mais peut-être qu’elle est redevable de ce choix à sa Mere; car quoiqu’une Beauté ne mérite pas moins d’éloges pour le bon goût qui regne dans ses Habits, qu’un bel Esprit pour la justesse de son Stile; avec tout cela, si elle a tiré d’une autre la couleur de ses Rubans, ou qu’on l’ait conseillée à l’égard de sa parure, je lui en donnerai aussi peu l’honneur, qu’à un Plagiaire le titre d’Original.» Lorsque je tournai ensuite les yeux sur une Dame, qui étoit assise auprès de la jeune Demoiselle, mon ami répondit à ma pensée en ces termes, dignes de son Imagination Romanesque: «Regardez, dit-il, Messieurs, si vous en avez la hardiesse, cette charmante Personne. Regardez sa beauté reprimée par l’inno-[29]cence de ses pensées. La Chasteté, le bon Naturel & l’Affabilité sont les Graces qui paroissent sur son visage; elle n’ignore pas qu’elle est belle, mais elle sait en même-tems qu’elle est bonne. Convaincuë de l’autre et de l’autre, elle n’en est pas orgueilleuse. Quelle admirable union! Quelle vivacité n’y a-t-il pas dans ces yeux? Quelle fraîcheur de teint! Que son air exprime naïvement tout ce qu’elle est! On diroit à la voir que sa beauté se meut, & que ses regards parlent.» ◀Dialog

Après cet effor de mon Ami, je crus qu’il étoit de la prudence de ne jetter plus la vûë sur de pareils objets, & de la tourner sur le gros du Sexe, qui ne reflechit guéres, & dont il semble que les yeux aient aussi peu de mouvement que ceux des portraits que font de méchans Peintres, & qu’on pourroit appeller de veritables Statues copiées sur d’autres. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 ◀Ebene 4

Metatextualität► Quoi qu’il en soit, c’est ainsi que je passe ma vie à m’entretenir de mes propres pensées; je ne raisonne jamais qu’avec mes bons Amis, & ce n’est même qu’en particulier; je m’en abstiens en public. Accoutumé donc à la méditation, je pourrois bien avoir quelques idées au-dessus du vulgaire; mais peu exercé dans l’usage de la parole, je ne saurois les communiquer d’une autre maniere que par mes Ecrits. D’ailleurs, j’ose dire que tous mes plaisirs se bornent presque à ceux de la vûë, & que [30] c’est un grand bonheur pour moi d’avoir eu toujours un facile accès auprès du beau Sexe. Si je ne les ai jamais repuës d’éloges ou de flateries, je ne les ai jamais contredites ni calomniées. Ce n’est pas tout, puisqu’elles font la moitié du monde, & que, par la juste complaisance & la galanterie de nos Anglois, elles ont plus de pouvoir que nous; je consacrerai une bonne partie de mes Spéculations à leur service, resolu de parcourir, avec les jeunes Filles, tous les Devoirs de la Virginité, du Lien conjugal, & du Veuvage. Lorsqu’un de mes Discours sera destiné aux Dames, je tâcherai d’emploïer un Stile proportionné à leurs lumieres; c’est-à-dire que bien loin de rabaisser mon Sujet, je l’anoblirai, & que mon Stile n’en sera que plus vif & plus délicat. On peut paroître habile sans prononcer des sentences, de même que la démarche ordinaire d’un Homme découvre qu’il sait danser, quoiqu’il ne fasse pas des cabrioles. En un mot, le plus haut degré de gloire auquel mon Ouvrage puisse atteindre, c’est de servir d’entretien aux Femmes raisonnables, lorsqu’elles s’amusent à boire du Thé ou du Caffé. Dans cette vûë, je traiterai de tout ce qui les regarde par rapport à notre Sexe, en ce qu’elles sont obligées, par les liens du sang, de l’intérêt, ou de l’amitié, d’en approcher ou de s’en éloigner. Je dois aussi déclarer à cette occasion, que, malgré tout mon savoir en Physionomie, je ne révélerai jamais ce [31] que les yeux des Amans & des Amantes se disent les uns aux autres en ma présence; bien entendu que cela ne m’engagera point à cacher les fausses protestations qu’ils se feront, dans les Assemblées publiques, par des coups d’œil, & qu’il me sera toujours permis de les exposer, les uns & les autres, tels qu’ils me paroîtront au fond du cœur. C’est ainsi que l’Amour se traitera, pendant que j’aurai la plume à la main, avec la même sincérité qu’on exige dans toute autre affaire de moindre importance. Tous ceux qui en useront mal, doivent s’attendre à essuïer les plus sanglans reproches, puisque c’est un des principaux intérêts de la vie. La mauvaise foi en Amour sera à l’avenir, plus détestée que la perfidie en Amitié, ou la friponnerie dans le Commerce. Pour arriver à ce but, aussi grand qu’il est utile, j’examinerai à la rigueur toutes les injustices qui se pratiquent contre cette noble Passion, le lien & le fondement de la Société. Mais un si vaste sujet, & tous les autres dont je n’ai dit qu’un mot jusqu’ici, auront une place assez étendue dans la suite de mes Discours. Du reste, le Public verra bientôt que je ne suis pas un Spectateur oisif, que je pense, que je raisonne, & que je m’occupe à quelque chose de solide.

R. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1