La confession dédaigneuse: Twilight Zones Edition Breton André TEI encoding von Roedern, Gero data modeling Scholger, Martina text compilation, text analysis Knaller, Susanne text compilation, text analysis Moebius, Stephan text editing, text correction Huber, Mario text editing, text correction Pachner, Marie-Therese digital implementation Stüger, Marie Twilight Zones Knaller, Susanne Moebius, Stephan Scholger, Martina Zentrum für Informationsmodellierung - Austrian Centre for Digital Humanities, Karl-Franzens-Universität Graz GAMS - Geisteswissenschaftliches Asset Management System 2020 Graz o:liminal.breton.1990a context:liminal.texts La confession dédaigneuse Les pas perdus Breton André 1990 Paris Gallimard Breton, André. “La confession dédaigneuse.” In Les pas perdus. Paris: NRF, 1924. Domains literature contemporary culture Frame literature and art scene modern society Genre essay Mode proclamatory narrative autobiographical Transgression literature/essay French Initial TEI encoding TEI encoding Terms Genre poetry miscellaneous confessions Emotions emotion types desire Tools writing material Movement medial practices writing Fields arts literature epochs Techniques Styles programmatic discursive Intertextual Patterns quotes names works Concepts Emotions emotion and art Genre and Forms open forms Norms rules pragmatism Values life Perception psycho-physical aesthetic Me/We-Relation self-awareness Frame and Location literature and art scene
LA CONFESSION DÉDAIGNEUSE

Parfois, pour signifier « l’expérience » on a recours à cette expression émouvante : le plomb dans la tête. Le plomb dans la tête, on conçoit qu’il en résulte pour l’homme un certain déplacement de son centre de gravité. On a même convenu d’y voir la condition de l’équilibre humain, équilibre tout relatif puisque, au moins théoriquement, l’assimilation fonctionnelle qui caractérise les êtres vivants prend fin lorsque les conditions favorables cessent, et qu’elles cessent toujours. J’ai vingt-sept ans et me flatte de ne pas connaître de longtemps cet équilibre. Je me suis toujours interdit de penser à l’avenir : s’il m’est arrivé de faire des projets, c’était pure concession à quelques êtres et seul je savais quelles réserves j’y apportais en mon for intérieur. Je suis cependant très loin de l’insouciance et je n’admets pas qu’on puisse trouver un repos dans le sentiment de la vanité de toutes choses. Absolument incapable de prendre mon parti du sort qui m’est fait, atteint dans ma conscience la plus haute par le déni de justice que n’excuse aucunement, à mes yeux, le péché originel, je me garde d’adapter mon existence aux conditions dérisoires, ici-bas, de toute existence. Je me sens par là tout à fait en communionavec des hommes comme Benjamin Constant jusqu’à son retour d’Italie, ou comme Tolstoï disant : « Si seulement un homme a appris à penser, peu importe à quoi il pense, il pense toujours au fond à sa propre mort. Tous les philosophes ont été ainsi. Et quelle vérité peut-il y avoir, s’il y a la mort? »

Je ne veux rien sacrifier au bonheur : le pragmatisme n’est pas à ma portée. Chercher le réconfort dans une croyance me semble vulgaire. Il est indigne de supposer un remède à la souffrance morale. Se suicider, je ne le trouve légitime que dans un cas : n’ayant au monde d’autre défi à jeter que le désir, ne recevant de plus grand défi que la mort, je puis en venir à désirer la mort. Mais il ne saurait être question de m’abêtir, ce serait me vouer aux remords. Je m’y suis prêté une fois ou deux : cela ne me réussit pas.

Le désir... certes il ne s’est pas trompé, celui qui a dit : « Breton : sûr de ne jamais en finir avec ce cœur, le bouton de sa porte. » On me fait grief de mon enthousiasme et il est vrai que je passe avec facilité du plus vif intérêt à l’indifférence, ce qui, dans mon entourage, est diversement apprécié. En littérature, je me suis successivement épris de Rimbaud, de Jarry, d’Apollinaire, de Nouveau, de Lautréamont, mais c’est à Jacques Vaché que je dois le plus. Le temps que j’ai passé avec lui à Nantes en 1916 m’apparaît presque enchanté. Je ne le perdrai jamais de vue, et quoique je sois encore appelé à me lier au fur et à mesure des rencontres, je sais que je n’appartiendrai à personne avec cet abandon. Sans lui j’aurais peut-être été un poète; il a déjoué en moi ce complot de forces obscures qui mène à se croire quelque chose d’aussi absurde qu’une vocation. Je me félicite, à mon tour, de ne pas être étranger au fait qu’aujourd’hui plusieurs jeunes écrivains ne se connaissent pas la moindre ambition littéraire. On publie pour chercher des hommes, et rien de plus. Des hommes, je suis de jour en jour plus curieux d’en découvrir.

Ma curiosité, qui s’exerce passionnément sur les êtres, est par ailleurs assez difficile à exciter. Je n’ai pas grande estime pour l’érudition ni même, à quelque raillerie que cet aveu m’expose, pour la culture. J’ai reçu une instruction moyenne, et cela presque inutilement. J’en garde, au plus, un sens assez sûr de certaines choses (on a été jusqu’à prétendre que j’avais celui de la langue française avant tout autre sentiment, ce qui n’a pas laissé de m’irriter). Bref, j’en sais bien assez pour mon besoin spécial de connaissance humaine.

Je ne suis pas loin de penser, avec Barrés, que « la grande affaire, pour les générations précédentes, fut le passage de l’absolu au relatif » et qu’ « il s’agit aujourd’hui de passer du doute à la négation sans y perdre toute valeur morale ». La question morale me préoccupe. L’esprit naturellement frondeur que j’apporte au reste m’inclinerait à la faire dépendre du résultat psychologique si, par intervalles, je ne la jugeais supérieure au débat. Elle a pour moi ce prestige qu’elle tient la raison en échec. Elle permet, en outre, les plus grands écarts de pensée. Les moralistes, je les aime tous, particulièrement Vauvenargues et Sade. La morale est la grande conciliatrice. L’attaquer, c’est encore lui rendre hommage. C’est en elle que j’ai toujours trouvé mes principaux sujets d’exaltation.

Par contre, je n’aperçois, dans ce qu’on nommelogique, que le très coupable exercice d’une faiblesse. Sans aucune affectation, je puis dire que le moindre de mes soucis est de me trouver conséquent avec moi-même. « Un événement ne peut être la cause d’un autre que si on peut les réaliser tous deux au même point de l’espace », nous apprend Einstein. C’est ce que j’ai toujours grossièrement pensé. Je nie tant que je touche terre, j’aime à une certaine altitude, plus haut que ferai-je? Encore dans l’un quelconque de ces états ne repassai-je jamais par le même point et disant : je touche terre, à une certaine altitude, plus haut, ne suis-je pas dupe de mes images.

Je ne fais point pour cela profession d’intelligence. C’est en quelque sorte instinctivement que je me débats à l’intérieur de tel ou tel raisonnement, ou de tout autre cercle vicieux. (Pierre n’est pas nécessairement mortel. Sous l’apparente déduction qui permet d’établir le contraire se trahit une très médiocre supercherie. Il est bien évident que la première proposition : Tous les hommes sont mortels, appartient à l’ordre des sophismes). Mais rien ne m’est plus étranger que le soin pris par certains hommes de sauver ce qui peut être sauvé. La jeunesse est à cet égard un merveilleux talisman. Je me permets de renvoyer mes contradicteurs, s’il s’en trouve, à l’avertissement lugubre des premières pages d’Adolphe : « Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit affaiblie précisément à mesure que les années se sont accumulées sur moi. Serait-ce pas qu’il y a dans l’espérance quelque chose de douteux et que lorsqu’elle se retire de la carrière de l’homme, celle-ci prend un caractère plus sévère, plus positif ? »

Toujours est-il que je me suis juré de ne rien laisser s’amortir en moi, autant que j’y puis quelque chose.

Je n’en observe pas moins avec quelle habileté la nature cherche à obtenir de moi toutes sortes de désistements. Sous le masque de l’ennui, du doute, de la nécessité, elle tente de m’arracher un acte de renonciation en échange duquel il n’est point de faveur qu’elle ne m’offre. Autrefois, je ne sortais de chez moi qu’après avoir dit un adieu définitif à tout ce qui s’y était accumulé de souvenirs enlaçants, à tout ce que je sentais prêt à s’y perpétuer de moi-même. La rue, que je croyais capable de livrer à ma vie ses surprenants détours, la rue avec ses inquiétudes et ses regards, était mon véritable élément : j’y prenais comme nulle part ailleurs le vent de l’éventuel.

Chaque nuit, je laissais grand ouverte la porte de la chambre que j’occupais à l’hôtel dans l’espoir de m’éveiller enfin du côté d’une compagne que je n’eusse pas choisie. Plus tard seulement, j’ai craint qu’à leur tour la rue et cette inconnue me fixassent. Mais ceci est une autre affaire. A vrai dire, dans cette lutte de tous les instants dont le résultat le plus habituel est de figer ce qu’il y a de plus spontané et de plus précieux au monde, je ne suis pas sûr qu’on puisse l’emporter : Apollinaire, en mainte occasion très perspicace, était prêt à tous les sacrifices quelques mois avant de mourir; Valéry, qui avait signifié noblement sa volonté de silence, se laisse aujourd’hui aller, autorisant la pire tricherie sur sa pensée et sur son œuvre. Il n’est pas de semaine où l’on n’apprenne qu’un esprit estimable vient de « se ranger ». Il y a moyen, paraît-il, de se comporter avecplus ou moins d’honneur et c’est tout. Je ne m’inquiète pas encore de savoir pour quelle charrette je suis, jusqu’où je tiendrai. Jusqu’à nouvel ordre tout ce qui peut retarder le classement des êtres, des idées, en un mot entretenir l’équivoque, a mon approbation. Mon plus grand désir est de pouvoir longtemps prendre à mon compte l’admirable phrase de Lautréamont : « Depuis l’imprononçable jour de ma naissance, j’ai voué aux planches somnifères une haine irréconciliable. »

Pourquoi écrivez-vous? s’est un jour avisée de demander Littérature à quelques-unes des prétendues notabilités du monde littéraire. Et la réponse la plus satisfaisante, Littérature l’extrayait à quelque temps de là du carnet du lieutenant Glahn, dans Pan : « J’écris, disait Glahn, pour abréger le temps. » C’est la seule à laquelle je puisse encore souscrire, avec cette réserve que je crois aussi écrire pour allonger le temps. En tout cas, je prétends agir sur lui et j’en atteste la réplique que je donnais un jour au développement de la pensée de Pascal : « Ceux qui jugent d’un ouvrage par règle sont, à l’égard des autres, comme ceux qui ont une montre à l’égard de ceux qui n’en ont pas. » Je continuais : « L’un dit, consultant sa montre : il y a deux heures que nous sommes ici. L’autre dit, consultant sa montre : il n’y a que trois quarts d’heure. Je n’ai pas de montre; je dis à l’un : vous vous ennuyez; et à l’autre : le temps ne vous dure guère; car il y a pour moi une heure et demie; et je me moque de ceux qui disent que le temps me dure à moi et que j’en juge par ma montre : ils ne savent pas que j’en juge par fantaisie. »

Moi qui ne laisse passer sous ma plume aucune ligne à laquelle je ne voie prendre un sens lointain, je tienspour rien la postérité. Sans doute une désaffection croissante menace-t-elle, d’ailleurs, les hommes après leur mort. De nos jours, il est déjà quelques esprits qui ne savent de qui tenir. On ne soigne plus sa légende... Un grand nombre de vies s’abstiennent de conclusion morale. Quand on aura fini de donner la pensée de Rimbaud ou de Ducasse en problème (à je ne sais quelles fins puériles), quand on pensera avoir recueilli les « enseignements » de la guerre de 1914, il est permis de supposer qu’on conviendra tout de même de l’inutilité d’écrire l’histoire. On s’aperçoit de plus en plus que toute reconstitution est impossible. D’autre part, il est bien entendu qu’aucune vérité ne mérite de demeurer exemplaire. Je ne suis pas de ceux qui disent : « De mon temps », mais j’affirme simplement qu’un esprit, quel qu’il soit, ne peut qu’égarer ses voisins. Et je ne demande pas pour le mien un meilleur sort que celui que j’assigne à tout autre.

C’est de cette manière qu’il faut entendre la dictature de l’esprit, qui fut un des mots d’ordre de Dada. On conçoit, d’après cela, que l’art m’intéresse très relativement. Mais un préjugé s’accrédite aujourd’hui, qui tend à accorder au critérium « humain » ce qu’on refuse de plus en plus au critérium « beau ». Cependant, il n’y a pas de degrés d’humanités ou bien l’œuvre de Germain Nouveau serait inférieure à celle d’un chanteur montmartrois, et naturellement : A bas le mélodrame où Margot... Échapper, dans la mesure du possible, à ce type humain dont nous relevons tous, voilà tout ce qui me semble mériter quelque peine. Pour moi se dérober, si peu que ce soit, à la règle psychologique équivaut à inventer de nouvelles façons de sentir. Après toutes les déceptions qu’elle m’a déjà infligées, je tiens encore la poésie pour le terrain où ont le plus de chances de se résoudre les terribles difficultés de la conscience avec la confiance, chez un même individu. C’est pourquoi je me montre, à l’occasion, si sévère pour elle, pourquoi je ne lui passe aucune abdication. Elle n’a de rôle à jouer qu’au-delà de la philosophie et par suite elle manque à sa mission chaque fois qu’elle tombe sous le coup d’un arrêté quelconque de cette dernière. On croit communément que le sens de ce que nous écrivons, mes amis et moi, a cessé de nous préoccuper, alors qu’au contraire nous estimons que les dissertations morales d’un Racine sont absolument indignes de l’expression admirable qu’elles empruntent. Nous tentons peut-être de restituer le fond à la forme et pour cela il est naturel que nous nous efforcions d’abord de dépasser l’utilité pratique. En poésie, nous n’avons guère derrière nous que des pièces de circonstance. Et d’ailleurs la signification propre d’une œuvre n’est-elle pas, non celle qu’on croit lui donner, mais celle qu’elle est susceptible de prendre par rapport à ce qui l’entoure?

A ceux qui, sur la foi de théories en vogue, seraient soucieux de déterminer à la suite de quel trauma affectif je suis devenu celui qui leur tient ce langage, je ne puis moins faire, avant de conclure, que dédier le portrait suivant, qu’il leur sera loisible d’intercaler dans le petit volume des Lettres de guerre de Jacques Vaché, paru en 1918, au Sans-Pareil. Quelques faits, que cela aidera à reconstituer, illustreront, j’en suis sûr, de façon impressionnante, le peu que j’ai dit. Il est encore très difficile de définir ce que Jacques Vaché entendait par « umour » (sans h) et de faire savoir au juste où nous en sommesdans cette lutte engagée par lui entre la faculté de s’émouvoir et certains éléments hautains. Il sera temps, plus tard, de confronter l’umour avec cette poésie, au besoin sans poèmes : la poésie telle que nous l’entendons. Je me bornerai, cette fois, à dévider quelques souvenirs clairs.

C’est à Nantes où, au début de 1916, j’étais mobilisé comme interne provisoire au centre de neurologie, que je fis la connaissance de Jacques Vaché. Il se trouvait alors en traitement à l’hôpital de la rue du Boccage pour une blessure au mollet. D’un an plus âgé que moi, c’était un jeune homme aux cheveux roux, très élégant, qui avait suivi les cours de M. Luc-Olivier Merson à l’école des Beaux-Arts. Obligé de garder le lit, il s’occupait à dessiner et à peindre des séries de cartes postales pour lesquelles il inventait des légendes singulières. La mode masculine faisait presque tous les frais de son imagination. Il aimait ces figures glabres, ces attitudes hiératiques qu’on observe dans les bars. Chaque matin il passait bien une heure à disposer une ou deux photographies, des godets, quelques violettes sur une petite table à dessus de dentelle, à portée de sa main. A cette époque, je composais des poèmes mallarméens. Je traversais un des moments les plus difficiles de ma vie, je commençais à voir que je ne ferais pas ce que je voulais. La guerre durait. L’hôpital auxiliaire 103 bis retentissait des cris du médecin traitant, charmant homme par ailleurs : « Dyspepsie, connais pas. Il y a deux maladies d’estomac : l’une, certaine, le cancer; l’autre, douteuse, l’ulcère. Foutez-lui deux portions de viande et de la salade. Ça passera. Mon vieux, je vous ferai crever, etc. ». Jacques Vaché souriait. Nous nous entretenions de Rimbaud (qu’il détesta toujours), d’Apollinaire (qu’il connaissait à peine), de Jarry (qu’il admirait), du cubisme (dont il se méfiait). Il était avare de confidences sur sa vie passée. Il me reprochait, je crois, cette volonté d’art et de modernisme qui depuis... Mais n’anticipons pas. Cela allait chez lui sans snobisme. « Dada » n’existait pas encore, et Jacques Vaché l’ignora toute sa vie. Le premier, par conséquent, il insista sur l’importance des gestes, chère à M. André Gide. Cette condition de soldat dispose particulièrement bien à l’égard de l’expansion individuelle. Ceux qui n’ont pas été mis au garde-à-vous ne savent pas ce qu’est, à certains moments, l’envie de bouger les talons. Jacques Vaché était passé maître dans l’art d’ « attacher très peu d’importance à toutes choses ». Il comprenait que la sentimentalité n’était plus de mise et que le souci même de sa dignité, dont Charlie Chaplin n’avait pas encore souligné l’importance primordiale, commandait de ne pas s’attendrir. « Il fallait notre air sec un peu », écrit-il dans ses lettres. En 1916, c’est à peine si l’on avait le temps de reconnaître un ami. L’arrière même ne signifiait rien. Le tout était de vivre encore et le seul fait de polir des bagues dans la tranchée ou de tourner la tête, passait à nos yeux pour une corruption. Écrire, penser, ne suffisait plus : il fallait à tout prix se donner l’illusion du mouvement, du bruit : Jacques Vaché, à peine sorti de l’hôpital, s’était fait embaucher comme débardeur et déchargeait le charbon de la Loire. Il passait l’après-midi dans les bouges du port. Le soir, de café en café, de cinéma en cinéma, il dépensait beaucoup plus que de raison, se créant une atmosphère à la fois dramatique et pleine d’entrain, à coups de mensonges qui ne le gênaient guère (il me présentait à tous sous lenom d’André Salmon, à cause de la petite réputation dont ce prosateur jouissait, ce dont je ne me suis ému que plus tard). Je dois dire qu’il ne partageait pas mes enthousiasmes et que longtemps je suis resté pour lui le « pohète », quelqu’un à qui la leçon de l’époque n’a pas assez profité. Dans les rues de Nantes, il se promenait parfois en uniforme de lieutenant de hussards, d’aviateur, de médecin. Il arrivait qu’en vous croisant il ne semblât pas vous reconnaître et qu’il continuât son chemin sans se retourner. Vaché ne tendait la main pour dire ni bonjour ni au revoir. Il habitait place du Beffroi une jolie chambre en compagnie d’une jeune femme dont je n’ai jamais su que le prénom : Louise, et que, pour me recevoir, il obligeait à se tenir des heures immobile et silencieuse dans un coin. A cinq heures, elle servait le thé et, pour tout remerciement, il lui baisait la main. A l’en croire, il n’avait avec elle aucun rapport sexuel et se contentait de dormir près d’elle, dans le même lit. C’était d’ailleurs, assurait-il, toujours ainsi qu’il procédait. Il n’en aimait pas moins à dire : « Ma maîtresse », prévoyant sans doute la question que devait un jour poser Gide : « Jacques Vaché était-il chaste? »

A partir de mai 1916, je ne devais plus revoir mon ami que cinq ou six fois. Il était reparti au front, d’où il m’écrivait rarement (lui qui n’écrivait à personne, sauf dans un but intéressé, à sa mère, tous les deux ou trois mois). Le 23 juin 1917, rentrant vers deux heures du matin à l’hôpital de la Pitié où j’étais en traitement, je trouve un mot de lui, accompagnant le dessin qui figure en tête de ses Lettres. Il me donnait rendez-vous le lendemain à la première des Mamelles de Tirésias. C’est au Conservatoire Maubel que je retrouvai JacquesVaché. Le premier acte venait de finir. Un officier anglais menait grand tapage à l’orchestre : ce ne pouvait être que lui. Le scandale de la représentation l’avait prodigieusement excité. Il était entré dans la salle revolver au poing et il parlait de tirer à balles sur le public. A vrai dire le « drame surréaliste » d’Apollinaire ne lui plaisait pas. Il jugeait l’œuvre trop littéraire et blâmait fort le procédé des costumes. A la sortie il me confia qu’il n’était pas seul à Paris. La veille, en sortant de la Pitié, à l’heure où il avait espéré me joindre, il s’était promené et, aux environs de la gare de Lyon, il avait été assez heureux pour porter secours à une « petite fille » que deux hommes brutalisaient. Il avait pris l’enfant sous sa protection. Elle pouvait avoir seize ou dix-sept ans. Que faisait-elle, en pleine nuit, aux abords d’une gare? Il ne s’en était pas inquiété. Comme elle accusait une grande fatigue il lui avait offert de prendre le train dans une direction quelconque et c’est ainsi qu’ils s’étaient rendus à Fontenay-aux-Roses. Là, tous deux avaient recommencé à marcher et ce n’est que sur les instances de Jeanne qu’il avait fini par se mettre en quête d’un abri. Il pouvait être quatre heures. Un éteigneur de réverbères qui, par une poétique coïncidence, exerçait le jour la profession de croque-mort, leur avait offert l’hospitalité. Le lendemain, jour de notre rendez-vous, ils s’étaient éveillés tard et n’avaient eu que le temps de se rendre à Montmartre. Jacques avait prié la petite fille de l’attendre dans une épicerie avec quelques sous de bonbons. Il me quittait à la fin de l’après-midi pour aller la chercher. C’était une toute jeune fille, d’apparence très naïve; il lui avait passé en bandoulière sa carte d’état-major. Elle nous accompagnaau Rat mort où Jacques Vaché me montra quelques croquis de guerre, notamment plusieurs études pour un « Lafcadio ». Jeanne l’attendrissait visiblement, il lui avait promis de l’emmener à Biarritz. En attendant il allait loger avec elle dans un hôtel des environs de la Bastille. Nul besoin d’ajouter que le lendemain il partait seul sans plus se retourner que de coutume, parfaitement insoucieux du sacrifice que Jeanne disait lui avoir fait de sa vie... et de deux journées d’atelier. J’ai lieu de croire qu’en échange, elle lui donna la syphilis.

Trois mois plus tard, Jacques était de nouveau à Paris. Il vint me voir, mais me quitta très vite pour aller, ce beau matin-là, se promener seul le long du canal de l’Ourcq. Je revois ce long manteau de voyage jeté sur ses épaules et l’air sombre avec lequel il parlait d’une réussite dans l’épicerie. « Vous me croirez disparu, mort, et un jour — tout arrive — (il prononçait ce genre de formules d’une voix chantante) vous apprendrez qu’un certain Jacques Vaché vit retiré dans quelque Normandie. Il se livre à l’élevage. Il vous présentera sa femme, une enfant bien innocente, assez jolie, qui ne se sera jamais doutée du péril qu’elle a couru. Seuls quelques livres, — bien peu, dites, — soigneusement enfermés à l’étage supérieur, attesteront que quelque chose s’est passé. » Même cette illusion devait l’abandonner peu après, la lettre du 9 mai 1918 en fait foi. La dernière étape de la vie de Jacques Vaché est marquée par cette fameuse lettre du 14 novembre que tous mes amis savent par cœur : « Je sortirai de la guerre doucement gâteux, peut-être bien à la manière de ces splendides idiots de village (et je le souhaite)... ou bien... ou bien... quel film je jouerai! — Avec des automobiles folles, savez-vousbien, des ponts qui cèdent, et des mains majuscules qui rampent sur l’écran vers quel document! — inutile et inappréciable! — Avec des colloques si tragiques, en habit de soirée », etc., et ce délire, plus poignant pour nous que ceux d’Une Saison en enfer : « Je serai aussi trappeur, ou voleur, ou chercheur, ou chasseur, ou mineur, ou sonneur. Bar de l’Arizona (whisky, gin and mixed) et belles forêts exploitables, et vous savez ces belles culottes de cheval à pistolet mitrailleuse, avec étant bien rasé, et de si belles mains à solitaire. Tout ça finira par un incendie, je vous dis, ou dans un salon, richesse faite. — Well. »

Jacques Vaché s’est suicidé à Nantes quelque temps après l’armistice. Sa mort eut ceci d’admirable qu’elle peut passer pour accidentelle. Il absorba, je crois, quarante grammes d’opium, bien que, comme on pense, il ne fût pas un fumeur inexpérimenté. En revanche, il est fort possible que ses malheureux compagnons ignoraient l’usage de la drogue et qu’il voulut en disparaissant commettre à leurs dépens, une dernière fourberie drôle.

Je n’ai pas pour habitude de saluer les morts, mais cette existence que je me suis plu et déplu à retracer ici est, qu’on s’en persuade, presque tout ce qui m’attache encore à une vie faiblement imprévue et à de menus problèmes. Tous les cas littéraires ou artistiques qu’il faut bien que je soumette passent après et encore ne me retiennent-ils qu’autant que je puis les évaluer, en signification humaine, à cette mesure infinie. C’est pourquoi tout ce qui se peut réaliser dans le domaine intellectuel me paraîtra toujours témoigner de la pire servilité ou de la plus entière mauvaise foi. Je n’aime,bien entendu, que les choses inaccomplies, je ne me propose rien tant que de trop embrasser. L’étreinte, la domination seule sont des leurres. Et c’est assez, pour l’instant, qu’une si jolie ombre danse au bord de la fenêtre par laquelle je vais recommencer chaque jour à me jeter.