Citation: Anonyme (Claude de Crébillon) (Ed.): "N°. 2.", in: La Bigarure, Vol.10\002 (1751), pp. 9-16, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5094 [last accessed: ].


Level 1►

N°. 2.

Level 2► Letter/Letter to the editor► On s’est trompé, Monsieur, lorsqu’on a attribué à M. Marmontel l’Epitre au Roi sur l’établissement de l’Ecole Royale-Militaire, que je vous envoiai il y a environ trois mois. Cette piéce est de M. le Chevalier Laurès, homme d’esprit, mais qui ne s’est jamais donné dans le monde pour Poëte, quoiqu’il ait fait voir, par ce morceau, qu’il merité mieux ce titre, que beaucoup d’autres qui le prennent aujourdhui sans le meriter. On auroit tort de le lui refuser après l’accueil qu’on a fait à ce petit ouvrage au quel on n’a cru ne pouvoir faire plus d’honneur qu’en l’attribuant au Sieur Marmontel, dont vous connoissez les talents pour la Poësie. Je ne sçai si c’est cette raison qui a engagé ce dernier à travailler sur le même sujet ; mais voici un petit Poëme, sur cette matiere, dont il vient de nous régaler, & que j’ai cru que vous seriez bien aise de lire.

[10] L’Etablissement
de l’École royale-militaire

Poeme heroique.

Level 3► Je consacre mes chants à ce Temple des Arts,

Le Cirque de la Gloire & l’Ecole de Mars
Où des Nobles François la jeunesse élevée
Sous les yeux de son Roi va fleurir cultivée.

Vaine Esclave des Cours, Muse, dont les accents

Des favoris d’Auguste ont profané l’encens,
Va, loin de mon Héros, perfide Enchanteresse,
Vendre à l’Orgueil des Grands une indigne caresse.
Mais toi que Fenelon *1 imploroit autrefois
Lorsqu’il formoit le cœur des enfans de nos Rois ;
Toi, de la Verité noble & tendre interprette,
Muse, inspire à mes Vers cette douceur secrette,
Ce charme imperieux dont tu sçais nous saisir,
Et qui donne aux Vertus les attraits du Plaisir.
Il n’appartient qu’à toi de peindre un Roi sensible,
Qui gemit du besoin de se rendre terrible,
Et d’un œil paternel veillant sur ses Etats,
Par amour pour la Paix, se prepare aux combats :
Dis comment, de nos Rois cette immortelle fille,
La Noblesse à l’Etat compose une famille ;
Dis comment fut conçu ce généreux projet ;
Dis quelle en fut la source, & quel en est l’objet :
Parle, & ne flatte point ; tes pinceaux pour homage
Ne doivent à Louis offrir que son image :
Il se juge lui même, & veut, s’il est loué,
Voir par la Verité son eloge avoué.

Non loin de cette Ville, en delices féconde,

[11] D’où le Luxe & les Arts dictent leurs loix au monde ( )2 ,

Les Bourbons & la Gloire ont choisi pour séjour

Un Palais tel qu’on peint celui du Dieu du jour ( )3 .
Là de Louis le Grand tout retrace l’image.
Pour rendre à ce Héros un immortel homage,
Les Arts, à qui son ame imprimoit sa grandeur,
Voulurent de son regne y marquer la splendeur.
Le pinceau déploya ses plus sçavants prestiges ;
Le Ciseau Créateur enfanta des Prodiges ;
Praxitele ( )4 Zeuxis ( )5 trouverent des rivaux,
Et la Seine du Tibre effaça les travaux.

C’est du fond de ces murs, d’où partoit son Tonnerre,

Que ce Roi triomphant épouvantoit la terre ;
C’est du fond de ces murs, asile de la Paix,
Que son fils sur son peuple épanche ses bienfaits.

Viens, Muse, pénétrons son auguste retraite ;

Ne crains point d’y porter une vue indiscrete.
Profonds sans artifice, & sages sans detour,
Les desseins de Louis sont amis du grand jour.

Ce Roi, dans le silence & dans la solitude,

Faisoit du bien public une profonde étude.
Sa généreuse main achevoit de tracer
Cet Edit que le tems ne sçauroit effacer,
Cet Edit immortel où sa reconnoissance
Venge l’humble Vertu des torts de la naissance ( )6  :
La Justice avec lui prepare cet Edit ;
La gloire, en souriant, l’écoute & l’applaudit.
Tels sont en ses desseins les témoins qu’il consulte,
Son Empire est leur Temple, & son regne leur culte,
[12] Ainsi, dès son enfance, on les vit près de lui
Se prêtant l’une à l’autre un mutuel appui,
De ses pas, à l’envi, conductrices fidelles,
Former d’un zèle égal, un cœur si digne d’elles
Et partageant le soin de son regne naissant
Sur le Trône, avec lui, monter en s’embrassant.

Tout-à-coup, au milieu de ce Salon tranquille,

De leur Conseil auguste impénétrable Asile,
D’un nuage entr’ouvert perçant l’obscurité
Le Héros voit paroitre une Divinité.
L’Honneur & la Vertu brilloient sur son visage ;
Dans ses yeux éclatoient le zèle & le Courage.
Respectez par les ans des Lauriers toujours verds
Sur ses cheveux blanchis font compter les hivers ;
Son front cicatrisé par des coups Héroïques
Semble s’énorgueillir de ces rides antiques :
De longs habits de deuil, de ses larmes noyez,
En replis ondoyants tombent jusqu’à ses pieds ;
Dans l’une de ses mains une épée étincelle ;
A ses côtez, semblable à l’Auguste Cybelle,
Elle voit ses enfans au sortir du berceau,
D’armes & de Lauriers embrasser un faisceau.

Le Héros reconnut la Noblesse à ces marques.

Ses traits furent toujours si chers à nos Monarques !
Mais parmi tant de Rois, dont elle fut l’appui,
Qui jamais eut pour elle autant d’amour que lui !
Il lui tendit la main. Cette grace imprevue
La trouble, le saisit. Elle baisse la vue.
Elle a vu les dangers & la mort sans effroi.
Et ne peux soutenir un regard de son Roi ;
Tant de la Majesté la redoutable empreinte,
Sans affoiblir l’amour, peut inspirer la crainte !

Elle aproche ; sa Voix se glace à son aspect ;

Elle tombe à ses pieds tremblante de respect.
Le Prince la releve : « O fille auguste & chere,
Lui dit-il, votre Roi n’est-il pas votre Pere ?
Rassurez-vous, parlez. » La Noblesse à ces mots,
[13] D’un geste & d’un soupir répondant au Héros,
Lui montre ses enfans, son deuil, ses cicatrices,
Implore d’un regard ses bontez protectrices ;
Et ses pleurs échapez achevent d’enoncer
Des plaintes que sa bouche eut craint de prononcer.

Telles, de Jupiter les filles gemissantes,

Les Prieves, en pleurs, foibles, & languissantes,
Marchent les yeux baissez, & d’un pas chancelant
Vont aux pieds de ce Dieu se jetter en tremblant.

Louis fut attendri. Que ces pleurs, ce silence

Ont pour un Roi sensible une vive éloquence !

Ma fille, lui dit-il, je t’entends ; c’est assez.

Tes exploits de mon cœur ne sont point effacez.
Les Lis se fletriront avant que je t’oublie.
Tes malheurs à mes yeux n’ont rien qui t’humilie.
J’ai vu couler ce sang, le plus pur de l’Etat,
Ce sang dont ta valeur rehausse encor l’éclat.
J’ai vu cette valeur franchir tous les obstacles.
Ma voix est ton signal, mes yeux sont tes oracles,
Et lorsqu’à la Victoire ils t’ont dit de voler,
C’est un Arrêt du sort que ton sang va sceller.
Cependant du gémis, les lauriers de la guerre,
Ces lauriers renaissants sous les coups du Tonnerre,
Aujourd’hui sur ta tête indignement fanez
A secher dans l’oubli seroient-ils condamnez ? . . :
Non, je dois un asile à ta gloire affligée,
L’Olive de la Paix malgré moi négligée
Dans nos champs désolez est lente à refleurir ;
Mais bientôt de ses fruits elle va te couvrir.
J’ai dû mes premiers soins à ce peuple innombrable,
Des plus brillants succès instrument déplorable,
D’autant plus malheureux, que sa timide Voix
Parvient plus lentement à l’oreille des Rois,
Qu’au Trône, ton apui, sa main ne peut atteindre
Et qu’il souffre long-tems avant que de se plaindre.
Pour lui, de la faveur écartant le bandeau,
[14] J’ai dû de ses tributs diviser le fardeau ;
Pour lui sur mes guerriers mes graces suspendues
Avec moins de largesse ont été repandues.
Mon peuple eût pu gémir des dons que j’aurois faits,
Et ma bonté me rend avare de bienfaits :
Mais ceux de ces guerriers qu’abbaissa la naissance
Dans ton adoption trouvent leur recompense.
Ma fille, leurs enfans vont devenir les tiens ;
Que les tiens, à leur tour, soient aujourd’hui les miens :
Ta Patrie & ton Roi les adoptent ensemble.
Je veux qu’un même asile à mes yeux les rassemble,
Et que ces Arbrisseaux, d’âge en âge croissants,
Soient un jour de l’Etat les appuis florissants.

Que mon Ayeul ait vu tout fléchir sous ses armes,

Sur ses Lauriers lui même il a versé des larmes.
On ne me verra point, de mon peuple ennemi,
Envier des exploits dont ce peuple a gémi.
J’envie à mon Ayeul, non de vastes conquêtes,
Mais des bienfaits versez du sein même des fêtes ;
J’envie à mon Ayeul cet Asile pieux
Où de timides fleurs, écloses sous mes yeux,
Développent aux traits d’une vertu feconde
Le parfum des Vertus dont s’embellit le monde ( )7  ;
J’envie à mon Ayeul ce monument si beau
Des victimes de Mars l’asile & le tombeau,
Port tranquile & sacré que la Seine attendrie
Arrose en bénissant le Dieu de la Patrie ; ( )8
Voilà le grand modele offert à mes projets.
[15] Puisse-je, comme lui, laisser à mes Sujets,
Laisser à mes guerriers une éternelle marque
De justice & d’amour, seuls restes d’un Monarque !

Oui, ma fille, tes pleurs seront bientôt taris :

La Vertu sous mon regne est sûre de son prix.

Il dit, & s’adressant à la Gloire attentive :

Va, prens soin que la Seine admire sur sa rive
Les Spectacles du Tibre étalez à ta voix.
Cet honneur appartient à la Ville des Rois
D’assembler sous ces murs ces enfans de Bellonne,
Ces Soutiens de l’Etat dont elle est la Colonne.
Que mes guerriers, marquez de ton auguste sceau,
Auprès de leur asile, y trouvent leur berceau.
Qu’ils puissent contempler, du haut de la Barriere,
Leurs modelles assis au bout de la carriere ; ( )9
Et que present aux yeux de tes chers nourissons
L’exemple, à chaque instant, se joigne à tes leçons.
Rendons ce monument digne de ma mémoire :
Les Arts volent en foule où preside la Gloire,
Qu’ils élévent ces murs de l’oubli triomphants
Qu’ils versent leur lumiere au sein de ces enfants ;
Que le germe croissant des dons de la Nature
Suive en eux les progrès d’une sage culture.
L’instinct fait des Soldats, l’étude les guerriers.
Formé d’un sang illustre, à l’ombre des Lauriers,
Un François en naissant sçait mourir pour son Maitre ( )10 ,
Il connoit son devoir avant de se connoitre ;
[16] Mais sa noble fierté le rend présomtueux.
La Prudence abandonne un zèle impétueux,
Et dans de Jeunes cœurs, au milieu des allarmes,
L’ardeur de me servir m’a couté bien des larmes !
Plus leur courage est promt, ardent, immoderé,
Plus mon amour m’engage à le voir éclairé.
Qu’il le soit par le tems, qu’il le soit par l’étude ;
Qu’en eux l’art des combats se change en habitude.

Camper, marcher, choisir & les lieux & les tems,

Combiner les efforts, les moyens, les instants,
Se peindre les terrains, mesurer les espaces,
Des Bataillons serrez faire mouvoir les masses,
Fortifier, deffendre, attaquer des remparts,
D’un combat, d’un assaut calculer les hasards,
Sçavoir, sans s’étonner, supposer sa defaite,
Mediter, à la fois, l’attaque & la retraite,
Promt & lent à propos, suspendre, executer,
Sans s’obstiner envain, ne point se rebuter,
Opposer aux travaux des travaux plus terribles,
Former sous des rochers des foudres invisibles,
Ou d’un œil assuré, le compas à la main,
Au Tonerre dans l’air prescrire son chemin,
Soumettre à l’examen d’une juste balance
L’art de son ennemi, sa force, sa vaillance ;
Voilà le rare fruit de l’étude & des ans ;
Et le tems aux guerriers vend cher de tels presents.
Mais ces fruits, que meurit une Automne tardive,
Fleurissent aux beaux jours d’une Jeunesse active ;
C’est le premier aprêt d’un Printems exercé
Qui fertilise une ame où le germe est versé.

Toi donc, de mes guerriers fiere & brillante idole,

Gloire à qui, comme à moi, ma Noblesse s’immole,
Eleve au sein des Arts ce peuple Citoyen,
Ces enfans de l’Etat, ton espoir, & le mien,
Mets dans leur foible main le crayon de Feuquiere,
L’Equerre de Vauban, le Compas de Valiere ; ( )11 ◀Level 3 ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 2 ◀Level 1

1François de Salignac, de la Mothe, Fenelon Archevêque, Duc de Cambrai, Prince du S. Empire, Comte du Cambresis, & ci-devant Precepteur des Ducs de Bourgogne, d’Anjou, & de Berri, &c.

2(a) Paris.

3(b) Le Château de Versailles.

4(c) Ancien Sculpteur Grec, très célébre dans l’Antiquité.

5(d) Excellent Peintre, qui vivoit 400 ans avant J. C.

6(e) L’Edit portant création d’une Noblesse Militaire.

7(a) La Maison Royale de S. Cir, située à une petite lieue de Versailles, & fondée par Madame la Marquise de Maintenon, pour l’éducation de 250 pauvres jeunes Demoiselles de condition.

8(b) L’Hôtel Royal des Invalides, bâti, & fondé par Louis XIV. sur les bords de la Seine, vis-à-vis le Cours de la Reine, pour l’entretien de ceux qui ont eu l’honneur de perdre leurs membres au service du Roi.

9(a) L’Hôtel destiné pour l’Ecole Royale-Militaire doit être bâti à environ cinq ou six cents pas de celui des Invalides.

10(b) La beauté de ce Vers, & la singularité de la pensée qu’il exprime, nous l’a fait mettre en gros caracteres. Si elle paroit belle aux François, elle n’auroit certainement pas été adoptée par les Romains aux quels ils se comparent, & qui pensoient bien differemment d’eux sur cet article. Note de l’Editeur.

11(a) Trois Ingenieurs François des plus célébres.