Si notre nation n’étoit pas aussi
variable, & aussi inconstante, qu’elle l’est dans toutes
ses demarches, on seroit tenté de croire, Monsieur, que son
goût est actuellement décidé & fixé pour l’étude du
Droit Public. En effet, depuis quelques années, les Livres
qui traitent de cette matiere sont devenus ici à la mode.
Toutes les histoires qu’on nous a données, depuis ce tems,
sont tournées en Morale, en Politique, en Philosophie ;
& toutes les bonnes productions que le génie François
enfante sont de cette espece. Il vient encore d’en paroitre
ici une dans ce genre, qui a pour titre, Principes du Droit
Politique, (a)
1Livre qu’on
lit avec autant d’avidité, que de plaisir. Cet ouvrage, qui
est en deux Tomes, est divisé en quatre parties. Dans la
premiere on traite de l’origine & de la nature de la
Societé Civile, de la Souveraineté en général, des
caracteres qui lui sont propres, de ses modifications, &
de ses parties essencielles. Dans la seconde on traite des
différentes formes de Gouvernement, des manieres d’acquerir,
ou de perdre la Souveraineté, & des devoirs
réciproques des Souverains & des Sujets. Dans la
troisième on passe à l’examen des parties essencielles de la
Souveraineté ; Enfin la quatrième traite des différents
droits de la Souveraineté à l’égard des Etats étrangers. I.
La Societé humaine est par elle même ; & dans son
origine, une Societé d’égalité & d’independance. II.
L’établissement de la Souveraineté anéantit cette
independance. III. Cet établissement ne detruit point la
Société naturelle. IV. Au contraire, il sert à lui donner
plus de force. Voilà les quatre Principes fondamentaux sur
les quels est appuyée toute la Doctrine de ce Livre, dont je
vais vous donner quelques traits épars que je rassemblerai
ici. Si les hommes, vivant dans la Société de Nature,
avoient exactement observé les Loix Naturelles, rien
n’auroit manqué à leur felicité ; & on n’auroit pas eu
besoin d’établir un Pouvoir Souverain sur la terre ; mais
pour que ces Loix soient connues des hommes, il faut que
ceux-ci fassent un bon usage de leur raison. La plûpart,
abandonnez à eux mêmes, écoutent plus les préjugez & la
passion. Il manquoit donc un Juge pour terminer les
différends. Chacun étant Arbitre souverain de ses actions,
& ayant droit de juger lui même des Loix Naturelles,
cette independance ne pouvoit que produire le desordre &
la confusion. Il n’y avoit personne qui put faire exécuter
ces Loix. On fut obligé de se choisir des Souverains qui, en
publiant leurs Loix, instruisent les particuliers des régles
qu’ils doivent suivre. Chacun n’est plus Juge indépendant
dans sa propre Cause. On réprime les caprices & les
passions ; & les hommes sont obligez de se contenir dans
les égards qu’ils se doivent les uns aux autres. . . . . Les formes du Gouvernement peuvent être
reduites à deux Classes générales : aux formes simples,
& aux formes composées. Il y a trois formes simples de
Gouvernement ; la Démocratie, l’Aristocratie, & la
Monarchie. Ces formes ont leurs déréglements. La corruption
de la Monarchie s’apelle Tirannie ; l’Oligarchie est l’abus
de l’Aristocratie ; & l’abus de la Démocratie se nomme
Ochlocratie ; mais ces mots marquent moins un veritable
defaut, qu’une maladie dans l’Etat, que quelque passion, ou
quelque mécontentement particulier, dans ceux qui les
employent. Mais quelle est la meilleure forme de
Gouvernement ? Herodote nous raconte ce qui se passa dans le
Conseil des sept Sages de Perse quand il fut question de
rétablir le Gouvernement après la mort de Cambyse, & la
punition du Mage qui avoit usurpé le Trône, sous prétexte
qu’il étoit Smerdis, fils de Cyrus. Otanez opina qu’on fit
une Republique de la Perse ; Megabyse parla pour
l’Aristocratie, Darius fut pour la Monarchie ; & son
opinion fut approuvée. Dans les Etats où les peuples ont
quelque part au Gouvernement, tous les particuliers
s’interressent au bien public. Lorsqu’Annibal eut gagné
quatre Batailles sur les Romains, & qu’il leur eut tué
plus de deux cents mille hommes ; lorsque, à peu près dans
le même tems, les deux braves Scipions eurent été taillez en
piéces en Espagne, outre plusieurs pertes considerables sur
mer, & dans la Sicile, qui est-ce qui auroit jamais
pensé que Rome auroit pu encore résister à ses ennemis ?
Cependant la Vertu de ses Citoyens, l’amour qu’ils portoient
à leur Patrie, l’interêt qu’ils prenoient au Gouvernement,
augmenterent les forces de cette Republique, au milieu de
ses calamitez, & enfin elle surmonta tout. Rome
néanmoins a péri par les mains du peuple. La
Royauté lui avoit donné la naissance ; les Patriciens, qui
composoient le Senat, en l’affranchissant de la Royauté,
l’avoient rendue Maitresse de l’Italie ; le peuple arracha
peu à peu, par le moyen de ses Tribuns, toute l’autorité du
Senat. Des lors on vit la Discipline se relâcher, &
faire place à la licence ; enfin cette puissante République,
qui commandoit à presque tous les Souverains du Monde, fut
conduite insensiblement, par les mains mêmes du peuple, à la
plus basse servitude. . . . . . Un Parlement à qui un Prince
ordonneroit d’enregistrer un Edit manifestement injuste,
doit, sans contredit, refuser de le faire. J’en dis autant
d’un Ministre d’Etat que son Maitre voudroit obliger à
expedier, ou faire exécuter, quelque ordre inique, ou
Tirannique ; d’un Ambassadeur à qui son Maitre donne des
ordres d’une injustice manifeste, ou d’un Officier à qui le
Roi ordonneroit de tuer un homme dont l’innocence est claire
comme le jour. Dans ces cas là, il faut montrer un noble
courage, & résister de toutes ses forces à l’injustice,
même au peril de tout ce qui peut nous en arriver ; parce
qu’il vaut mieux obeir à Dieu qu’aux hommes. Il y a,
là-dessus, un beau passage dans une Tragedie de Sophocle :
Nível 3
Je ne croyois pas, dit
Antigone à Créon Roi de Thebes, que les Edits d’un homme
mortel, comme vous, eussent tant de force, qu’ils
dussent l’emporter sur les Loix des Dieux mêmes : Loix
non écrites, à la verité ; mais certaines &
immuables ; car elles ne sont pas d’hier, ni
d’aujourd’hui. On les trouve établies de tems
immémorial ; & personne ne sçait quand elles ont
commencé. Je ne devois pas donc, par la crainte d’aucun
homme, m’exposer à la punition des Dieux. . . .
Un moyen très propre à entretenir &
augmenter, dans un Etat, le nombre des habitans, est la
liberté de Conscience. La Religion est un des plus grands
avantages de l’homme. Tous les hommes l’envisagent sur ce
pied-là. Tout ce qui va à leur oter la liberté, à cet égard,
leur paroit insuportable. Ils ne sçauroient s’accoutumer
qu’avec peine à un Gouvernement qui les Tirannise là-dessus.
La France, l’Espagne, & la Hollande presentent
aujourd’hui des preuves sensibles de la verité de ces
remarques. Les persecutions ont fait perdre à la premiere
une très grande partie de ses habitants ; ce qui l’a
considérablement affoiblie. La seconde se trouve presque
dépeuplée aujourd’hui ; & cette dépopulation est causée,
principalement, par cet établissement barbare &
Tirannique qu’on apelle l’Inquisition, établissement
également outrageux à la Divinité, & pernicieux à la
Société humaine, & qui a fait, d’un des plus beaux païs
de l’Europe, une espece de Desert. La troisième enfin, en
procurant, non seulement à tous ses Sujets, mais à tous ceux
encore qui viennent se refugier dans son sein, une entiere
liberté de Conscience, qu’elle offre à tout le monde, s’est
considerablement augmentée au milieu même des guerres &
des disgraces ; elle s’est elevée, pour ainsi dire, sur les
débris des autres ; & elle jouit d’un credit & d’une
prospérité dont elle est redevable au nombre de ses
habitants qui lui ont apporté, tout à la fois, la force, le
commerce, & les richesses. A propos du Droit Politique,
& de la Hollande, on vient de nous annoncer, de ce
païs-là, le premier Tome d’un gros Ouvrage au quel nos
Avocats, & autres gens de Robe préparent une place dans
leurs Cabinets. C’est une Collection, en cinq
Volumes in folio, qui a pour titre Nouveau Tresor de Droit
Civil & Canonique, contenant divers Ouvrages, très
rares, composez par les plus habiles Jurisconsultes & en
particulier de France & d’Espagne, tirés de la
Bibliotheque de M. Gerard Meerman, Jurisconsulte &
Syndic de la Ville de Roterdam, à la Haye chez P. de Hondt.
Metatextualidade
Comme je ne crois pas que
vous ayez, non plus que moi, beaucoup de goût pour ces
sortes de livres, dans les quels vous n’avez peut-être
jamais mis, & ne mettrez jamais le nez, je me
contenterai de vous dire ici,
que nos gens de
Robe, sur la simple annonce qu’on leur en a fait, en font
beaucoup de cas, & qu’ils esperent y trouver des
beautez, que nous y trouverions sans doute aussi bien
qu’eux, si nous avions leurs yeux, leur goût, & leurs
lumieres ; mais, comme le dit une Poëte,
Nível 3
Trahit sua quemque Voluptas.
Metatextualidade
Comme je connois le votre,
Monsieur, & que je m’y conforme, autant que je le
puis, dans mes Lettres, voici un autre Livre, beaucoup
moins volumineux, & dont je crois que vous vous
accommoderez beaucoup mieux.
C’est un Recueil de
Poësies Sacrées & Morales, qui, entre autres choses,
contient les plus beaux endroits des Propheties d’Isaye, mis
en Stances Irregulieres. C’est dommage, pour l’Auteur de ces
Poësies, que nous ayons lu celles que le célébre M. Rousseau
a faites dans ce genre. On feroit pour lors beaucoup plus de
cas des siennes, dans lesquelles il y a de fort beaux
endroits. Vous en pourez juger par les deux échantillons que
voici. Le premier contient les devoirs des Juges.
Nível 3
Vous, images de ma puissance,
Ombres de ma Divinité.
Vous qui devez de
l’Equité
Peser les droits dans la
balance.
Pourquoi, vous dit Dieu, du
Pécheur
Osez-vous prendre la
deffense,
Faussement éblouis de son éclat
trompeur ?
Votre Ministere sublime
Veut que vous
soyez le soutien
De ceux dont on ravit le
bien,
Et des innocents qu’on opprime ;
Rejettez
ces dons dangereux
Qui peuvent vous induire au
crime
Et des mains des méchants sauvez les
malheureux.
Voici le second échantillon, dans le
quel le Prophete & le Poète décrivent quelques uns des
revers que l’on voit tous les jours arrive dans le monde,
Nível 3
Tel aujourd’hui manque de
pain Qui, le jour précédent, vivoit dans
l’opulence ;
Et ceux que tourmentoit la plus cruelle
faim
Se trouvent, au contraire, au sein de
l’Abondance.
Telle étoit affligée, en sa
stérilité.
Dont le cœur d’allegresse est soudain
transporté
De voir croitre autour d’elle & son
fils & sa fille,
Tandis qu’une autre, helas !
pleure le triste sort
De la plus nombreuse
famille
Que le Ciel livre en proye aux fureurs de la
Mort.
Metatextualidade
Puisque je suis dans la
Morale, à celle que vous venez de lire, Monsieur, j’en
joindrai une autre qui, pour avoir été mise sous le nom
d’un Payen, des plus Payens, n’en est pas pour cela
moins digne de notre respect & de notre estime. Je
la tirerai d’une Traduction qu’on vient de nous donner,
en Vers François, des Preceptes Moraux de Caton ;
traduction dont la beauté surpasse de beaucoup
l’Original *
2. Vous
en jugerez vous même par ceux ci, que j’ai
tirez au hazard. J’y ai joint les Distiques Latins, afin
que vous puissiez plus aisément comparer les uns avec
les autres,
I.
Nível 3
Rumores fuge, ne incipias novus author haberi ; Nam
nulli tacuisse nocet, nocet esse locutum. Ne prends
point part aux bruits que seme le Vulgaire, De crainte
de passer pour en être l’auteur.
On ne risque rien à
se taire.
Et souvent pour parler on cause son
malheur. II. Corporis exigui vires contemnere noli ;
Consilio pollet cui vim Natura negavit. Un homme est-il
petit, & de mince figure, Ne le méprisez point sur
ces simples dehors.
Souvent l’auteur de la
Nature
Dédomage l’esprit de ce qu’il ote au Corps.
III. Exiguum munus cum dat tibi pauper Amicus Accipias
placide, & plane laudare memento. Le present qu’un
Ami t’offre en son indigence, Quelque petit qu’il soit,
reçois-le avec bonté ;
Et pour premier effet de ta
reconnoissance,
Vante sa libéralité.
(La
suite dans le Numero suivant.)