Parfois, pour signifier ici-bas, de toute
existence. Je me sens par là tout à fait en communion
désir, ne recevant de plus grand défi que la mort, je puis
en venir à désirer la mort. Mais il ne saurait être question de m’abêtir, ce serait
me vouer aux remords. Je m’y suis prêté une fois ou deux : cela ne me réussit
pas.
publie pour chercher des hommes, et rien de plus. Des
hommes, je suis de jour en jour plus curieux d’en découvrir.
Ma curiosité, qui s’exerce passionnément sur les êtres, est par ailleurs assez difficile à exciter. Je n’ai pas grande estime pour l’érudition ni même, à quelque raillerie que cet aveu m’expose, pour la culture. J’ai reçu une instruction moyenne, et cela presque inutilement. J’en garde, au plus, un sens assez sûr de certaines choses (on a été jusqu’à prétendre que j’avais celui de la langue française avant tout autre sentiment, ce qui n’a pas laissé de m’irriter). Bref, j’en sais bien assez pour mon besoin spécial de connaissance humaine.
Par contre, je n’aperçois, dans ce qu’on nomme
Je ne fais point pour cela profession d’intelligence. C’est en quelque sorte
instinctivement que je me débats à l’intérieur de tel ou tel raisonnement, ou de tout
autre cercle vicieux. (Pierre n’est pas nécessairement mortel. Sous l’apparente
déduction qui permet d’établir le contraire se trahit une très médiocre supercherie.
Il est bien évident que la première proposition : Tous les hommes sont mortels,
appartient à l’ordre des sophismes). Mais rien ne m’est plus étranger que le soin
pris par certains hommes de sauver ce qui peut être sauvé. La jeunesse est à cet
égard un merveilleux talisman. Je me permets de renvoyer mes contradicteurs, s’il
s’en trouve, à l’avertissement lugubre des premières pages d’Adolphe : « Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. Il
est assez singulier que cette impression se soit affaiblie précisément à mesure que
les années se sont accumulées sur moi. Serait-ce pas qu’il y a dans l’espérance
quelque chose de douteux et que lorsqu’elle se retire de la carrière de l’homme,
Toujours est-il que je me suis juré de ne rien laisser s’amortir en moi, autant que j’y puis quelque chose.
Je n’en observe pas moins avec quelle habileté la nature cherche à obtenir de moi toutes sortes de désistements. Sous le masque de l’ennui, du doute, de la nécessité, elle tente de m’arracher un acte de renonciation en échange duquel il n’est point de faveur qu’elle ne m’offre. Autrefois, je ne sortais de chez moi qu’après avoir dit un adieu définitif à tout ce qui s’y était accumulé de souvenirs enlaçants, à tout ce que je sentais prêt à s’y perpétuer de moi-même. La rue, que je croyais capable de livrer à ma vie ses surprenants détours, la rue avec ses inquiétudes et ses regards, était mon véritable élément : j’y prenais comme nulle part ailleurs le vent de l’éventuel.
Chaque nuit, je laissais grand ouverte la porte de la chambre que j’occupais à
l’hôtel dans l’espoir de m’éveiller enfin du côté d’une compagne que je n’eusse pas
choisie. Plus tard seulement, j’ai craint qu’à leur tour la rue et cette inconnue me
fixassent. Mais ceci est une autre affaire.
Littérature à quelques-unes des prétendues
notabilités du monde littéraire. Et la réponse la plus satisfaisante, Littérature l’extrayait à quelque temps de là du carnet
du lieutenant Glahn, dans Pan : « J’écris, disait Glahn,
pour abréger le temps. » C’est la seule à laquelle je puisse encore souscrire,
avec cette réserve que je crois aussi écrire pour allonger le temps.
rien la postérité.
C’est de cette manière qu’il faut entendre la dictature de
l’esprit, qui fut un des mots d’ordre de sens de ce que
nous écrivons, mes amis et moi, a cessé de nous préoccuper, alors qu’au contraire
nous estimons que les dissertations morales d’un Racine sont absolument indignes de
l’expression admirable qu’elles empruntent. fond à la forme et pour
cela il est naturel que nous nous efforcions d’abord de dépasser l’utilité
pratique.
A ceux qui, sur la foi de théories en vogue, seraient soucieux de déterminer à la
suite de quel trauma affectif je suis devenu celui qui leur tient ce langage, je ne
puis moins faire, avant de conclure, que dédier le portrait suivant, qu’il leur sera
loisible d’intercaler dans le petit volume des Lettres de guerre de Jacques Vaché
C’est à Nantes où, au début de 1916, j’étais mobilisé comme interne provisoire au
centre de neurologie, que je fis la connaissance de Jacques Vaché. Il se trouvait
alors en traitement à l’hôpital de la rue du Boccage pour une blessure au mollet.
D’un an plus âgé que moi, c’était un jeune homme aux cheveux roux, très élégant, qui
avait suivi les cours de M. Luc-Olivier Merson à l’école des Beaux-Arts. Obligé de
garder le lit, il s’occupait à dessiner et à peindre des séries de cartes postales
pour lesquelles il inventait des légendes singulières. La mode masculine faisait
presque tous les frais de son imagination. Il aimait ces figures glabres, ces
attitudes hiératiques qu’on observe dans les bars. Chaque matin il passait bien une
heure à disposer une ou deux photographies, des godets, quelques violettes sur une
petite table à dessus de dentelle, à portée de sa main. A cette époque, je composais
des poèmes mallarméens. Je traversais un des moments les plus difficiles de ma vie,
je commençais à voir que je ne ferais pas ce que je voulais. La guerre durait.
L’hôpital auxiliaire 103 bis retentissait des cris du médecin
traitant, charmant homme par ailleurs : « Dyspepsie, connais pas. Il y a deux
maladies d’estomac : l’une, certaine, le cancer; l’autre, douteuse, l’ulcère.
Foutez-lui deux portions de viande et de la salade. Ça passera. Mon vieux, je vous
ferai crever, etc. ». Jacques Vaché souriait. Nous nous entretenions de Rimbaud
(qu’il détesta toujours), d’ApolL’arrière même ne signifiait rien. Le tout était de vivre encore et le seul
fait de polir des bagues dans la tranchée ou de tourner la tête, passait à nos yeux
pour une corruption. Écrire, penser, ne suffisait plus : il fallait à tout prix se
donner l’illusion du mouvement, du bruit : Jacques Vaché, à peine sorti de l’hôpital,
s’était fait embaucher comme débardeur et déchargeait le charbon de la Loire. Il
passait l’après-midi dans les bouges du port. Le soir, de café en café, de cinéma en
cinéma, il dépensait beaucoup plus que de raison, se créant une atmosphère à la fois
dramatique et pleine d’entrain, à coups de mensonges qui ne le gênaient guère (il me
présentait à tous sous leparfois en uniforme
de lieutenant de hussards, d’aviateur, de médecin. Il arrivait qu’en vous croisant il
ne semblât pas vous reconnaître et qu’il continuât son chemin sans se retourner.
Vaché ne tendait la main pour dire ni bonjour ni au revoir. Il habitait place du
Beffroi une jolie chambre en compagnie d’une jeune femme dont je n’ai jamais su que
le prénom : Louise, et que, pour me recevoir, il obligeait à se tenir des heures
immobile et silencieuse dans un coin. A cinq heures, elle servait le thé et, pour
tout remerciement, il lui baisait la main. A l’en croire, il n’avait avec elle aucun
rapport sexuel et se contentait de dormir près d’elle, dans le même lit. C’était
d’ailleurs, assurait-il, toujours ainsi qu’il procédait. Il n’en aimait pas moins à
dire : « Ma maîtresse », prévoyant sans doute la question que devait un jour poser
Gide : « Jacques Vaché était-il chaste? »
A partir de mai 1916, je ne devais plus revoir mon ami que cinq ou six fois. Il était
reparti au front, d’où il m’écrivait rarement (lui qui n’écrivait à personne, sauf
dans un but intéressé, à sa mère, tous les deux ou trois mois). Le 23 juin 1917,
rentrant vers deux heures du matin à l’hôpital de la Pitié où j’étais en traitement,
je trouve un mot de lui, accompagnant le dessin qui figure en tête de ses Lettres. Il me donnait rendez-vous le lendemain à la première
des Mamelles de Tirésias. C’est au Conservatoire Maubel que je
retrouvai Jacquesassez heureux pour porter secours à une « petite fille »
que deux hommes brutalisaient. Il avait pris l’enfant sous sa protection. Elle
pouvait avoir seize ou dix-sept ans. Que faisait-elle, en pleine nuit, aux abords
d’une gare? Il ne s’en était pas inquiété. Comme elle accusait une grande fatigue il
lui avait offert de prendre le train dans une direction quelconque et c’est ainsi
qu’ils s’étaient rendus à Fontenay-aux-Roses. Là, tous deux avaient recommencé à
marcher et ce n’est que sur les instances de Jeanne qu’il avait fini par se mettre en
quête d’un abri. Il pouvait être quatre heures. Un éteigneur de réverbères qui, par
une poétique coïncidence, exerçait le jour la profession de croque-mort, leur avait
offert l’hospitalité. Le lendemain, jour de notre rendez-vous, ils s’étaient éveillés
tard et n’avaient eu que le temps de se rendre à Montmartre. Jacques avait prié la
petite fille de l’attendre dans une épicerie avec quelques sous de bonbons. Il me
quittait à la fin de l’après-midi pour aller la chercher. C’était une toute jeune
fille, d’apparence très naïve; il lui avait passé en bandoulière sa carte
d’état-major. Elle nous accompagna
Trois mois plus tard, Jacques était de nouveau à Paris. Il vint me voir, mais me
quitta très vite pour aller, ce beau matin-là, se promener seul le long du canal de
l’Ourcq. Je revois ce long manteau de voyage jeté sur ses épaules et l’air sombre
avec lequel il parlait d’une réussite dans l’épicerie. « Vous
me croirez disparu, mort, et un jour — tout arrive — (il prononçait ce genre de
formules d’une voix chantante) vous apprendrez qu’un certain Jacques Vaché vit retiré
dans quelque Normandie. Il se livre à l’élevage. Il vous présentera sa femme, une
enfant bien innocente, assez jolie, qui ne se sera jamais doutée du péril qu’elle a
couru. Seuls quelques livres, — bien peu, dites, — soigneusement enfermés à l’étage
supérieur, attesteront que quelque chose s’est passé. » Même cette illusion devait
l’abandonner peu après, la lettre du 9 mai 1918 en fait foi. d’Une Saison en enfer
: « Je serai aussi trappeur, ou voleur, ou chercheur, ou chasseur, ou mineur, ou
sonneur. Bar de l’Arizona (whisky, gin and mixed) et belles forêts exploitables, et
vous savez ces belles culottes de cheval à pistolet mitrailleuse, avec étant bien
rasé, et de si belles mains à solitaire. Tout ça finira par un incendie, je vous dis,
ou dans un salon, richesse faite. — Well. »
Jacques Vaché s’est suicidé à Nantes quelque temps après l’armistice. Sa mort eut
ceci d’admirable qu’elle peut passer pour accidentelle. Il absorba, je crois,
quarante grammes d’opium, bien que, comme on pense, il ne fût pas un fumeur
inexpérimenté. En revanche, il est fort possible que ses malheureux compagnons
ignoraient l’usage de la drogue et qu’il voulut en disparaissant commettre à leurs
dépens, une dernière fourberie drôle.
Je n’ai pas pour habitude de saluer les morts, mais cette existence que je me suis
plu et déplu à retracer ici est, qu’on s’en persuade, presque tout ce qui m’attache
encore à une vie faiblement imprévue et à de menus problèmes. Tous les cas
littéraires ou artistiques qu’il faut bien que je soumette passent après et encore ne
me retiennent-ils qu’autant que je puis les évaluer, en signification humaine, à
cette mesure infinie. réaliser dans le domaine intellectuel me paraîtra
toujours témoigner de la pire servilité ou de la plus entière mauvaise foi. Je
n’aime,