CHAPITRE IV
CONCLUSION
I
CONCLUSIONS DE MORALE
Il est possible d'étendre ces observations à nos propres sociétés.
Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans
cette même atmosphère du don, de l'obligation et de la liberté mêlés.
Heureusement, tout n'est pas encore classé
exclusivement en termes d'achat et de vente.
Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus
de leur valeur vénale, si tant est qu'il y ait des valeurs qui soient seulement de
ce genre. Nous n'avons pas qu'une morale de marchands. Il nous reste des gens et des classes qui ont encore les mœurs
d'autrefois et nous nous y plions presque tous, au moins à certaines époques
de l'année ou à certaines occasions.
Le don non rendu rend encore inférieur celui qui l'a accepté, surtout quand il est
reçu sans esprit de retour. Ce n'est pas sortir du domaine germanique que de rappeler
le curieux essai d'Emerson,
On Gifts and Presents
Essais, 2e série, V.. La charité est encore blessante pour celui qui l'accepteCf. Koran, Sourate II, 265, cf. KOHLER in Jewish Encyclopaedia, I, p. 465., et tout l'effort de notre morale tend à supprimer le patronage
inconscient et injurieux du riche « aumônier ».
L'invitation doit être rendue, tout comme la « politesse ». On voit ici, sur le fait, la trace du vieux fond traditionnel, celle des vieux potlatch nobles, et aussi on voit
affleurer ces motifs fondamentaux de l'activité humaine : l'émulation entre les
individus du même sexeWilliam JAMES, Principles Of
Psychology, II, p. 409., cet « impérialisme foncier » des hommes ; fond social d'une part, fond animal et
psychologique de l'autre, voilà ce qui
apparaît. Dans cette vie à part qu'est notre vie
sociale, nous-mêmes, nous ne pouvons « rester en reste », comme on dit encore chez
nous.
Il faut rendre plus qu'on a reçu. La « tournée
» est toujours plus chère et plus grande. Ainsi telle famille villageoise de notre
enfance, en Lorraine, qui se restreignait à la vie la plus modeste en temps courant,
se ruinait pour ses hôtes, à l'occasion de fêtes
patronales, de mariage, de communion
ou d'enterrement. Il faut être « grand seigneur »
dans ces occasions. On peut même dire qu'une partie de notre peuple, se
conduit ainsi constamment et dépense sans compter quand il s'agit de ses hôtes, de
ses fêtes, de ses « étrennes ».
L'invitation doit être faite et elle doit être
acceptée. Nous avons encore cet usage, même dans nos corporations libérales.
Il y a cinquante ans à peine, peut-être encore récemment, dans certaines parties
d'Allemagne et de France, tout le village prenait part au festin du mariage ;
l'abstention de quelqu'un était bien mauvais signe, présage et preuve d'envie, de «
sort ». En France, dans de nombreux endroits, tout le monde prend part encore à la
cérémonie. En Provence, lors de la naissance d'un enfant, chacun apporte encore son
œuf et d'autres cadeaux symboliques.
Mais il ne suffit pas de constater le fait, il faut
en déduire une pratique, un précepte de morale. Il ne suffit pas de dire que le droit est en voie de se débarrasser de quelques abstractions : distinction
du droit réel et du droit personnel ; - qu'il est en voie d'ajouter d'autres
droits au droit brutal de la vente et du paiement des services. Il faut dire que cette révolution est bonne.
D'abord, nous
revenons, et il faut revenir, à des
mœurs de « dépense noble ». Il faut que, comme en pays anglo-saxon, comme en tant d'autres sociétés
contemporaines, sauvages et hautement civilisées, les riches reviennent -
librement et aussi forcément - à se considérer comme des sortes de trésoriers de
leurs concitoyens. Les civilisations antiques - dont sortent les nôtres
avaient, les unes le jubilé, les autres - les
liturgies, chorégies et triérarchies, les syssities (repas en commun),
les dépenses obligatoires de l'édile et des personnages consulaires. On devra
remonter à des lois de ce genre. Ensuite il faut plus de souci de l'individu, de sa
vie, de sa santé, de son éducation - chose rentable d'ailleurs - de sa
famille et de l'avenir de celle-ci. Il faut plus de bonne foi, de sensibilité, de
générosité dans les contrats de louage de
services, de location d'immeubles, de vente de
denrées nécessaires. Et il faudra bien qu'on trouve le moyen de limiter
les fruits de la spéculation et de l'usure.
Cependant, il faut que l'individu travaille. Il faut qu'il soit forcé
de compter sur soi plutôt que sur les autres.
D'un autre côté, il faut qu'il défende ses
intérêts, personnellement et en groupe. L'excès de générosité et le communisme
lui seraient aussi nuisibles et seraient aussi nuisibles à la société que
l'égoïsme de nos contemporains et l'individualisme de nos lois.
Dans le Mahabharata, un génie
malfaisant des bois explique à un brahmane
qui donnait trop et mal à propos : « Voilà pourquoi
tu es maigre et pâle. » La vie du moine et celle de Shylock doivent
être également évitées. Cette morale nouvelle consistera sûrement dans un bon et
moyen mélange de réalité et d'idéal.
Ainsi, on peut et on doit revenir à de l'archaïque,
à des éléments ; on retrouvera des motifs de vie et d'action que connaissent
encore des sociétés et des classes
nombreuses : la joie à donner en public ; le plaisir de la dépense artistique
généreuse ; celui de l'hospitalité et de la fête privée et publique.
L'assurance sociale, la sollicitude de la mutualité, de la coopération, celle du groupe professionnel, de toutes ces
personnes morales que le droit anglais décore
du nom de « Friendly Societies » valent mieux que la simple sécurité personnelle que
garantissait le noble à son tenancier, mieux que la vie chiche que donne le salaire
journalier assigné par le patronat, et même mieux que l'épargne capitaliste - qui n'est fondée que sur un crédit changeant.
Il est même possible de concevoir ce que serait une
société où régneraient de pareils
principes. Dans les professions libérales de nos grandes nations fonctionnent déjà à quelque degré une morale et une économie de ce genre. L'honneur, le désintéressement,
la solidarité corporative n'y sont pas un vain
mot, ni ne sont contraires aux nécessités du travail. Humanisons de même les autres groupes professionnels et
perfectionnons encore ceux-là. Ce sera un grand progrès fait, que Durkheim a souvent préconisé.
Ce faisant, on reviendra, selon nous, au fondement
constant du droit, au principe même de la
vie sociale normale. Il ne faut pas souhaiter que le citoyen soit ni trop bon et trop subjectif, ni
trop insensible et trop réaliste. Il faut qu'il ait
un sens aigu de lui-même mais aussi des autres, de la réalité sociale (y a-t-il
même, en ces choses de morale, une autre réalité ?) Il faut qu'il agisse en
tenant compte de lui, des sous-groupes, et de la société. Cette morale est éternelle ; elle est commune aux sociétés les
plus évoluées, à celles du proche futur, et aux sociétés les moins élevées que
nous puissions imaginer. Nous touchons
le roc. Nous ne parlons même plus en termes de droit, nous parlons d'hommes et de groupes d'hommes parce
que ce sont eux, c'est la société, ce sont des sentiments d'hommes en esprit, en chair et
en os, qui agissent de tout temps et ont agi partout.
Dans un corroboree (danse dramatique publique) de Pine MountainROTH, Games, But. Ethn. Queensland, p. 23, no
28. (Centre oriental du Queensland), chaque individu à son tour entre
dans le lieu consacré, tenant dans sa main son propulseur de lance, l'autre main
restant derrière son dos ; il lance son
arme dans un cercle à l'autre bout du terrain de danse, nommant en même
temps à haute voix le lieu dont il vient, par exemple : « Kunyan est ma
contrée »Cette annonce du nom du clan survenant est un
usage très général dans tout l'Est australien et se rattache au système de
l'honneur et de la vertu du nom.; il s'arrête un moment et pendant ce
temps-là ses amis « mettent un présent », une lance, un
boomerang, une autre arme, dans son autre main. « Un bon guerrier peut ainsi recevoir plus que sa main ne peut tenir, surtout
s'il a des filles à marier
Fait notable, qui laisse à penser que se contractent alors
des engagements matrimoniaux par la voie d'échanges de présents.. »
Dans la tribu des Winnebago (tribu Siou), les chefs de clans adressent à leurs
confrèresRADIN, Winnebago Tribe, XXXVIIth Annual Report
of the Bureau of American Ethnology, p. 320 et sq., chefs des autres clans,
des discours fort caractéristiques, modèles de cette étiquetteV. art Etiquette, Handbook or American Indians, de HODGE.
répandue dans toutes les civilisations des Indiens de l'Amérique du Nord. Chaque clan
cuit des aliments, prépare du tabac pour les représentants des autres clans, lors de
la fête de clan. Et voici par exemple des fragments des discours du chef du clan des
Serpentsp.p. 326, par exception, deux des chefs invités
sont membres du clan du Serpent. On peut comparer les discours exactement
superposables d'une fête funéraire (tabac). Tlingit, SWANTON, Tlingit Myths and
Texts (Bull. of Am. Ethn., no 39), p. 372 : « Je vous salue ; c'est bien ;
comment pourrais-je dire autrement ? Je suis un pauvre homme sans valeur et vous vous
êtes souvenus de moi. C'est bien... Vous avez pensé aux esprits et vous êtes venus
vous asseoir avec moi... Vos plats vont être bientôt remplis, je vous salue donc
encore, vous, humains qui prenez la place des esprits… etc. » Et lorsque chacun des
chefs a mangé et qu'on a fait les offrandes de tabac dans le feu, la formule finale
expose l'effet moral de la fête et de toutes ses prestations : « Je vous remercie
d'être venus occuper ce siège, je vous suis reconnaissant. Vous m'avez encouragé...
Les bénédictions de vos grands-pères (qui ont eu des révélations et que vous
incarnez), sont égales à celles des esprits. Il est bien que vous ayez pris part à ma
fête. Ceci doit être, que nos anciens ont dit : « Votre vie est faible et vous ne
pouvez être fortifié que par le conseil des braves. » Vous m'avez conseillé... c'est
de la vie pour moi. »
Ainsi, d'un bout à l'autre de l'évolution humaine,
il n'y a pas deux sagesses. Qu'on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a
toujours été un principe d’action et le sera toujours : sortir de soi, donner,
librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper. Un beau proverbe maori le dit :
Ko Maru kai atu
Ko Maru kai mai
ka ngohe ngohe.
« Donne autant que tu prends, tout sera très
bienRev. TAYLOR, Te Ika a Maui, Old New
Zealand, p. 1,10, prov. 42, traduit fort brièvement a give as well as take
and all will be right », mais la traduction littérale est probablement la
suivante : Autant Maru donne, autant Maru prend, et ceci est bien, bien.
(Maru est le Dieu de la guerre et de la justice.). »