De tout temps
Mais à présent je sais par expérience que c’est une tout autre
chose d’écouter rendre Ne jugez point.
Et certes je ne me persuade point qu’une société puisse se passer
de tribunaux et de juges ; mais à quel point la justice
humaine est chose douteuse et précaire, c’est ce que, durant
douze jours, j’ai pu sentir jusqu’à
Pourtant je tiens à dire ici, d’abord, pour tempérer quelque peu
les critiques qui transparaissent dans
Sans doute quelques réformes, peu à peu, pourront être
introduites, tant du côté du juge et de l’interrogatoire,
que de celui des jurésToutes les notes appelées par un
astérisque sont de Gide.)
*
oui
du non ; mais à part deux
je-m’en-foutistes, qui du reste se feront constamment
récuser, chacun semble bien décidé à apporter là toute sa
conscience et toute son attention.
Les cultivateurs, de beaucoup les plus nombreux, sont décidés à
se montrer très sévères ; les exploits des bandits
tragiques, BonnotToutes les notes
appelées par un chiffre arabe sont de
l'éditeur.)Société et sont bien
décidés à la défendre.
La
Cagnotte de Labiche. Il soulève un grand rire
général en expliquant qu’il tourne depuis une
demi-heure autour du palais de justice sans parvenir
à trouver l’entrée. On lève l’amende.
Par absurde crainte de me faire remarquer, je n’ai pas pris de
notes sur la première affaire ; un attentat à la
Je ne sais comment ils s’y sont pris pour obtenir l’acquittement
tout en reconnaissant l’individu coupable des actes
reprochés. La majorité a donc dû, contre toute vérité,
écrire « Non » sur la feuille
*
La seconde affaire de cette même journée m’amène sur le banc des jurés, et place en face de moi les accusés Alphonse et Arthur.
Arthur est un jeune aigrefin à fines moustaches, au front découvert, au regard un peu ahuri, l’air d’un Daumier. Il se dit garçon de magasin d’un sieur X... ; mais l’information découvre que M. X... n’a pas de magasin.
L’affaire est assez embrouillée : il s’agit d’abord d’un vol assez important de fourrures, puis d’un cambriolage sans autre résultat, en plus du saccage, que la distraction d’une blague à tabac de trois francs, et d’un carnet de chèques inutilisables. On ne parvient pas à recomposer le premier vol et les charges restent si vagues que l’accusation se reporte plutôt sur le second ; mais ici encore rien de précis ; on rapproche de menus faits, on suppose, on induit...
Dans le doute, l’accusation solidarise les deux accusés ; mais leur système de défense est différent. Alphonse porte beau, a souci de son attitude, rit spirituellement à certaines remarques du président :
« Vous fumiez de gros cigares.
— Oh ! fait-il dédaigneusement, des londrès à vingt-cinq centimes !
— Vous ne disiez pas tout à fait cela à l’instruction, dit un peu plus tard le président. Pourquoi n’avez-vous pas persisté dans vos négations ?
— Parce que j’ai vu que ça allait m’attirer des ennuis », répond-il en riant.
Il est parfaitement maître de lui et dose très habilement ses protestations. Ses occupations de « placier » restent des plus douteuses. On le dit « l’amant » d’une vieille fille de soixante ans. Il proteste : « Pour moi, c’est ma mère. »
L’impression sur le jury est déplorable. S’en rend-il compte ? Son front, peu à peu, devient luisant...
Arthur n’est guère plus sympathique. L’opinion du jury est que,
après tout, s’il n’est pas bien certain qu’ils aient commis
ces vols-ci, ils ont dû en
commettre d’autres ; ou qu’ils en commettront ; que, donc,
ils sont bons à coffrer.
Cependant c’est pour ce vol uniquement que
nous pouvons les condamner.
« Comment aurais-je pu le commettre ? dit Arthur. Je n’étais pas au Havre ce jour-là. »
Mais on a recueilli, dans la chambre de sa maîtresse, les
morceaux
Or voici comment se défend Arthur :
« J’ai, dit-il en substance, envoyé ce jour-là à ma maîtresse non
pas une carte, mais deux ; et comme
les photographies qu’elles portaient étaient “un peu lestes”
(elles représentaient en fait l’Adam et l Ève de la
cathédrale de Rouen), je les avais glissées, image contre
image, dans une seule enveloppe transparente, après y avoir
mis double adresse, les avoir affranchies toutes les deux et
avoir percé l’enveloppe aux endroits des timbres, pour en
permettre la double oblitération. Au dé
C’est du moins ce que j’arrivais à démêler au travers de ses protestations confuses, bousculées par un président dont l’opinion est formée et qui paraît bien décidé à ne rien écouter de neuf. J’ai le plus grand mal à comprendre, à entendre même ce que dit Arthur, sans cesse interrompu et qui finit par bredouiller ; le jury, qu’il ne parvient pas à intéresser, renonce à l’écouter.
Son système pourtant se tient d’autant mieux qu’il est peu vraisemblable qu’un aigrefin aussi habile que semble être Arthur ait laissé derrière lui — que dis-je ? créé, le soir d’un crime, une telle pièce à conviction. De plus, s’il était au Havre lui-même, quel besoin avait-il d écrire à sa maîtresse, au Havre, quand il pouvait aussi bien aller la trouver ?
Je sais que les jurés ont droit, sans précisément intervenir dans
les débats, de s’adresser au président pour le prier de
poser aux accusés ou aux témoins telle question qu’ils
jugent propre à éclairer les débats ou leur conviction
personnelle, que toutefois ils ne doivent point laisser
paraître... Vais-je oser user de ce droit?... On n’imagine
« Monsieur le Président pourrait-il demander à l’employé de la poste qui était tout à l’heure à la barre, si le timbrage du départ est toujours différent de celui de l’arrivée ? »
Car enfin, s’il était possible de reconnaître que le timbre a bien été oblitéré à l’arrivée comme le prétend Arthur, et non au départ comme le prétend l’accusation, que resterait-il de celle-ci ?
Le président, n’ayant pas suivi l’argumentation embrouillée d’Arthur, ne comprend visiblement pas à quoi rime ma question ; pourtant il rappelle obligeamment le témoin :
« Vous avez entendu la question de monsieur le juré ? Veuillez y répondre. »
L’employé se lance alors dans une profuse explication qui tend à
prouver que les heures des départs n’étant pas les mêmes que
les heures d’arrivée, il n’y a pas de confusion possible ;
que du explication.
« Monsieur le juré, êtes-vous satisfait ?... »
Je tâche de formuler une question nouvelle plus pressante que la première. Puis-je dire pourtant que non, que je ne suis pas satisfait ; que le témoin n’a pas du tout répondu à ma question ? Du reste, cette question, je sens bien que, non plus que le président, aucun des jurés ne l’a comprise ; du moins aucun des jurés n’a compris pourquoi je la posais. Aucun n’a pu suivre l’argumentation d’Arthur, que moi-même je n’ai suivie qu’avec beaucoup de peine. Il a une sale tête, un physique ingrat, une voix déplaisante ; il n’a pas su se faire écouter. L’opinion est faite, et quand bien même on viendrait à découvrir à présent que la carte n’est pas de lui...
« Les débats sont clos. »
Un peu plus tard, dans la salle de délibération.
Les jurés sont unanimes ; résolument tournés ces crimes. Etait-il
vraisemblable, admissible même, qu’Alphonse, à Trouville où
il était fort connu, dans la rue de Paris si fréquentée, et
à une heure point tardive, ait pu, sans être remarqué de
personne, trimbaler un ballot énorme qu’on estime avoir eu
un mètre de large et deux de haut ? — (Il s’agit ici du
premier vol, celui des fourrures.)
Enfin, pour aigrefins qu’ils fussent, ce n’étaient tout de même
pas des bandits ; je veux dire qu’ils
profitaient de la société,
mais n’étaient pas insurgés contre elle. Ils cherchaient à
se faire du bien, non à faire du mal à autrui, etc. Voici ce
que se disaient les jurés, désireux d’une sévérité pondérée.
Bref, ils se mirent d’accord pour condamner, commis
la nuit ?... à plusieurs ?... dans un édifice habité
?... avec fausses clef ou effraction ?
Et comme il était de toute évidence que, si le vol avait été
commis, il ne l’avait pu être autrement, les jurés, tout
naturellement, et malgré ce qu’ils
s’étaient promis, se trouvèrent entraînés à
répondre : oui à toutes les
questions.
« Mais, messieurs, disait un des jurés (le plus jeune et qui
paraissait seul avoir quelques rudiments de culture),
répondre non à ces questions ne veut
point dire que vous croyez qu’il n’y a pas eu d’effraction,
que cela ne se passait pas la nuit, etc. ; cela veut dire
simplement que vous ne voulez pas retenir ce chef
d’accusation. »
Le raisonnement les dépassait.
« Nous n’avons pas à entrer là-dedans, ripostait l’un. Nous devons simplement répondre à la question : “Le vol a-t-il été commis la nuit ?”
— J’pouvons tout de même pas répondre: non », disaient les autres.
Et, bien que quelques non fussent trouvés
dans l’urne, l’affirmative l’emporta de beaucoup.
De sorte que tous ceux qui s’étaient promis de coupables, mais sans
circonstances non plus atténuantes qu’aggravantes, se
trouvèrent entraînés à voter les « atténuantes » pour compenser l’excès des «
aggravantes », que les questions les avaient contraints
d’accepter.
Et sitôt après, en chœur :
« Ah ! nous avons fait de la jolie besogne ! C’est honteux ! On
ne va pas les punir assez ! Circonstances atténuantes ! S’il
est possible ! Si seulement on nous avait laissés voter coupables tout simplement !...
»
Au grand soulagement de chacun, le tribunal décida la peine assez forte (six ans de prison et dix ans d’interdiction de séjour) en tenant le moins de compte possible de la décision des jurés.
J’ai noté avec quelque détail la perplexité, la gêne qui règnent dans la salle du jury ; je les retrouverai bien à peu près les mêmes à chaque délibération. Les questions sont ainsi posées qu’elles laissent rarement le juré voter comme il l’eût voulu, et selon ce qu’il estimait juste. Je reviendrai là-dessus.
*
Cette question que j’ai posée au cours de l’interrogatoire l’a laissé croire sans doute que je m’intéressais à lui, que je doutais s’il était coupable, que peut-être je l’aiderais...
Il me supplie d’user de mon droit, de demander à l’aller voir dans sa cellule : il a d’importantes explications à me donner, etc.
Je regarderai d’abord son dossier ; si le morceau de carte postale est insuffisamment affranchi, je ferai part de mon doute au procureur.
J’ai pu voir, après la séance, le dossier : la carte postale porte un timbre de dix centimes. Je renonce.
Et pourtant je me dis aujourd’hui que, si chaque timbre avait été
de cinq centimes, l’employé de la poste, au départ, les
aurait oblitérés tous les deux ; et que c’est, au contraire,
dans le cas où l’affranchissement d’un des côtés aurait été
déjà par lui-même suffisant, que l’autre tim