Citation: Anonyme (Claude de Crébillon) (Ed.): "N°. 1.", in: La Bigarure, Vol.10\001 (1751), pp. 3-8, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.5093 [last accessed: ].


Level 1►

N°. 1.

Level 2► Letter/Letter to the editor►

Monsieur,

Vous êtes trop au fait du monde, & de ce qui s’y passe, pour n’avoir pas souvent entendu parler de la Misterieuse Societé des Franc-Maçons. Vous sçavez combien cette nouveauté est regardée de mauvais œil par le peuple, qu’on a vu, dans plusieurs endroits, prêt à faire main basse sur ces Freres, que sa sotte crédulité lui faisoit suspecter de plusieurs crimes. Vous n’ignorez pas non plus, que, dans plusieurs Etats & Royaumes, cette soi-disante Fraternité a été sévérement deffendue par des Arrêts, Edits, Ordonnances, Placards, &c. Enfin vous ignorez encore moins que, malgré cette sage attention du Gouvernement Politique à interdire toutes les Nouveautez qui peuvent devenir dangereuses avec le tems, celle-ci n’a pas laissé de se multiplier considerablement, & de s’étendre même jusqu’aux femmes, qui commencent à s’y faire incorporer. Il feroit beau voir, effectivement, que, lorsqu’il est question de puérilitez, ou de fantaisies, les femmes n’y fussent pas admises ! Jamais y en eut-il dans le monde, qu’elles n’y ayent pas donné tête baissée, surtout quand le plaisir en est encore redoublé par les charmes de la Nouveauté & du Mistere, & par les attraits piquants de la deffense, deux appas qui, depuis le commencement du monde, ont toujours affriandé le genre humain. Si vous ne voulez pas, sur cela, vous en raporter à moi, rapellez vous, [4] Monsieur, la belle Sentence de cet ancien Poëte Latin, que l’Experience verifie tous les jours, Nitimur in vetitum semper, cupimusque negata.

Au-reste, sans pretendre porter ici mes regards curieux & profanes sur les secrets de cette Société Misterieuse, que j’ai souvent entendu comparer, par de très sages & très graves personnages, à ces jeux d’enfants, dont toute la beauté & tout le mérite consistent dans leur imagination, & en ce qu’ils en ont été les inventeurs, je laisse ces Messieurs pour ce qu’ils sont ; & je ne vous en ai parlé ici qu’à cause d’un événement au quel l’idée que l’on a de cette Societé a donné occasion. Il m’a paru mériter de vous être communiqué ; ne fut-ce qu’à cause du dénouement Comique qu’il a eu. Le voici.

General account► Vous sçavez, Monsieur, que c’est chez nous un usage (comme je crois que c’en est aussi un en bien d’autres endroits) que ceux de nos jeunes gens que leurs parents destinent au parti de la Robe, vont, au sortir des Ecoles de la Jurisprudence, travailler pendant quelque tems chez les Procureurs, tant pour y aprendre ce qu’on appelle la Pratique du Palais, que pour s’y instruire, par eux mêmes, de tous les infames tours de la Chicane, qui tient ordinairement son domicile dans les Etudes de ces derniers. Un jeune Conseiller du Parlement de Mets, qui avoit demeuré plusieurs années chez un de ces vieux supôts subalternes de la Justice, fort riche, & dont la femme jeune & jolie ne lui avoit été rien moins qu’indifferente, étant venu ici, pendant les vacances de Pâques, alla lui rendre visite. Ne l’ayant point trouvé à la ville, & ayant appris qu’il étoit allé passer, avec sa femme, ses vacances à une fort jolie maison de Campagne qu’il a une lieue d’ici, le jeune Conseiller alla pour l’y voir. Beauté & Richesse eurent toujours grand presse, dit un de nos vieux Proverbes. Par cette raison, le Procureur, quoique d’un état qui [5] n’est ici rien moins qu’estimé, avoit toujours chez lui assez bonne compagnie, soit à la Ville, soit dans son Château du Gaillardin. Le Conseiller, qui avoit été pendant plusieurs années son Pensionnaire, y fut très bien reçu, & encore mieux par la jolie Procureuse. Ils le prierent l’un & l’autre d’y passer quelques jours avec eux, ce que celui-ci leur accorda. Peut-on refuser quelque chose à une aimable femme qu’on a tendrement aimée ?

Pendant le séjour qu’il fit à cette Campagne, il arriva qu’un jour un des Valets du Conseiller, en causant avec ceux de la maison, vint à parler de l’amitié que leurs Maitres avoient l’un pour l’autre. Comme ils en cherchoient la cause, un d’eux s’avisa de dire que cela provenoit de ce qu’ils étoient tous deux Franc-maçons. La coutume de ces sortes de gens est de raisonner bien souvent à tort & à travers de choses qu’ils ne sçavent ni ne connoissent point. En conséquence, leur conversation roula sur la Franc-maçonnerie dont ils dirent beaucoup de mal. La demangeaison de parler, & la flateuse vanité de faire briller leur esprit aux dépens de leurs Maitres, les firent rencherir les uns sur les autres ; Ils en vinrent jusqu’à assurer que les Franc-maçons avoient commerce avec le Diable ; enfin ils conclurent qu’ils étoient mille fois pires que les Sorciers.

S’il y a des gens qui regardent aujourdhui les Sorciers comme des Créatures qui n’existerent jamais, il y en a d’autres (& le nombre en est infiniment plus grand), qui les regardent comme des Etres bien réels. La plûpart de nos Païsans sont dans ce préjugé ridicule. Un de ces derniers, qui étoit venu voir le Procureur, pour le prier de pousser avec vigueur une affaire dont il étoit chargé, ayant entendu les discours de ces Domestiques, s’imagina aussitôt que son affaire, ses papiers, & ses titres étoient entre les mains du Diable ; que c’étoit pour cette raison [6] qu’il n’avoit pu jusqu’alors en obtenir une décision, & qu’il ne pouvoit éviter la malediction de Dieu, & la perte de son procès, qu’en retirant au plutôt son affaire & ses piéces des mains de ce Diable de Procureur.

Quoique à son avis, ces raisons fussent plus que suffisantes pour le faire déclarer incapable d’exercer sa charge, il n’osoit cependant les lui dire, dans la crainte d’avoir affaire avec tous les Diables. Quelque bon droit que l’on ait, lorsque les gens sont redoutables, ou qu’on les croit tels, on a bien de la peine à se résoudre à leur dire en face des veritez qu’on sçait qui les offenseront. Le Païsan en étoit logé là. L’imagination pleine de ses folles idées, & inquiet sur la réussite de son affaire, il ne sçavoit comment s’y prendre pour la retirer des mains du Procureur. Pour se consulter sur les moyens qu’il pouroit employer à cet effet, il prit le parti d’aller trouver un autre de ses Confreres, au quel il raconta, mais fort secrettement, sa peine, & le malheureux cas dans le quel il se trouvoit. Il le pria, en même tems, de lui chercher quelque expédient pour retirer ses piéces des griffes de ce Diable incarné (ce sont ses propres termes) disant qu’il lui payeroit, pour cela, tout ce qu’il voudroit.

Ces dernieres paroles firent ouvrir les oreilles au Procureur qui, jusque là, s’étoit interieurement moqué de la credulité du Païsan qu’il avoit pris d’abord pour un fou. Comme les gens de la même profession sont, ordinairement, jaloux de la prosperité les uns des autres, & saisissent, autant qu’ils peuvent, les occasions qui se presentent de s’enlever réciproquement leurs pratiques, le Procureur n’eut garde de laisser echaper celle-ci. Il projetta même de se servir du même expédient, pour en enlever plusieurs autres à son Confrere. Toute fois, pour ne point trop laisser entrevoir son dessein au Païsan, [7] il se contenta, pour cette premiere fois, de lui conseiller d’aller trouver son Procureur, & de lui redemander ses piéces sans rien craindre ; ajoutant que, si son Confrere les lui refusoit, il lui indiqueroit alors d’autres moyens, pour les lui faire rendre.

Toujours effrayé par ce qu’il avoit entendu dire de cet homme, le Païsan eut d’abord de la peine à se resoudre à suivre ce conseil ; Mais l’autre lui apporta des raisons si spécieuses, qu’à la fin il se détermina à faire cette démarche qui lui parut le coup le plus hardi qu’aucun Mortel pût jamais faire. Il va donc trouver son Procureur à qui il redemande ses piéces en tremblant. Celui-ci, qui avoit mis son affaire en bon train, regardant la demarche du Païsan comme un affront qu’il lui faisoit, voulut sçavoir la cause de ce procedé qu’il trouva fort singulier ; mais son Client ayant refusé constamment de la lui dire, après plusieurs debats assez vifs, de part & d’autre, ils se quitterent fort mécontents. Le Païsan revint alors trouver l’autre Procureur qui, lui ayant persuadé qu’il n’étoit pas assez fort tout seul pour l’attaquer en Justice, lui conseilla d’aller voir cinq ou six autres Païsans, à peu près de la même trempe que lui, qui avoient, comme lui, des procès assez considerables entre les mains de son Confrere, & qu’il avoit projetté de faire tomber entre les siennes. Dans cette vue, il lui recommanda de ne point perdre de tems, mais d’aller promtement leur faire part de la decouverte qu’il avoit fait, de leur faire connoitre que leurs affaires étoient entre les mains d’un Diable qui ne les finiroit jamais que lorsqu’il les auroit ruinez, comme il avoit fait toutes ses pratiques, aux depens des quelles il s’étoit enrichi par des voyes vraiment Diaboliques.

Que ne fait pas la superstition & la credulité ! Le Païsan, persuadé & convaincu par les raisons specieuses du malin Procureur, persuada la même chose à ses Confreres qui la trouverent d’autant plus croyable, que le premier Procureur avoit [8] fait une fortune assez rapide, qu’ils attribuerent alors à sa pretendue Diablerie. Là-dessus ils s’assemblent tous à jour nommé, & vont trouver le Procureur qui leur avoit suggéré ce conseil. Pour faire valoir à son Confrere, comme un grand service, le tour de fripon qu’il lui jouoït, celui-ci lui écrivit qu’il avoit apris l’orage terrible qui s’étoit formé, & qui alloit éclater sur lui ; que s’il ne vouloit pas se perdre, il lui conseilloit, en ami, de donner aux complaignants la satisfaction qu’ils pouvoient lui demander, faute de quoi il perdroit immanquablement sa charge. Le detail de cette Nouvelle, qu’il eut grand soin d’exagérer beaucoup, effraya tellement le Procureur, qu’il rendit à toutes ces bonnes gens les piéces de leurs procès ; ce qu’il ne fit pourtant qu’après s’en être fait bien payer. En reconnoissance de ce bon conseil, ces pauvres idiots ont remis leurs papiers & leurs affaires entre les mains du nouveau Procureur, qui les a dupez, comme il a fait son Confrere, & qui n’étant pas si riche que lui, ne manquera pas de le devenir bientôt à leurs dépens ; de sorte qu’ils peuvent bien dire qu’ils sont tombez, suivant un de nos Proverbes, de fievre en chaud mal. ◀General account

Metatextuality► Avouez, Monsieur, que c’est-là ce qu’on peut appeller un vrai tour de Procureur. Voilà la Charité Fraternelle qui regne parmi ces Sang-sues du Palais. O ! que j’aime bien mieux le généreux desinterressement, la politesse, & l’honêteté du Maréchal qui fait le sujet de l’Epigramme suivante que je viens de recevoir, & que je vous envoye ! ◀Metatextuality

Epigramme.

Level 3► Un Maréchal, ayant guéri la Mule

D’un Médecin de réputation,
Ne voulut point de rétribution.
Dieu me garde, dit-il, d’être assez ridicule
Pour rien prendre des gens de ma profession !
◀Level 3

J’ai l’honneur d’être &c.

Paris ce 19 Mai 1751.

◀Letter/Letter to the editor ◀Level 2

Jeudi ce 27 Mai 1751.

◀Level 1