Zitiervorschlag: Anonyme (Claude de Crébillon) (Hrsg.): "N°. 15.", in: La Bigarure, Vol.10\015 (1751), S. 113-120, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5107 [aufgerufen am: ].


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N°. 15.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► NOn, Monsieur, ce n’est point la mauvaise humeur dont on taxe bien souvent certains Ecrivains ; ce n’est point la demangeaison de medire, dont on les accuse, souvent à tort ; ce n’est point l’envie de calomnier, que leur reprochent ordinairement ceux qui se reconnoissent dans les peintures naïves, qu’ils font des vices & du ridicule des hommes ; enfin ce n’est rien de tout cela, qui a fait dire au plus judicieux de nos Poëtes, que

Tous les hommes sont foux, & malgré tous leurs soins,

Ne different entre eux, que du plus, ou du moins. * 1

C’est une verité fondée sur l’Experience, & reconnue de tous ceux qui réflechissent tant soit peu sur ce qu’ils voyent tous les jours dans le monde & qui en jugent sainement. Cette consideration a fait dire aussi quelque part à un Docteur de l’Eglise, dont le nom m’est échappé ; que l’Univers entier n’est rien autre chose qu’un grand [114] Hopital qui n’est rempli que de malades spirituels, & de pauvres insensez, d’autant plus à plaindre, qu’ils ne sentent, ne connoissent, & ne veulent pas même connoitre leur mal.

Metatextualität► L’Usage que vous avez du grand monde, & la petite dose de Philosophie, que je vous connois, Monsieur, vous feront sans peine convenir de cette verité. Mais quand vous voudriez en douter, le pouriez-vous après toutes les folies dont je vous rends compte depuis deux ans ? De combien d’especes differentes n’en avez vous pas vu dans mes Lettres, depuis le Sceptre, pour ainsi dire, jusqu’à la boulette ? Qu’y avez-vous vu autre chose, que des foux, qui ne different entre eux, que du plus, ou du moins ? En voici encore cinq ou six des plus extravagants, & dont la folie méritoit aussurément bien autant les petites Maisons ( )2 , que la plûpart de ceux qui les occupent aujourd’hui. Je commence par celle d’un Personnage qui n’étoit certainement pas un homme du Commun, comme vous l’allez voir. ◀Metatextualität

Vous avez connu ici M. Orri de Fulvi, notre Surintendant des Finances, lequel vient de mourir. Ses bonnes & ses mauvaises qualitez (car il n’y a point d’homme sur la Terre qui n’ait sa part de l’un & de l’autre) vous étoient pareillement connues. Qu’il ait fait des folies dans sa vie ; c’est-ce dont-on ne sçauroit douter. Est-il quelque homme ici bas qui n’en fasse quelqu’une plus ou moins grande ? Mais ce qui m’a paru de plus singulier, est un des derniers traits de sa vie que je n’ai pu entendre sans en rire beaucoup. Metatextualität► Peut-être fera-t-il sur vous le même effet : Le voici, tel qu’il m’a été raconté par les [115] personnes mêmes qui ont eu part à cet évenement. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Fremdportrait► Il y avoit environ dix sept, ou dix huit ans, que M. Orri de Fulvi avoit eu une jambe fracassée par-je ne sçai quel accident ; du moins ne me l’a-t-on point appris. Cette jambe fut alors parfaitement bien rétablie par M. M. De la Peyronnie, Morand, & Housstet. La seule incommodité qui lui en étoit restée, est, qu’il y ressentoit, de tems en tems, des douleurs lancinantes, & très aigües. Tout patient qui souffre doit chercher naturellement à se soulager. Dans l’état où la Fortune avoit placé celui-ci, rien ne lui manquoit pour cela, du moins du côté des Artistes, & des remedes. C’est-ce que M. Orri de Fulvi ne fit point. Il suporta tranquillement, pendant tout ce tems, ses douleurs, avec lesquelles l’habitude de souffrir l’avoit apparemment familiarisé. Quelques heures avant sa mort, il s’avisa de penser à cette jambe, & aux cruelles & longues douleurs qu’elle lui avoit causées. Peut-être allez vous croire, Monsieur, que ce fut pour y apporter quelques remedes, au cas qu’il plut au Ciel de lui rendre la santé. . . Point du tout. Ce fut pour ordonner, par un article très exprès de son Testament, que cette jambe seroit coupée après sa mort, & portée au College & à l’Academie Royale de Chirurgie, pour y être dissequée, afin que l’on put exactement reconnoitre quelle avoit été la cause des douleurs Periodiques qu’il y avoit si longtems ressenties. Ne voilà-t-il pas, à la lettre, la la <sic> verification de notre vieux Proverbe qui dit : Après la mort le Medecin ?

Quoiqu’il en soit de cette réflexion, qui s’est trouvée au bout de ma plume ; Cet article risible du Testament a été aussi fidellement exécuté, [116] que s’il eut été question de rendre la vie au deffunt ou de le guérir des longues & cruelles douleurs qu’il a soufertes pendant dix sept ou dix huit ans. La jambe de M. Orri de Fulvi a été portée, en grande pompe, au College de S. Côme où ayant été dissiquée, Bistourisée, Anatomisée, & mise en menus morceaux, comme chair à pâté, la Royale Academie de nos Chirurgiens, après avoir tout bien examiné, a donné la consultation suivante sur ladite jambe ; sçavoir « que les fragmens des os en avoient été si bien rejoints, dans le tems de la fracture, qu’il n’y paroissoit presque pas de Callus ; mais que comme cette fracture étoit dans la partie inferieure, proche de son articulation avec le pied, il étoit arrivé que les sucs qui servent à la formation du Callus s’étant épanchez dans l’articulation (ce qui est inévitable) ils s’y étoient épaissis, & avoient occasionné les douleurs lancinantes & aigües que feu M. de Fulvi y ressentoit de tems en temps ». Et voilà, dit Sganarelle, dans le Medecin malgré’ lui ; Voilà ce qui fait que votre fille est muette. M. Orri de Fulvi n’en est-il pas bien plus tranquille & plus à son aise, à present que nos Operateurs Royaux ont appris à leurs disciples, & à ceux qui veulent les entendre, la cause d’un mal qui l’a fait tant & si long-tems souffrir ? Après une si sçavante, & si utile découverte, laquelle méritoit bien l’amputation Testamentaire qui a été faite de sa jambe, est-il quelqu’un dans le monde qui puisse lui refuser un Requiescat in Pace ? Pour moi je le lui souhaite, de bon cœur, ne fût ce qu’en reconnoissance du plaisir que m’a fait le recit de la derniere extravagance de sa vie ; ◀Fremdportrait ◀Allgemeine Erzählung mais en voici une seconde qui n’est pas moins folle. Elle m’a été mandée en ces termes, de Hambourg.

[117] Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Fremdportrait► « Il est arrivé dans notre Port, la semaine derniere, un de nos Navires, revenant des côtes d’Espagne, dont le Capitaine, en passant à la hauteur de celles d’Angleterre, vit flotter sur Mer un Cercueil qu’il prit d’abord pour un coffre, ou une caisse pleine de Marchandises. Il fit mettre aussitôt la Chalouppe à l’eau, pour l’aller pêcher ; mais, en s’en approchant, les Matelots reconnurent que ce n’étoit point ce qu’on leur envoyoit chercher. L’humanité prit alors la place de la Cupidité. Ces gens, quoique peu devots & peu tendres de leur naturel, crurent qu’il y auroit de l’inhumanité & même du péché, à laisser ainsi à la merci des flots, & des poissons, un homme que son Cercueil, qui étoit de bois de Cedre, désignoit avoir tenu sur la Mer un rang considérable. Ils le pêcherent donc, le mirent dans leur Chaloupe, le transporterent à bord, & continuerent leur route.

Ce Navire étant arrivé dans le Port, & le Capitaine ayant fait sa déclaration de toutes les Marchandises qui composoient sa Cargaison, ceux qui sont préposez ici pour la levée des droits, soupçonnant que ce Cercueil cachoit quelque fraude, ou contrebande, demanderent qu’on en fit l’ouverture. Ce n’est pas effectivement la premiere ouverture du Cercueil, on en trouva un second qui étoit d’Etain, & sur lequel étoit gravée cette inscription Angloise : M. Francis Humphrey Meredith, died March the 25. 1751. aged 51. La chose ayant été raportée au Resident d’Angleterre, en cette Ville, celui-ci envoya, à bord du Vaisseau, son Secretaire, en presence duquel on fit l’ouverture de ce second Cercueil. On y trouva le corps embaumé d’un homme [118] qui, à l’air de son visage, paroissoit avoir l’âge marqué par l’inscription Angloise qu’on vient de lire. Ce corps étoit magnifiquement vétu, & portoit sur ses habits un Cordon bleu, de l’Ordre de la Jarretiere, avoit sur sa tête une Perruque noire à la derniere mode, avoit cinq diamants d’un très grand prix aux doigts de chaque main, & une épée à poignée d’or, couchée à son côté. Le Magistrat ayant fait refermer le Cercueil, & ayant mis dessus son scellé, aussi bien que celui du Resident, a expedié aussitôt à Londres un Exprès, pour y porter la Nouvelle de cette Avanture singuliere, & prendre des ordres pour l’inhumation de ce corps que tous ces pompeux indices denotoient être celui de quelque grand Seigneur Anglois. Après s’être assez long-tems informé qu’il pouvoit être, l’inscription du Cercueil, dont on avoit envoyé une Copie, a fait ressouvenir enfin que les Papiers publics de Londres, du mois d’Avril dernier, avoient annoncée la mort d’un particulier nommé François Humphrey Meredith, avec cette circonstance, qu’il avoit ordonné, par son Testament, qu’il ne seroit point inhumé ailleurs que dans les sables de la côte apellée Goodwinsand ; ce qui avoit été executé ; & d’où l’on presumoit que la violence des vents, de quelque tempête, ou du reflux, avoit déterré d’entre les Sables son Cercueil, que la Mer avoit ensuite emporté. » ◀Fremdportrait ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3

Metatextualität► Ne m’avouerez-vous pas, Monsieur, qu’il faut être absolument Anglois pour avoir, à sa mort, de pareilles idées, & pour les effectuer ? Que dites-vous de la fatuité de ce particulier qui n’ayant d’autre Noblesse, ni d’autres titers <sic> [119] que sa richesse, se donne lui même, en mourant, toutes les marques de la plus haute distinction qui soit en Angleterre ; qui se fait embaumer & revétir comme un Prince, dans l’esperance, apparemment, d’en imposer aux Morts, & qui enterre avec lui des richesses si considerables dont il a voulu encore, après sa mort, tirer une ridicule vanité ? O hommes ! est-il possible que la folie vous suive jusque dans le tombeau ? Helas ! la votre seroit eternelle, si le Ciel vous avoit accordé le don de l’immortalité ! ◀Metatextualität

Un troisième fou que je vais vous presenter est Monsieur de N . . . . Frere ainé de celui-que vous avez connu lorsque vous étiez ici & qui est, comme vous le sçavez, une des riches familles de ce Royaume. Cet homme que sa sordide avarite <sic> avoit fait disparoitre, depuis plus de quarante ans, du grand monde, y auroit été absolument inconnu si l’aproche de la Mort n’avoit enfin levé le rideau qui le cachoit, depuis si long tems, à sa famille. Où croiriez-vous, Monsieur, qu’elle l’a enfin trouvé ? Vous l’allez apprendre.

Allgemeine Erzählung► Fremdportrait► Un Notaire de ma connoissance, m’ayant rencontré, l’autre jour, me raconta qu’il fut appellé, il y a quelques semaines, pour recevoir les derniers volontez & le Testament d’un particulier qui étoit à l’article de la Mort, & qui n’attendoit qu’après cela pour faire le grand voyage. Il se rend aussitôt auprès du Moribond, avec la personne qui étoit venue l’avertir, & qui le mena dans une des plus petites maisons où il m’a assuré qu’il ait jamais entré de sa vie. C’étoit à l’extremité de notre fauxbourg S. Marceau, quartier qui, comme vous le sçavez, n’est habité que par de petites gens. Arrivé dans ce [120] taudi, le guide qui le conduisoit le fit monter dans un grenier par un mechant escalier, qui étoit un vrai casse-cou. Là il trouva sur un mauvais grabat un homme sec, décharné, & prèsque prêt à expirer. Le Notaire fut très étonné qu’on l’eut fait venir si loin pour un semblable sujet, dont il croyoit que tous les biens, tant meubles qu’immeubles, ne seroient pas suffisants pour payer ses peines. Pour se tirer honêtement de ce mauvais pas, il prend pour pretexte, qu’il ne peut recevoir un Testament, sans avoir encore avec lui un de ses Confreres dont il faudra encore payer la vacation. Tout avare qu’est le Moribond, cette proposition ne l’effraye point. Il saisit un vieux solier avec le quel il frape sur le plancher, & un moment après on voit paroitre une vieille femme qui sur ce que dit le Notaire va chercher aussitôt celui de ses Confreres qu’il lui indique.

Celui-ci, étant arrivé, n’est pas moins etonné de se trouver en un lieu qui lui paroit un vrai coupe-gorge. Nos deux Tabellions interdits, & ne sachant que dire, attendoient patiemment le denouement de cette scene. Enfin le Moriband, leur ayant dit le sujet pour le quel il les avoit fait venir, on commença à dresser l’Acte testamentaire : on fait, sur le papier, une longue enumeration de belles maisons que le Testateur avoit dans les meilleurs quartiers de Paris, de quantité de bonnes terres qu’il possedoit à la campagne ; Mais ce qui étonne encore plus les Notaires, est la déclaration d’une somme de cinq mille louis, qu’il leur fait voir dans un coffre plus vieux & plus antique qu’aucune des Reliques de S. Denis. ◀Fremdportrait ◀Allgemeine Erzählung

(La suite dans le Numero suivant.) ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1* Despereaux Satire IV.

2(a) Grand Hôpital de Paris où l’on renferme les Foux.