Citation: Anonyme (Claude de Crébillon) (Ed.): "N°. 18.", in: La Bigarure, Vol.10\018 (1751), pp. 137-144, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5110 [last accessed: ].


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N°. 18.

Level 2► Letter/Letter to the editor► Au tems de notre bon Roi François I. le Restaurateur des Belles Lettres, & de la grande Confrairie des Cocus, on chantoit à la Cour & à la Ville une Chanson qui avoit, dit-on, été faite par deux grandes Dames de ce tems-là, & dont voici le premier Couplet :

Level 3► Quand viendra la Saison

Que les Cocus s’assembleront,
Le mien ira devant, qui portera la Banniere ;
Les autres suivront après ; le votre sera derriere :
La Procession sera grande ;
L’on y verra une très belle bande.
◀Level 3

Quoique nous soyons dans un siécle, en apparence moins Luxurieux, si l’on faisoit aujourd’hui une semblable Procession, je crois, Monsieur, que la bande des Confreres ne seroit guére moins grande, que du tems de ce bon Roi. Je n’en veux pour preuves que les Avantures des pauvres Maris, dont je vous ai, de tems en tems, marqué, dans mes Lettres, les histoires galantes, aux quelles vous pouvez encore ajouter celles que vous trouverez dans la presente, & mille autres qui, pour n’être point venues à ma connoissance, n’en sont pas pour cela moins réelles, ni moins vrayes. Je commence par les plus anciennes, les quelles, comme vous l’allez voir par leur datte, ne sont pas fort vieilles, puisqu’elles ne sont arrivées que depuis environ quinze jours.

[138] Les Nouvelles publiques vous ont appris, Monsieur, que l’entrée solemnelle de M. Lestevenon de Berkenrode, Ambassadeur de la Republique des Provinces-Unies, s’étoit faite ici, le 13 du mois dernier. Je ne m’arreterai point à vous en faire la description, que vous avez pu voir ailleurs ; il me suffit de vous dire que tout le cortege en étoit fort beau, & très brillant. Quoique ces sortes de cérémonies soient ici assez frequentes, & que, par cette raison, les personnes d’un certain état aillent rarement les voir deux fois, cependant le peuple, qui est toujours peuple, & beaucoup plus curieux dans cette Capitale que par tout ailleurs, y court toujours ; & quelques vastes & longues que soient les rues dans les quelles elles se font, elles se trouvent encore trop petites pour l’affluence & la multitude innombrable des Spectateurs qui s’y rassemblent. Croiriez-vous, Monsieur, que cette derniere circonstance auroit occasionné une Avanture, moitié Tragique & moitié Comique, dont le resultat a été un beau Panache planté sur la tête d’un pauvre Mari qui, en revanche, s’en est assez bien vengé sur celui qui lui en a fait present ? C’est néanmoins la pure verité ; & voici comment la chose est arrivée. J’en ai vu une partie de mes propres yeux ; & le reste m’a été raconté par un Commissaire, de mes amis, devant le quel cette affaire a été portée.

General account► Comme les magnifiques préparatifs de M. l’Ambassadeur avoient attiré une multitude innombrable de peuple curieux de lui voir deployer son opulence & son bon goût, il se trouva dans la foule deux jeunes hommes, très bien mis, qui faisoient tous leurs efforts pour voir ce Spectacle par dessus les autres. Dans cette vue, l’un des deux prit l’autre par les épaules, pour s’élever par ce moyen au dessus de lui. L’effort qu’il fit pour cela les ayant presque renversez tous les deux par terre, ils prirent que-[139]relle aussitôt ensemble ; & comme ils étoient braves tous les deux, ils mirent sur le champ l’épée à la main devant la porte d’un Marchand Epicier. Quelque grand que fut le nombre des assistants, l’un des combattants fut si promtement blessé ; & l’autre s’esquiva si subtilement, que l’on ne vint point assez tôt, ni pour les separer, ni pour se saisir de l’Aggresseur. Heureusement que le blessé ne l’étoit que fort légérement au bras. On le fit entrer aussitôt chez l’Epicier pour le faire reposer, & plaindre son malheur que l’on croyoit beaucoup plus grand, qu’il ne l’étoit. La premiere personne qu’il y rencontre est la femme même de l’Epicier, qu’il avoit entretenue quelque tems avant qu’elle se mariat.

Il est des pauvres Maris, qui ne sçauroient éviter leur destinée. Celui-ci, comme beaucoup d’autres, étoit, apparemment, destiné à être doublement enrôlé dans la grande Confrairie, je veux dire avant, & après son mariage. Notre couple galant, qui s’étoit vu ailleurs de fort près, n’eut pas de peine à se reconnoitre. A cette vue, l’amour qu’ils avoient déja eu l’un pour l’autre se raluma d’abord. La Marchande donne aussitôt au blessé tous les secours que sa tendresse peut lui suggerer. Pour cacher le veritable motif qui la faisoit agir, elle prétexte celui de la parenté, & fait acroire à son Mari, qui pouvoit s’en formaliser, que cet homme est son Cousin. En conséquence elle lui redouble ses amitiez & ses bons traitements, jusqu’à l’engager à rester & coucher dans sa maison. Le pretendu Cousin soutient parfaitement le rôle qu’elle vient de lui donner, & fabrique sur le champ une parenté à la faveur de la quelle il en impose d’abord au credule Mari. Le reste de la soirée est employé à discourir de l’affaire que le Cousin venoit d’avoir, & à pancer sa blessure ; & pen-[140]dant tout cet intervalle, on complotte secrettement contre l’honneur du Marchand Epicier.

On se croyoit d’autant plus assuré de réussir dans l’exécution de ce projet, que, par je ne sçai quel caprice, l’Epiciere, depuis quelques jours ne couchoit point dans le lit de son Mari, mais dans un autre qui étoit dans la même chambre. De plus celui-ci paroissoit avoir donné bonnement dans le piége, & avalé le Goujon avec le quel on s’étoit flatté de l’attraper. On soupe ensemble ; on s’egaye ; on boit ; on chante ; enfin on se divertit au mieux, après quoi chacun se retire. Le Marchand & sa femme se couchent, à l’ordinaire, c’est-à-dire séparément ; Mais comme celle-ci avoit fait la partie de passer la nuit avec son galant, dès qu’elle crut que son Mari étoit endormi, elle se leve doucement, ouvre la porte de même, va trouver le Cousin dans une chambre voisine où elle l’avoit mis coucher, &c. &c. &c.

Cependant le Mari, qui n’avoit pas tellement donné dans le panneau, qu’il ne se defiat un peu de la parenté subite du soi-disant Cousin, avoit remarqué, entre sa femme & lui, certaines choses qui ne lui pronostiquoient rien de bon.

Il est certains moments où notre amour s’oublie.

Près d’une Belle il est ainsi que la bouillie
Qui par un trop grand feu s’enfle, croit jusqu’aux bords
Et de tous les côtez se répand au dehors.

Tel avoit été celui de notre couple galant. Le Mari, qui s’en étoit aperçu, ne dormoit, pour ainsi dire, que d’un œil. A peine sa femme étoit-elle dans la chambre du Cousin, que le Diable de la Jalousie, qui le berçoit, le reveille en sursaut, & lui mét, de nouveau, martel en tête. Après avoir révé, quelques minutes, au malheur qu’il aprehende, & qui n’étoit que trop réel, il se leve ; & pour éclaircir ses soupcons, il va doucement au lit de sa femme ; Mais l’Oiseau étoit deniché ; & il ne trouve plus que le nid. Il n’eut pas [141] besoin de demander où elle étoit. Messer <sic> Cocuage ne le lui dit que trop. A cette decouverte, la colere le saisit, & il jure de se venger de cet affront, en exterminant le Cousin & la Cousine. Dans cette vue il va chercher, à tâtons, dans son Cabinet, un grand Couteau de Chasse dont il se servoit dans ses Voyages, & qu’il eut de la peine à trouver. Muni de cette arme, & le cœur tout gonflé de rage, il vient droit à la chambre du Cousin le quel, dans ce moment, étoit occupé à l’accroissement de la famille.

Au bruit qu’il fait en entrant, notre couple amoureux saute promtement hors du lit. Le galant veut saisir son épée ; mais outre qu’il ne put la trouver, dans l’obscurité, le Mari, qui le poursuivoit, ne lui donna pas le tems de la chercher. A peine eut-il celui d’enfiler l’escalier, comme avoit déja fait la femme, & de gagner l’Allée dont celle-ci s’efforcoit d’ouvrir la porte, pour s’esquiver dans la rue. Le Mari furieux les poursuit l’un & l’autre ; & pendant que sa chere moitié est arrêtée, & occupée à ouvrir la porte, il atteint son galant, lui decharge deux coups de son Couteau-deChasse <sic>, dont il lui fait deux grandes taillades au visage. Cependant la porte s’ouvre enfin ; & le couple galant, quoique en chemise, se sauve dans la rue. Le Mari, content de s’être vengé, ne juge pas à propos de courir après eux, dans l’état où il étoit ; car il n’avoit, comme eux, que sa chemise sur le corps. Il ferme sa porte, & revient se coucher.

Le galant ainsi maltraité, avant que de s’en retourner chez lui se faire pancer, voulut à son tour se venger du Mari. Dans cette vue, il va, le visage tout sanglant, trouver le Commissaire au quel il le denonce ; mais il se garde bien de lui dire la veritable cause qui lui a attiré ce mauvais traitement. De son côté la femme va trouver un de ses voisins qu’elle prie de lui prêter l’Hospitalité, & de lui servir de protecteur contre la brutalité d’un jaloux qui l’a mi-[142]se, lui dit-elle, hors de sa maison, sur je ne sçai quelles imaginations qu’il s’est mises dans la tête. Jamais l’Hospitalité se refusa-t-elle à une jolie femme, à pareille heure, surtout lorsqu’elle se presente à nous dans un état aussi seduisant ? Le voisin lui offre non seulement sa maison, mais sa chambre, mais la moitié même de son lit. Sçavoir le quel des trois la Marchande accepta ; c’est, Monsieur, ce qu’on ne m’a point dit, & que je vous laisse à deviner. Tout ce que j’en puis dire ici, est que je sçai très bien ce que j’aurois fait en pareil cas, & que le voisin fit peut-être aussi. Quoiqu’il en soit, le Mari ne fut pas peu étonné lorsque à son reveil, il se vit cité devant le Commissaire. Il va chez lui, & lui raconte l’Avanture telle que je viens de vous l’écrire, & dont le resultat a été que le malheureux Cousin, qui avoit cru par là se venger du Marchand Epicier, a été mis en prison, & portera toute sa vie, sur son visage, la marque de son péché, & de la vengeance qu’en a tirée le pauvre Cornard de Mari. Et voilà ce que de pareils Oiseaux gagnent à aller pondre dans le nid des autres ! Belle instruction pour la jeunesse, & dont je souhaite que profitent ceux qui liront cette Avanture ! ◀General account Metatextuality► En voici une seconde, dans le même goût, dont la lecture ne sera pas moins utile aux femmes qui sont infidelles à leurs Maris. C’est encore à l’entrée de Mr. de Berkenrode que nous en sommes redevables. Vous n’en serez point surpris, Monsieur. C’est ordinairement dans ces sortes de cérémonies que l’Amour fait ses plus grands coups. ◀Metatextuality

General account► Cet Ambassadeur, étant allé, quelques jours après son entrée solemnelle dans cette Capitale, en faire, selon l’usage, une pareille à Versailles, y avoit amené avec lui tout son monde, comme cela se pratique. Parmi les gens de sa nombreuse suite, il y en avoit un qui s’est marié depuis peu à une de ces jolies femmes qui, dans une Ville comme celle-ci, ne manquent jamais d’adorateurs. Je ne sçai si elle fut curieuse de voir bril-[143]ler son Mari dans le magnifique cortege de M. de Berkenrode ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il lui prit fantaisie de faire incognito, ce jour-là, soit à Versailles, soit ailleurs, une partie de promenade, avec deux de ses amis dont son Mari n’avoit aucune connoissance. Quoiqu’il en soit, la partie s’étant exécutée, les plaisirs qu’on lui procura, & la bonne chere qu’on lui fit faire lui furent si agréables, qu’ils la retinrent beaucoup plus long-tems qu’il ne convenoit.

La cérémonie finie, le Mari qui bruloit de venir rejoindre sa chere & aimable femme, qu’il comptoit trouver chez lui, se rendit ici le plus promtement qu’il lui fut possible. Arrivé au logis, il frappe à la porte ; mais personne ne la lui ouvrant il s’en retourne. A dix heures du soir il revient, mais encore aussi inutilement que la premiere fois. Personne n’étant encore de retour à onze, il prend enfin le parti de faire crocheter la porte de son appartement qu’il trouva vuide. Etonné, & en même tems inquiet de n’y point trouver encore sa femme de retour, il fut tenté de faire des perquisitions chez les voisins, & de leur en demander des nouvelles ; mais en <sic> homme sage qui craint les catastrophes ordinaires ou ces rencontres, il aima mieux attendre jusqu’au lendemain pour en apprendre. J’ignore, Monsieur, si l’on passe bien agréablement son tems lorsque l’on aime tendrement une femme, & qu’on la croit dans les bras d’un autre. Comme je n’ai jamais été dans le cas, mon ignorance est excusable ; mais il est certain que c’étoit l’état où se trouvoit alors ce pauvre Mari, qui ne douta nullement que la sienne ne fût à quelque partie de plaisir où sa presence n’étoit nullement nécessaire.

Cependant la galante Comere, accompagnée de ses deux Ecuyers, arrive, sur les deux heures après minuit, comptant bien, assurément, être la premiere revenue, & que son Mari, supposé qu’il dût revenir de Versailles, n’arriveroit, tout au plus tôt, que sur les sept ou huit heures du matin. Elle se dispose donc à rentrer, & fait tous ses efforts pour ouvrir la porte ; mais ce fut inuti-[144]lement ; le Mari en se couchant avoit mis les verroux. Comme elle le croyoit bien loin, elle n’eut garde de le soupçonner de lui avoir joué ce tour. Au contraire elle s’imagina que quelque fripon s’étoit enfermé dans son appartement pour la voler plus à son aise, & en consequence elle resolut de faire enfoncer la porre <sic>, & d’apeller le Guet à son secours. Sur cela ses deux Ecuyers partent pour exécuter cette double Commission. L’un court chez le Serrurier ; & le malheur de la femme voulut que l’on s’adressat à un autre que celui dont le Mari s’étoit servi. L’autre prend avec lui une Escouade du Guet, tant pour prêter main forte, & se saisir du pretendu Voleur, que par ce qu’il n’est pas permis aux Serruriers d’ouvrir, sans temoins, des portes à des heures aussi indues.

Cependant le Mari, qui n’avoit envie que de punir sa femme, ne s’imaginoit pas que les choses en viendroient jusques à un éclat qu’il auroit voulu éviter ; mais il n’étoit plus tems. Sa femme arrive avec toute la cohorte. On essaye d’enfoncer la porte à coups de marteau après avoir inutilement tenté de l’ouvrir autrement. Le Mari, qui prevoit que le bruit qu’on fait va faire assembler tous les voisins, se fait entendre. A sa voix les deux Amis de sa femme disparoissent. Effrayée de cette rencontre imprévue, qui ne lui annonce rien de bon, elle fut fort tentée d’en faire autant, & de les aller rejoindre ; mais il n’y avoit pas moyen. Les assistants & les voisins, que l’arrivée du Guet & les coups du Serrurier avoient reveillez, s’étoient doutez de quelque chose, & étoient déja accourus, pour sçavoir ce que ce pouvoit être. La porte s’ouvre ; on fait entrer les Archers, & l’on s’explique. Le Mari, en homme prudent, excusa sa femme en apparence, & fit si bien que, si la Ronommée n’avoit pas cent bouches & cent yeux, qu’elle foure partout, on n’auroit jamais rien sçu de cette Avanture dans la quelle le pauvre Cornard n’en auroit pas moins été pour son compte. Mais comme l’on dit les Murs ont des yeux & des oreilles. Le lendemain tout le secret de l’avanture fut divulgué ; & le Mari, pour se mettre à l’abri des sots caquets, a fait enfermer, depuis, sa très chere moitié chez les Magdelonnettes afin de lui apprendre, & dans sa personne à toutes celles qui lui ressemblent, à ne faire jamais ainsi des promenades, ni des parties nocturnes, avec des hommes en l’absence de leurs Maris. ◀General account

Metatextuality► La Ville de Londres me fournit quelques autres Avantures à peu près de la même trempe ; car il ne faut pas croire que ce n’est qu’ici que l’on trouve des femmes infidelles ; mais le papier qui me manque m’oblige de les renvoyer à un autre ordinaire. ◀Metatextuality En attendant

J’ai l’honneur d’être &c.

Paris ce 2 Juillet 1751.

◀Letter/Letter to the editor ◀Level 2

Jeudi ce 2 Juillet 1751.

◀Level 1