La Bigarure: No. 5.

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N°. 5.

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Brief/Leserbrief

Vous sçavez, Monsieur, qu’une des folies, de la plûpart des Roturiers, lorsqu’ils ont amassé des biens considerables, est celle d’aspirer à la Noblesse. Cette folie va quelquefois si loin, que je crois que, si les Royaumes & les Empires s’achetoient aujourd’hui ; on leur verroit souvent faire ce que l’on n’a vu qu’une seule fois dans l’Empire Romain *1; je veux dire qu’ils les payeroient à beaux deniers comptants, pour avoir le plaisir de pouvoir se dire Nobles de la premiere Classe. Jugeons-en par ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Un Roturier, pour annoblir sa postérité, commence par se mettre lui-même sur le corps une Charge de Secretaire du Roi, qui lui donne le titre de Noble, & fait de ses fils une espece de Gentils-hommes. Ensuite, pour faire passer cette nouvelle Noblesse dans la ligne feminine, il marie ses filles à quelques Nobles ruinez, dont le nombre est assez grand dans ce Royaume, & qui sont ravis de trouver de semblables occasions de s’enter sur la Roture. C’est ce que nous voyons tous les jours parmi nous, & que vient encore de faire ici un de ces Messieurs dont vous me permettrez de suprimer ici le nom. Pour perpetuer sa naissante Noblesse, il donna, il y a quelques mois, sa fille en Mariage à un jeune Gentilhomme fort débauché, & qui ne l’a prise, que dans l’esperance que sa riche dot le mettroit en état de satisfaire à son Libertinage. Mais le Pere, homme assez prudent sur ce dernier article, a eu soin de prendre la precaution que le bon sens dicte en pareil cas. Cette precaution a été de ne lui donner d’abord qu’une très petite partie de la riche dot qu’il avoit promise, sans à lui compter le reste à mesure qu’il lui en verroit faire un bon usage.

Allgemeine Erzählung

Pretendre faire revenir du premier coup un jeune homme de ses debauches, n’est pas tout à fait l’action d’un homme d’esprit, & qui a quelque experience du monde. Mr. le Secretaire du Roi vient de l’eprouver. Son gendre n’approuvant pas son œconomie, qu’il a trouvée trop Bourgeoise ; & voyant qu’on étoit fort peu disposé à lui payer tout à la fois, comme il l’auroit fort desiré ; pour s’en venger, il a commencé par rabatre le reste de la dot, qui lui manquoit, sur le dos de sa femme. Vous sentez de reste, Monsieur, que des procedez aussi brutaux que celui-ci ne se souffrent pas tranquillement ; Aussi cette infortunée s’enfuit-elle de sa Maison, & s’en revint ici chez ses parents. Cependant son Epoux, revenu de sa colere, & fâché de ce qui étoit arrivé, voyant, au bout de quatre jours, que sa femme ne revenoit point, vient lui même la chercher à Paris. Il va, pour cet effet, chez son Beau Frere, chez qui elle s’étoit refugiée, & y demande sa femme. On lui repond que ni l’un ni l’autre n’est à la maison. Dans la fausse persuasion où il est qu’on la lui cache, il entre en fureur, & tombe, comme un forcené, sur les Domestiques. Il blesse, tue, & menace de mettre tout à feu & à sang, si on ne lui rend pas sur le champ sa femme, & si l’on n’acheve pas de lui payer la dot. Pendant qu’il fait tout ce cruel Baccanal, arrive son Beau-frere au quel, pour premier compliment, il lâche un coup de pistolet à la tête. Heureusement pour ce dernier, que la fureur où étoit ce forcené ne lui avoit pas permis de bien ajuster son coup, qui manqua. A ce bruit tous les voisins accourent ; on vole à la Garde qui vient promtement, saisit ce furieux, l’enchaine, & l’entraine dans les prisons, dont on croit, qu’il ne sortira que pour porter sa tête sur un Echafaut.
Voilà les beaux & dignes fruits que produisent, d’une part, la folle Ambition des parents, & de l’autre, le libertinage & la debauche. En voici d’autres, moins funestes, à la verité, produits par la Cupidité, ou l’amour des Richesses, qui est la cause de la plus ordinaire de la plûpart des mauvais Mariages qui se font aujourdhui. Pour egayer un peu le recit de la premiere avanture, je la commencerai par un Couplet de Chanson qu’elle a occasionné, & qui lui servira de Prologue. Le voici.

Couplet.

Sur l’Air de Joconde.

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Le pauvre Herbaut, aussi madré Que l’Oison le plus bête,
A ce qu’on dit, se sçait bon gré
De sa digne conquête.
Un Eunuque de septante ans
Vient d’epouser sa fille.
S’il compte en avoir des enfans,
Il faut qu’elle aille en Ville.

Metatextualität

Ce petit Prologue, Monsieur, annonce assez bien le sujet de la piéce. Il ne s’agit donc plus ici, pour vous mettre entierement au fait, que de vous en faire connoitre les principaux personages, & c’est ce que je vai faire très succinctement.

Fremdportrait

Le premier est un Bourgeois, très riche, de cette Capitale, qui n’a pour toute heritiere de ses grands biens qu’une jeune & jolie fille, & qui par mille belles qualitez qu’elle possede meritoit le sort le plus heureux. Mais l’infame avarice du Sieur Herbaut, son Pere, vient de la sacrifier à sa Cupidité, en la mariant, malgré elle, à un Vieillard septuagenaire, aussi avare que riche, & au quel, pour surcroit de malheur, on a fait par deux fois l’opération de la Pierre. Quel ragoût ! quelle compagnie pour une jeune & jolie femme, que celle d’un pareil Mari !
Avoir toujours à son côté Un Vieillard à roupie ;
Autant vaudroit, en verité,
Etre sans compagnie ! Quelque horreur qu’une honête femme doive avoir pour l’Adultere, je vous avouerai franchement ici, Monsieur, que, lorsque je vois des parents assez denaturez pour en agir aussi cruellement avec leurs enfans, je ne sçai si l’on doit absolument le condamner en de semblables conjonctures. Quand un Epoux est fait sur un pareil modele, Sa femme doit-elle être à son devoir fidelle ? Voilà un cas de conscience à proposer à Messieurs nos Docteurs de Sorbonne, & dont la décision est dévolue à la sagacité de leur esprit, & à la profondeur de leur erudition. Mais s’ils décident pour l’affirmative, je puis bien dire ici d’avance que la Nature & l’Usage sont, & ont toujours été pour l’opinion contraire. Antiquum & vetus est alienum, Posthume, lectum, Concutere, atque sacri genium Contemnere fulcri*2.

Allgemeine Erzählung

Quatrieme, & derniere Avanture, qui ne sera pas moins instructive que les précedentes. C’est celle qui vient d’arriver à un de nos Chirurgiens, grand amateur d’argent. Cet homme croyant en trouver une grande quantité, épousa, il y a quelques mois, une Marchande de Modes, qui étoit, en même tems, femme à la mode. Ces deux Commerces ont un si grand raport l’un avec l’autre, que les Marchandes dans l’un, font aussi, assez ordinairement, l’autre. Quoiqu’il en soit, celle-ci passoit pour riche ; & sa possession annonçoit un établissement solide, fondé sur un Commerce fort lucratif, qu’elle avoit fait pendant plusieurs années. Le principal Arc-boutant de cette fortune étoit un Marquis par le quel elle étoit entretenue, ce qui promettoit une dot assez considerable à celui qui l’épouseroit. De pareilles promesses ne peuvent être que fort suspectes à tout homme qui a tant foit <sic> peu de cœur & d’honneur ; Mais il est des gens qui renoncent très volontiers à l’un & à l’autre, quand il est question d’argent, le quel est leur unique idole. Et combien de millions d’hommes, n’y a-t-il pas aujourd’hui dans le monde, qui n’en ont point d’autre ! Notre Chirurgien, ébloui par la dot, qu’on lui representoit comme très considerable, épousa donc la Marchande, mais dont, malheureusement pour lui, il n’a pas seulement reçu la moitié de la somme à la quelle on l’avoit fait monter. Combien de femmes & de Maris se trouvent dans le même cas quelques jours après la noce ! Quoique cette duperie, qui est très ordinaire en Mariage, n’ait pas été fort agréable au Mari, elle n’a cependant point empêché que le Marquis n’ait continué à fréquenter les nouveaux Mariez. Un Epoux peut-il ici refuser à sa femme cette complaisance pour ses anciens Amis ? Il faudroit pour cela que non seulement il n’eût aucun sçavoir vivre, mais qu’il ignorat encore les premiers articles de la Coutume de Paris. En consequence d’un de ces premiers Articles, le Marquis, ayant demandé ces jours derniers au Chirurgien la permission de faire voir à sa femme les premieres rejouissances qui ont été faites ici à notre Hôtel de Ville, pour la naissance de Mgr. le Duc de Bourgogne, non seulement celui-ci la lui accorda ; mais, conformément à un autre Article de la même Coutume, il consentit encore à ne point être de la partie. Le pretexte qu’allegua le Marquis fut qu’il n’avoit pu, disoit-il, obtenir qu’un seul billet d’entrée, dont il étoit beaucoup plus naturel, & plus scéant, de faire le Cadeau à sa femme. La permission donnée, ils partent donc ensemble ; Mais, après quelques detours, au lieu de prendre le chemin de l’Hôtel de Ville, le Cocher, suivant l’ordre qu’il en avoit du Marquis, prend celui de Chaillot *3où nos deux Amants, en attendant les rejouissances publiques, allerent ensemble en faire une particuliere. Il est des curiositez impertinentes, très déplacées, & que plus d’un Mari s’est souvent repenti d’avoir eu. Il est bien tems d’aller voir, & de vouloir empêcher les caracols qu’un jeune Cheval, fringant, fait dans les champs, lorsqu’on lui a soi-même ouvert la porte de son Ecurie. C’est justement ce que voulut faire notre Chirurgien. La réflexion, qui vient à la plûpart des hommes lorsqu’il n’est plus tems, lui fit soupçonner une chose qui, dans la verité, n’etoit que trop réelle. L’excuse, que le Marquis lui avoit alléguée, pour ne le pas mettre de cette partie, ne lui parut qu’un prétexte, imaginé pour l’ecarter d’un endroit où l’on n’avoit pas besoin de sa presence. Cette reflexion, qui étoit très juste & très conforme à la verité, mais qui venoit trop tard, lui mit martel en tête ; & pour la premiere fois de sa vie, il s’avisa d’entrer en jalousie, & de s’imaginer que sa femme étoit allée, avec le Marquis, ailleurs qu’à l’Hôtel de Ville. Pour s’en assurer, il s’y transporte lui-même ; Mais comme toutes les entrées étoient consignées, & qu’on n’y laissoit entrer que les personnes privilégiées, il se trouva obligé de demeurer à la porte, où il eut la patience de rester pendant plusieurs heures, pour en voir sortir le Marquis, avec sa femme. Dans cette vue, il examine, & regarde sous le nez toutes les personnes qui entrent & qui sortent, pour voir si ce ne sont point eux. Enfin l’heure, où nos deux Amants avoient promis de revenir, commençant à approcher, il prie quelques uns des Domestiques, qui servoient dans cet Hôtel, de vouloir bien s’informer si Mr. le Marquis un tel n’y est point. Sa priere est écoutée moyennant une gratification qu’il fait ; mais toute la reponse qu’il en reçoit, est que, dans tout l’Hôtel, il n’y a personne qui porte ce nom. A ces terribles mots, notre homme, hors de lui, croit sentir son front qui s’élargit, pour faire place au nouveau panache qu’on vient de lui planter. Cette idée le rend a moitié fou. Il court chez lui, pour voir si l’on est de retour ; mais il n’y trouve personne. Pour s’éclaircir de son sort, il va, vient, court les rues comme un extravaguant, lorsque enfin il aperçoit & rencontre en son chemin le Carosse du Marquis qui revenoit, avec sa femme, du côté de Chaillot, & alloit du côté de la Greve (a4). Il ne lui en fallut pas davantage pour lui persuader que sa femme l’avoit dupé, & venoit de l’enrôler dans la grande Confrerie. Il ne fut pas si hardi que de faire arrêter le Carosse ; mais il se promit bien de faire repentir l’infidelle de l’affront qu’elle venoit de lui faire. S’il l’a fait, c’est ce que l’on ignore. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette femme, pour n’être plus exposée à la mauvaise humeur de son Mari ni à la contrainte dans la quelle il pretend la tenir, & dont elle ne s’accommode pas, est retournée dans la maison qu’elle occupoit avant de l’épouser, & vient de se remettre dans le Commerce des Modes, en attendant la decision d’un procès qu’elle vient d’intenter au Chirurgien, pour en être separée, & continuer à vivre comme elle faisoit avant son Mariage.
Que resulte-t-il, Monsieur, des quatre Avantures que je viens de vous raporter ? . . . . La plus interessante de toutes les veritez, & dont on ne ne <sic> sçauroit être trop convaincu ; sçavoir, que ce ne sont ni les richesses, ni les honneurs, ni la Noblesse, ni mille autres Chimeres qu’on se met dans la tête, mais la seule vertu qui fait les bons Mariages. Réfléchissez long-tems, temeraires humains, Avant que l’Himen vous engage.
Faites un choix louable & sage.
Epoux mal assortis, helas, que je vous plains ! J’ai l’honneur d’être &c.

Paris ce 23 Septembre 1751.

Jeudi ce 30 Septembre 1751.

1Après la mort de l’Empereur Pertinax, les Soldats ayant mis la dignité Imperiale à l’encan, c’est-à-dire, au plus offrant, Didius Julianus l’acheta d’eux. Mais n’ayant pu leur payer la somme qu’il avoit offerte & promise, ils se tuerent, le 29 de Septembre de l’an 193, après un regne de deux mois & cinq jours. Il étoit âgé de 60 ans 4 mois & 4 jours.

2Juvenal. Sat. VI.

3* Vilage à trois ou 400 pas de cette Capitale, dans le quel on va faire des parties de plaisir à toutes les heures du jour & de la nuit.

4(a) Grande Place qui est vis-à-vis l’Hôtel de Ville.