Twilight Zones

Liminal Texts of the Long Turn of the Century (1880 - 1940)

Jacob Cow le pirate. Si les mots sont des signes ou Cinq kilos de sucre pour rien

Jean Paulhan

Source: Paulhan, Jean. “Jacob Cow le pirate. Si les mots sont des signes ou Cinq kilos de sucre pour rien.” In Oeuvres complétes. Langage I. La marque des lettres. Paris: Cercle du Livrees Précieux, 1966: 127-140.
First edition: Paulhan, Jean. Jacob Cow le pirate. Si les mots sont des signes ou Cinq kilos de sucre pour rien. Paris: Au Sans pareil, 1921.
Cite as: Paulhan, Jean. “Jacob Cow le pirate. Si les mots sont des signes ou Cinq kilos de sucre pour rien.” In Oeuvres complétes. Langage I. La marque des lettres. Paris: Cercle du Livrees Précieux, 1966: 127-140, in: Twilight Zones. Liminal Texts of the Long Turn of the Century (1880-1940). Eds. Knaller, Susanne/Moebius, Stephan/Scholger, Martina. hdl.handle.net/11471/555.10.70

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Domains: contemporary culture, sciences

Frame: own and foreign

Genre: essay, parabel

Mode: essayistic, montage

Transgression: literature/science, science/essay

[127]

1 Si les mots sont des signes ou

Cinq kilos de sucre pour rien

J'ai accoutumé de me demander si les mots ne sont pas la chose du monde la moins faite pour parier.

Le P. Botzarro. Op. XIII B. 225.

il est difficile de parier des mots de façon détachée, comme un peintre décrit le broyage des couleurs ; ils se mêlent de si près à notre souci de les faire servir que l'on ne distingue jamais très bien où le souci commence et où finit le mot.

Cependant il n'est pas de différence sensible et de fossé du mot à la phrase, de la phrase au récit. Les philosophes remarquent que l'on se peigne et lace ses souliers suivant l'idée que l'on a du monde ; l'écrivain, faiseur de langage, c'est en imitant sa première opinion sur le jeu des mots qu'il se prévoit et se compose.

D'où vient la gravité de cette opinion et la portée de toute erreur qu'elle enferme ; on ne redresse pas les gens qui font de mauvais livres en leur répétant qu'ils sont des sabots : il y faut les aider à inventer sur le langage deux ou trois idées justes.

Si les mots sont des signes

On suppose le plus volontiers que les mots servent aux gens à s'exprimer. Ils sont, par nature, signes de pensées; et, avec eux, ces jonctions ou ces fibres qui les viennent unir; et jusqu'à leurs plus menues variations : l'imparfait du verbe, dit la grammaire, exprime...

Une pareille idée du signe n'est pas si tranchée qu'elle ne puisse offrir double figure : de méfiance à l'égard des mots séparés. Car

[128]les mots ne se suffisent pas, mais la pensée, que l'on découvre sous eux, est seule raison d’être et source de leur sens. Privés de cette pensée, ils nous peuvent abuser : « Ce ne sont là, dit-on, que des mots... » ou : « réfléchir avant de parler » ; et figure de confiance pourtant, aussitôt que l'on a réuni la pensée au mot. Il semble alors que chaque mot se puisse éclairer de cette pensée (il n'en est pas d'irréductible : on a peine ainsi à supposer une phrase qui ne voudrait rien dire du tout) ; ou bien, à l'inverse, que toute pensée possède son mot : « Cherchez le mot propre », conseillent les grammairiens, et : « Tout peut se dire. »

Cette façon de voir entraîne quelque obscurité : il devient délicat d'expliquer que l'idée parfois suive le mot, sorte de lui, le traduise. Cilia, qui tâche à expliquer au médecin le mal dont souffre sa petite fille, à mesure qu'elle parle découvre sa crainte véritable, et s'étonne d'elle-même. Atys, lorsqu'il est parvenu à dire à Chryse : « Alors tu as menti », chacun d’eux recompose à partir du mot sa réelle pensée. Une idée est signe ici de ce mot, et manière de la partager, loin qu'un mot le soit de l'Idée. De tel poète encore, nous savons qu'il est jeté parmi les mots, les presse, les écoute, les attend.

Cinq kilos de sucre pour rien

L'opinion comme la critique se peuvent dépasser. C'est où l'on saisit l'usage spontané des mots, grossier, sans réserve.

On a pu lire[1] :

CINQ KILOS DE SUCRE à tout lecteur de « L'AVENIR »

Démonstration

Un acheteur au numéro débourse par an

365 exemplaires à 0,10 F,

soit 36,50 F

[129] Un abonnement d'un an pour Paris coûte

25 F

et donne droit à un achat de 5 kilos de

sucre à 2,20 F le kilo

11 F

soit 36 F

C'est donc pour rien que tout lecteur de

« L’AVENIR »

peut obtenir 5 kilos de sucre.

Il est sensible que le seul lecteur qui obtienne, à peu près, cinq kilos pour rien est l'acheteur au numéro qui s'abonne, à la faveur de ce changement. L'abonné peut bien dépenser onze francs s'il veut du sucre, l'acheteur au numéro le plus fidèle n'aura rien.

Or tous trois cependant se devaient entendre sous le mot de lecteur ; à quoi tient la démonstration : elle ne reçoit sa valeur et son sens propre qu'à la condition de promettre d'abord un peu plus qu'elle ne tient.

Nous penserons : « On a voulu se jouer de nous », tout sera dit. Elle ne serait pas réclame, si chacun pouvait aussi facilement se débarrasser d'elle. A l'observer sans malveillance, l'on éprouvera sa vertu : elle est que notre première erreur, pour une part, nous compromette, et plus loin nous engage à faire que n'importe quel lecteur (et celui par exemple dont nous disposons, nous-même) obtienne pour rien...; ainsi nous invite-t-elle à la faire vraie.

Tout se passe comme si les mots n'étaient pas signes par nature : I les faut aider. Une erreur seulement, qui fait obstacle à cette aide et, l'exigeant trop grande, la peut rebuter, dévoile ici notre concours.

Ruse de Marc-Aurèle

Je me suis souvent demandé avec étonnement, écrit Marc-Aurèle, pourquoi chacun de nous s'aime plus que tous les autres, et attache cependant moins de prix à son propre jugement sur soi-même qu'à celui des autres. Il est certain que si un Dieu ou un maître sage venait nous ordonner de ne jamais rien concevoir, ni rien penser en nous-mêmes sans aussitôt /'exprimer au-dehors, le crier même, nous ne le supporterions pas un seul jour. Il est donc vrai que nous appréhendons l'opinion du voisin sur nous-même plus que la nôtre.

[130]On éprouve du raisonnement le passage, et l'endroit difficile. Il faut admettre, ou le reste s'effondre, que c'est sur la même pensée que les autres se prononcent, et nous-mêmes, et donc que cette pensée se peut à volonté porter du dedans au dehors, ou l’inverse : les mots ne marquent pas sur elle, ces mots sont comme s'ils n'étaient pas.

(Je suppose qu'une idée aussi aiguë, et à chaque instant menacée, faisait le souci principal de Marc-Aurèle. Seulement il la voulait faire passer en proposant à l'attention un paradoxe plaisant.)

Les jugements communs sur le mensonge ou la sincérité supposent le même fond : c'est à savoir que l'on parle sa pensée directement, sans intermédiaires, plutôt que de parler ses mots dont l’enchaînement et les jeux pourraient, suivant des lois variées, donner mille combinaisons étonnantes.

Il vient de là quelques sentiments curieux : celui, entre autres, de la duplicité du menteur qui, dans le même moment, suppose la morale, pense le vrai et dit le faux. Mais il suffit d'avoir quelque habitude du mensonge pour reconnaître ici une illusion misérable.

Un langage de paradis

Lautréamont, après qu'il a appelé cigogne Lamartine et Jean- Jacques Rousseau grande tête molle, ne se contente pas, comme les personnes sérieuses depuis cent ans, de débattre s'il sera classique ou romantique. Il recherche franchement si l'on peut parler :

La jeunesse écoute les conseils de l'âge mûr. Elle a une confiance illimitée en elle-même.

Si la morale de Cléopâtre eût été moins courte, la face de la terre aurait changé ; son nez n'en serait pas devenu plus long. L'homme est un chêne. La nature n'en compte pas de plus robuste. Il ne faut pas que l'univers s'arme pour le défendre. Une goutte d'eau ne suffit pas à sa préservation.

Ainsi de suite. Le jeu touchant n'est pas neuf, il n'est pas pour cela inoffensif : exactement il implique que les phrases — et en particulier cette espèce que l'on appelle singulièrement des pensées — sont de même pâte que les idées, de sorte qu'il suffit de retourner l'ordre des mots pour avoir leur sens retourné. Une nouvelle maxime porte un témoignage opposé au premier, mais qui ne peut manquer d’être aussi pressant, aussi prégnant, n'étant pas autre, mais le même.

[131]II s'agit dans les Poésies d'une démonstration par l'absurde. Si le langage était ce que l'on pense...

et ce que pense Marc-Aurèle. Ou Victor Hugo, qui appelle le mot verbe. (Si le romantisme tient de Jean-Jacques une image des passions, bien plus sûrement il reçoit de Condillac la confusion des mots avec les idées). C'est ici que Lautréamont pose sa machine infernale. il n'y a rien, dit-il, d'incompréhensible. Il s'ensuit à peu près que l'on n'a plus à penser, les phrases y suffisent. Un coup de pouce de temps en temps les fait varier.

Raison de la rime

Atys, lorsqu’il a suivi depuis les Romains les variations d'un mot, parle fièrement de son sens véritable : la religion, dit-il, est le lien des citoyens, puisque religio... (Il espère ainsi mieux connaître la chose, dans le même temps que le mot.)

Qu'est-il besoin d'aller chercher Atys. Mire dit : On a bien raison de les appeler des protestants, iis protestent tout le temps, et Béril : Savez-vous pourquoi je ne peux pas souffrir les menuisiers? c'est parce qu'ils me nuisent. Mais Béril veut rire? Je ne suis pas sûr qu'Atys parle sérieusement. Et quel droit peut ici fonder toute la science du monde; tel mot a changé de sens, c'était pour échapper à sa première erreur ou confusion (ainsi ne trait-on plus une image, les cheveux, les yeux de la tête, mais le lait seulement) ; tel autre, ç'a été à la faveur d'une confusion nouvelle, d'un jeu de mots : en sorte que l'étymologie véritable nous va renseigner sur son sens moins exactement que ne fait l'étymologie supposée {legs, de la sorte, ne reçoit pas sa signification de laisser, dont il sort, mais de léguer, qu'il imite).

Il reste que cette étymologie, où elle use de mots anciens, épuisés, court peu de risques d'être prise en défaut : nul de ces mots que l'on puisse retrouver, l'instant d'après, muni d'un sens trop différent (comme il arrive pour le calembour). Mais cela est déjà question de mesure, et de réussite : et précisément de la réussite de cette conviction, de ce souhait — dont relèvent pareillement l'analyse du grammairien, les jeux de mots divins de la Pythie — que les pensées et les mots sont confondus au point qu’il n'est pas un fragment de mot qui ne conserve, en toute aventure, son fragment de pensée.

On parle volontiers du charme de la rime : faute, peut-être, de

[132]raisons. Il ne nous surprend pas, Il entre dans la ligne exacte de nos remarques, que la tâche de cette rime soit de fonder pour un moment une prétention des sons voisins aux pensées voisines — et flatter par là notre souci d’un langage parfait. On ne lui ferait point reproche, à l'occasion, de nuire au sens, si l'on n'avait compté qu'elle le favoriserait. On a cette déception, c'est que l'on avait eu cet espoir.

Jacob Cow, le pirate

Mac Orlan avait coutume de raconter qu'étant tombé avec ses marins et ses nègres aux mains de Cow, ce pirate les fit ranger sur le pont. Il passait ensuite de l'un à l'autre :

— Comment t'appelles-tu?

— Dick Smith, de Chicago.

— Bien. A la mer.

On jette Dick Smith. Quand c'est au tour de Mac Orlan :

— Je m'appelle Jacob Cow, dit-il.

Alors, tant est grande la terreur que ce nom inspire, Jacob Cow lui-même regagne en hâte son bateau corsaire, fait larguer les voiles et disparaît.

Nous en usons avec les mots comme si Jacob Cow à chaque fois devait s'enfuir. Aussi bien est-il des mots défendus, ceux qui touchent aux diables et aux bêtes dangereuses : belette offre un compliment, l'autre nom étant égaré. Les anciennes maladies qui reviennent, c'est sous de nouveaux mots : la censure, il y a deux ans, interdisait que l'on parlât de peste. Et les jeunes filles, avec qui l'on cause la première fois, refusent de nous abandonner leurs noms (redoutant de donner ainsi quelque prise sur elles). Je n'avals jamais eu le cafard, dit Alcée, avant de connaître le mot. Étrange exigence, à tout moment menacée, à tout moment maintenue : nous ne supporterions plus de parler, faut-il croire, si les mots un instant cessaient pour nous d'être signes, et signes si parfaits qu'il les faut confondre avec les choses mêmes. Cow, cependant, dans le vrai ne s'enfuit pas. Béni ne se laisse pas séduire à la rime, non plus qu'à la réclame du sucre : « Ils nous achètent », pense-t-il. Sans doute; et la réflexion de Marc-Aurèle n'est point telle qu'on ne la puisse aisément réfuter. Le calembour est peu considéré. Par où l'on remarquerait que les cas, où l'on supposait prendre sur le fait cette confusion des mots avec les choses, étaient aussi bien

[133]ceux où la confusion déjà menaçait ruine : comme si son défaut seul, et déjà sa fissure retenait notre attention.

Notre exigence aussi bien, à la mesure de ce défaut, va prendre un nouvel aspect.

Flatteries au langage

Mire parle, et se laisse parler. Sans effort, il déplace, et rapproche ou écarte les villes, de l'or, quelques jours et nuits. La langue cependant vient à lui fourcher, et nous demandons : « Est-ce bien ce mot qu'il voulait dire ? » Ou quelque auditeur se plaint : « Nous ne nous entendons pas, réplique Mire; comprenez mieux mes paroles... » Aussitôt se montrent les mots, et tels que des signes : c'est où le sens se trouve menacé, ne joue pas, retombe de son haut, de façon que l'on y distingue la pensée d'un côté, de l'autre le mot inerte. Comme un joueur de tennis, qui vient de manquer son coup, regarde avec étonnement un bras, une raquette, tout à l'heure parties de lui, à présent étrangers, et faits d'une matière difficile. L'idée du signe porte, à côté de cet échec et justement à son occasion, la marque d'une confiance. Elle nous informe que les mots, quoi qu'il en semble — et celui-là même qui vient de décevoir — appartiennent aux pensées, qu'ils vont refaire sens. Idée pratique, de défense, et non pas la simple observation que l'on avait pu croire; elle répète : chaque pensée a son mot, chaque mot sa pensée. Le peureux se dit ainsi : « Comme je suis calme », et s'encourage.

Par là se rejoignent et s'accordent les faits que tout d'abord l'on opposait. C'est bien parce qu'ils veulent le rendre signe, et sur lui obtenir ce succès, que Cilia et Atys, à partir du mot qui les déroute, vont imaginer quelque pensée, dont ce mot ne soit plus que l'apparence. Telle est leur défense contre un langage, dangereux ou gênant, aussitôt qu'il s'impose à l'attention, au point qu'il convient de dire que les gens parlent et s'expriment contre ce langage — au lieu que ce soit par lui.

Tel homme pratique estime que l'humanité, dans son ensemble, est composée de canailles; il ajoute que chaque canaille est bonne à quelque chose, quand on sait la prendre. Or notre idée du signe relève d'une sagesse de même ordre. Je veux qu'elle nous évite de lourdes déceptions ; tout de même, trop défiante, soucieuse toujours d'imaginer le pire, elle néglige la première ressource des mots, leur ressource naïve.

[134]Ces deux hommes qui se rencontrent : « Comment ça va ? — Ah ! Sadoul a été condamné à mort », ou cette jeune femme à son ami : « On m'appelle qui? — Georgette chère. Georgette en or. — L'avare! Pas plus? » il faut admirer à quelle réalité leur langage du premier coup atteint. Où les œuvres littéraires, qui devraient prétendre à une réalité voisine, ou plus indépendante encore, cependant semblent hésitantes, et comme effacées, l'on insinuera que c'est pour avoir trop facilement accepté comme idéal cet état du langage où les mots à chaque moment font signe de nous manquer, et le seul dont tiennent compte les doctrines suivant lesquelles l'écrivain exprime les choses ou s'exprime lui-même, la sincérité est sa vertu maîtresse et l'émotion son état de grâce, plus elle est intense, et, dit-on, personnelle — d'autres encore. Il semble qu'ayant voulu profiter de cet étrange événement que les mots font sens, l'on ait été condamné à le saisir dans son état le plus faible et alors qu'il se défait. Un homme dont il faut tirer quelque service, on attend ainsi qu'il soit malade ou affaibli d'idées. On se flatte alors de le tenir. Mais il arrive bien un jour où quelque phrase de lui plus grossière ou difficile donne à entendre qu'il va mieux, et nous échappe.

[135]2 De la poursuite des images ou

Le tailleur chinois

On a supprimé la vieille rhétorique, par quoi nous sommes obligés de faire tous métier de rhétoriqueurs. Or le risque ici est d'autant plus grand que chacun garde pour soi ses découvertes, ne les compare ni ne les peut critiquer. A la place de l'aimable variété que l'on eût pu attendre, voici une abondance monotone de principes inexacts, soumis aux illusions les plus simples, à celles en particulier que favorise le souci de faire rapidement servir les mots.

Tel est le principe qui attache à la découverte d’images neuves l’application de l'écrivain. Non qu'il soit plus sot qu'un autre; il a servi. Pourtant, singulièrement faible aussitôt qu'il doit donner ses raisons.

Si tous les mots ont été images

On sait quelle faveur singulière rencontra la théorie suivant laquelle les mots sont des métaphores refroidies. Les critiques y virent une preuve de la doctrine, qui leur tenait à cœur depuis quelque cent ans.

On a déterminé, écrit Remy de Gourmont, l'origine du mot briller, c'est beryiiare, scintiller comme le béryl. Que ne diraient pas les professeurs de belles-lettres, si quelque « décadent » forgeait, briller n'ayant vraiment plus qu'un sens abstrait, émerauder ou topazer ?

Il s'agit ici de justifier les décadents, ailleurs les romantiques. Il n'est point d'image, dira-t-on, si hardie que l'instinct populaire n'ait imaginé une image plus hardie encore, et qui a réussi. Un professeur s'étonne que Jules Renard écrive : elle agite ses petits bras de lézard... Or la langue latine, d'une pareille audace, appelle lézard, lacertus, le bras musculeux, parce que le tressaillement des muscles sous la peau est comparé à un lézard qui passe.

Il n'y aurait point ainsi deux façons différentes de faire du langage; mais le procédé dont use le bon écrivain est universel, ou peu s'en

[136]faut; dans l'état actuel des langues européennes, «presque tous les mots sont des métaphores ». Que si l'on exige des détails ou des raisons, Bréal, Darmesteter nous offrent de longues suites de métaphores populaires, qui semblent nées par bandes :

Accoster un passant, aborder une question, échouer dans une entreprise, autant de métaphores venues de la mer; opportun, importun sont des images empruntées à l'idée d'une rive d'atterrissage plus ou moins facile. Travail suppose d'abord l'image d'un cheval entravé et assujetti. Un son est grave, une note aiguë, une maison louche.

Bien. De quelques milliers d'observations pareilles, l'on conclut : dans aucune des langues dont nous pouvons étudier l'histoire, il n'y a de mot abstrait qui, si l’on en connaît l'étymologie, ne se résolve en métaphore.

Je le veux ainsi et que la cause en soit dans « le besoin que nous portons en nous de représenter et de peindre par des images ce que nous sentons»; mais enfin Bréal et Darmesteter n'oublient qu'une chose ; c'est de montrer que nous avons bien à faire à des métaphores.

[...]

[138]Illusion du lecteur

On a récemment trouvé que les poèmes exotiques qui nous paraissaient au plus haut point riches d'images se trouvaient faits, de vrai, d'un entassement de lieux communs, et de proverbes, soit hain-tenys malgaches, soit cheking chinois :

Oh ! les petites ! Oh ! les faibles Vapeurs de l'aube aux monts du Sud I Oh ! les jolies ! Oh ! les charmantes Jeunes filles qui ont si faim I

Or la faim, les vapeurs de l'aube ne sont pas ici, pour le Chinois, métaphores, ni façon inventée d'évoquer l'angoisse d'amour, mais cette angoisse dans son expression de droit, comme les lèvres sont de corail. Granet l'établit, et puis ajoute :

L'art des chansons est tout spontané : métaphores et comparaisons en sont pour ainsi dire absentes... On n’y trouve pas de ces procédés littéraires qui révèlent chez nous l'art d'un auteur...

J'entends que les poètes français, au contraire des chinois, usent de procédés ; que fait-on ici, que de reporter sur une autre litté- [139]rature l'erreur dont on vient à peine de se défaire. Car enfin la même illusion nous va présenter ces procédés où ils ne sont pas.

Albalat justement nous recommande de fréquenter les écrivains chez qui l'effort pour « faire de l'art » est visible. Rousseau, dit-il, que l'on peut prendre sur le fait... et je me défie. Mais en tête des auteurs qui nous laissent voir leurs procédés, il faut placer Homère. L'illusion a joué. Ce qui m'étonne, dit Brunetière, c'est qu'on se soit laissé prendre à cette rhétorique. Mais il parle de Baudelaire; et de ce qui précisément dans Baudelaire n'est pas rhétorique ; la Beauté ou \'Invitation au voyage, plutôt que de Don Juan. C'est que le lecteur d'un poème imagine naturellement le poète tel qu'il serait lui- même si d'aventure il composait ce poème. Il lui paraît ainsi que les difficultés, les surprises que lui propose l'oeuvre étaient le but et l'intention maîtresse de l'écrivain. Où la surprise se répète, il crie au procédé. Tant l'abuse ici une confiance trop naïve dans la vertu naturelle des mots.

Défaut des poètes

Quelque génie peut écarter de nous le poète, comme le temps faisait l'ancien Latin, ou l'espace le Kikouyou : il serait délicat d'en vouloir trop exactement préciser les démarches. Inventeur de langage, ce poète n'est sans doute pas comparable de tous points à l'enfant, ou à l'homme qui s'essaie à parler une langue étrangère. Du moins est-il aussi mal compris, pour les mêmes raisons.

Taine approuve Homère de comparer le corps de Ménélas blessé à l'ivoire que les femmes cariennes trempent dans la pourpre. Albalat admire que Chateaubriand écrive : ...le grignotement de la pluie sur la capote de ma calèche. Bon. Cependant où Taine et Albalat tâchent à donner Homère en exemple et disent : Un bon procédé pour trouver des images consiste... ils se précipitent dans l'illusion. C’est que l’effort véritable d'Homère a dû être de retrouver sous l'ivoire, contre l'ivoire un corps saignant — non de ce corps vers cet ivoire. Si Chateaubriand découvre la pluie, c'est qu'il veut se débarrasser du grignotement. Le plus étrange ainsi leur est naturel, ils ne cherchent que le commun.

Les croyez-vous si sots qu'ils entendent d'abord le grignotement, ou n'aperçoivent que l'ivoire? Le sort des poètes est que les actes les plus simples leur sont déjà difficiles. (Il serait si indiqué, propose le sens commun, de travailler à heures fixes.) Or c'est un acte,

[140]

le plus difficile et complexe, que de voir. Et voir l'exact, l'actuel, quelle réussite. Faut-il s'étonner que le poète du premier coup n'y parvienne pas? Il suffit d'étendre légèrement l'observation qui le veut « dans les nuages ».

Et les qualités les plus pures de la pensée non plus ne se peuvent imaginer sans quelque défaut qui les mette en action. Les saints commençaient parfois par assassiner leurs parents, ou toute autre erreur morale peu commune. Ce n'est pas diminuer le poète que de voir à l'origine de son œuvre un semblable défaut d'esprit, que traduisent ses métaphores, et ces multiples erreurs à chaque moment réduites, ou ces mots difficiles pourvus de sens. La langue pour lui préserve son opacité, comme le monde, disait André Gide, son épaisseur.

Le tailleur chinois obtint d'une servante qu'il conserverait quelques jours la robe de reine, dont il voulait surprendre la coupe. Mais il n'avait pas d'autre endroit où la ranger, elle fut dans sa case aussitôt trouée des mites et des papillons, pour les rares qualités de son étoffe. Dans la suite, le tailleur l'imita patiemment; mais avec le plus de soin il reporta sur la nouvelle robe les divers trous, y voyant quelque secret. Ainsi les poètes chercheurs d'images, se pipant aux mots, prennent pour idéal le même défaut d'où le véritable poète s'évadait à grand-peine. Ainsi font les traités sur l'art d'écrire, Céline, le Kikouyou.

1919-1921.

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