Citation: Anonyme (Joseph Marie Durey de Morsan) (Ed.): "N°. 39.", in: La Bigarure, Vol.4\039 (1750), pp. 145-152, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4673 [last accessed: ].


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N°. 39.

Level 2► Letter/Letter to the editor► Je viens d’assister, Madame, à la douzième & dernier représentation d’une piéce dont on nous a régalé au Théatre Franҫois, & que j’ai voulu voir plusieurs fois, afin de vous en rendre un compte plus exact & plus détaillé. Cette piéce, qui est intitulée Ceni, n’est ni une Tragédie, ni une Comédie ; ce n’est point non plus une Tragi-Comédie, ni une Comico-Tragédie. Elle est dans un genre aussi nouveau que singulier, que je crois qu’on pouroit appeler Héroï-Comique, ou Comico-Héroïque. Nos Ecrivains d’aujourd’hui ont tant de peine à atteindre, même de loin, les grands modelles que notre Théatre leur a fournis dans le siécle passé, & au commencement de celui-ci, que, ne pouvant briller comme eux dans la même carrière, ils en imaginent, presque tous les jours, de nouvelles, dans lesquelles ils croyent qu’il leur est d’autant plus aisé de courir & de réussir, que personne n’y ayant couru avant eux, on ne peut faire aucun paralelle de leurs Ouvrages, qui effectivement ne ressemblent à rien, ou du-moins à aucun de ceux qui les ont précédez. Telle est, en particulier, la piéce de Ceni qu’on peut regarder comme véritablement unique dans son espéce. Voici le sujet & le canevas de cette piéce, qui est en prose, & le coup-d’essai Théatral de Madame de Graphigni à qui le Public étoit déjà redevable des charmantes Lettres Péruviennes.

Level 3► Mericourt & Clairval, tous deux Neveux de Dorimont, recherchent en mariage Ceni, leur Cousine, & fille de ce dernier, qu’il a eue de Clarice sa femme. [146] Mericourt est un intriguant dissimulé qui, depuis long-tems, a sҫu faire valoir ses services à Dorimont dans l’administration de ses affaires. Clairval est le plus jeune ; il est naïf, il est de bonne mine, & a l’art de se faire aimer. Dorimont, qui vient de perdre Clarice, ne voit point d’autre appui dans sa vieillesse que de donner sa fille à Mericourt pour le récompenser, en quelque façon, des services & des attentions qu’il a eus pour lui & pour sa femme ; mais c’est à la condition qu’elle le voudra bien, son intention n’étant pas de la forcer à faire un choix. Mericourt fait que Clairval est son rival, il fait aussi qu’il n’est pas beaucoup estimé d’Orphise, Gouvernante de Ceni, laquelle lui préfere Clairval à cause de ses bonnes qualités. Il tâche de jetter des soupҫons sur son frere & sur Orphise. Il fait entendre à Dorimont que son frere a un certain Soldat Indien qui est caché dans sa maison ; que sans doute ils ont quelques mauvais desseins. Dorimont s’emporte contre Clairval. Celui-ci se justifie, & fait voir que ce prétendu Soldat Indien est un Illustre malheureux que la fortune persécute.

On charge Orphise de fonder le cœur de Ceni. Orphise, en femme d’honneur, qui ne veut qu’obéir, & qui chérit extrêmement son éleve, cherche à pénetrer ses sentiments. Ceni ne lui cache point qu’elle préféreroit Clairval à Méricourt, & avoue qu’elle l’aime déjà. L’Oncle, qui est la franchise même, ne fait point encore l’amour de Clairval & de Ceni. Comme il la destine à Mericourt, il lui offre une autre Niéce qu’il a ; mais Clairval le remercie. Enfin son amour vient à la connoissance de Dorimont. Il n’est plus question que de savoir les sentiments de Ceni. Dorimont en étant informé tâche de persuader à Mericourt qu’il faut qu’il cede à son frere, & que puisque Ceni ne l’aime pas, il ne doit pas être jaloux du bonheur de Clairval. Mericourt ne se rend pas. Il veut savoir, s’il se peut, la raison pour laquelle Ceni ne veut point l’épouser. « Est-ce haine, est-ce mépris, est-ce dégoût ? » Non, dit l’Oncle ; que veux tu que je te dise ? Elle ne t’aime pas. « Je vois, dit Mericourt, qu’on la subornée & que mon [147] frere aura gagné sa Gouvernante. » Tu m’avois, dit l’Oncle, déja fait, ce matin, de mauvais rapports, dont-il s’est très bien justifié. Agissons naturellement ; car tiens, je ne saurois me résoudre à être fin. « Eh bien Monsieur, reprend Mericourt, écoutez donc ce que Clarice avoit décidé sur ce sujet. Etant près de la mort, elle me fit approcher de son lit, & me déclara qu’en reconnoissance des soins que j’avois pris d’elle, & qu’elle esperoit que je prendrois de vous, elle m’avoit toujours destiné Ceni. » Le vieillard, qui respecte les cendres d’une épouse qu’il adoroit, approuve le mariage ; mais toujours sous la condition de ne point y forcer sa fille. Il va lui-même la chercher, & l’envoie à Mericourt pour qu’il tâche de la gagner.

Ceni paroit ; mais ne voiant que Mericourt qu’elle haït mortellement, elle veut se retirer, en disant. «  On m’a dit que mon Pere me demandoit ; mais je ne le vois point ici. » Mericourt la retient pour l’engager à lui donner la main ; ce qu’elle refuse. Pour lors il lui fait voir un billet de Clarice, par lequel elle déclare qu’aiant été obligée de supposer un enfant à Dorimont pour se conserver son estime, elle avoit trouvé Ceni naissante d’une malheureuse créature reduite dans la derniere extrémité, & qu’elle l’avoit fait passer sous le nom de Dorimont. Ceni, apprenant qu’elle n’est point fille du meilleur de tous les peres, tombe évanouie. Elle rappelle ses esprits & demande à voir ce billet qu’elle croit être une calomnie de Mericourt. Elle reconnoit qu’en effet il est de Clarice. Mericourt, voulant profiter de son trouble, la sollicite de lui donner la main. « Eh bien quels sont maintenant vos sentiments, lui dit-il ? » Les mêmes, repond Ceni. Il lui propose de dissimuler & de noier la honte de sa naissance dans les nœuds de leur union ; mais Ceni a non seulement horreur d’un mariage semblable. Mais bien plus encore de la proposition révoltante d’envahir les biens d’une maison qui ne lui appartiennent pas. Toutes ces ressources étant devenuës inutiles, Mericourt a recours aux menaces, qui ne lui réussissent pas mieux.

Orphise paroit, & trouve Ceni en pleurs. L’Amitié qu’elle a pour son éleve la fait soupirer avec elle. Elle [148] lui apprend sa fatale destinée, & la supplie de ne pas l’abandonner. Cet endroit forme une scene admirable des plus nobles sentiments, de reconnoissance, d’amitié, de respect, & d’attachement. Dorimont, instruit du sort de Ceni, est pénétré de douleur de la perte qu’il fait de la plus aimable fille. Il ne peut croire ce qu’on lui a dit. Son amour lui dit qu’il est Pere, & il attribue ce désastre à quelque fourberie de la part de Mericourt. Il le fait chercher pour éclaircir ce fait, & le confondre. Mericourt se fait long-tems attendre, il arrive ; on lui fait les reproches les plus sanglans. Il produit la Lettre. Dorimont, surpris de l’infidélité d’une femme qu’il avoit tant aimée, a peine encore à se persuader ce qu’il voit. Il est prêt à adopter Ceni ; mais tandis qu’elle se prépare à le remercier, Mericourt l’interrompt, & lui dit qu’il est juste qu’elle sente tout le prix de cette grace. Il tire un autre billet que Clarice avoit écrit à Ceni, & le remet à Dorimont. Elle déclaroit à cette fille, que n’étant point à elle, elle vouloit bien lui dire qui étoient ses parens. Elle lui apprend qu’Orphise étoit sa Mere à qui on l’avoit dit morte au moment qu’elle en étoit accouchée. Orphise & Ceni se reconnoissent. Dorimont veut les retenir chez lui ; mais cette généreuse mere le remercie de ses soins obligeans, en lui disant ; qu’elles seroient bientôt le jouët de Valets, & de la pitié insultante des gens du monde. Elles préférent la retraite.

Tandis que Dorimont va chercher les presens qu’il veut leur faire, Clairval arrive. Surpris de voir sa Maitresse en pleurs, il veut en decouvrir la cause. Mais loin que ce contretems le refroidisse, il n’en devient que plus passionné. Il fait à la mere & à la fille toutes les offres dont est capable un grand cœur. Orphise accepte la retraite qu’il leur propose & ne lui demande qu’un guide pour les conduire, l’amour qu’il a pour Ceni l’empêchant de les accompagner lui même. Elle lui represente qu’on est facilement genereux en voiant les malheureux. «  On les secourt, dit-elle, on s’accoutume à les voir, on se refroidit, & l’on devient insensiblement comme les autres hommes. »

Le Soldat Indien, que Clairval destine pour être le guide de sa Maitresse, paroit. Il n’y a point de prie-[149]re qu’il ne lui fasse, point d’égard qu’il ne l’engage d’avoir pour elle. Je n’ai jamais vu au Théatre une Scene aussi passionnée, & si bien dans le vrai caractere d’Amant, que celle qui se passe entre ce Soldat & Clairval. Il craint qu’il ne les previenne pas assez poliment, qu’un reste d’esprit Soldatesque, & de dureté dans ses malheurs, ne le rende dur à leur égard ; enfin c’est une vraie Scene de passion.

Tout étant préparé, on étoit prêt à partir, lorsque le Soldat reconnoit Orphise pour sa femme qu’il croioit morte, & Ceni pour sa fille. La piéce finit par le mariage de Clairval & de Ceni. ◀Level 3

Tel est le sujet & le plan de la piéce de Ceni, dans laquelle Madame de Graphini a mis toute la délicatesse des sentiments qu’on trouve dans ses Lettres Peruviennes. On y a reconnoit une femme, naturellement tendre, qui veut plaire, & qui employe pour cela mille traits de gentillesse agencez à la faҫon des femmes. Aussi cette piéce n’a-t-elle rien de mâle ni de nerveux. A la premiere representation que j’en vis, il y avoit quelques Paradoxes qui ne furent pas applaudis, & que Madame de Graphini a depuis supprimez. Tel étoit celui qu’Orphise débitoit à sa fille à qui elle disoit, qu’il étoit dangereux de trop aimer son Mari ; & qu’un amour que la raison avoit établi par le devoir étoit plus solide qu’un veritable amour. J’ajouterai encore ici, Madame, une petite avanture qui arriva à cette premiere representation. Pendant que tout le monde crioit : Que cela est beau ! Que cela est joli ! Que cela est admirable ! un des Spectateurs, qui ne trouvoit & ne sentoit pas apparemment toutes ces beautez & et toutes ces gentillesses, s’avisa de dire, que tout cela lui paroissoit aussi sot, que le Titre même de la piéce, lequel n’annonҫoit rien *1 . Un des partisans du goût moderne lui répondit, assez [150] impoliment, qu’il falloit qu’il fût bien sot lui même pour s’amuser à un titre. De réponses en réponses on en vint, de part & d’autre, aux injures ; de faҫon que les deux adversaires passerent enfin aux voyes de fait. Ils se rangérent pour cela sous les premieres Loges où ils se prirent au collet, s’arracherent les cheveux, & se coignerent assez rudement la tête ; ce qui fit plus de plaisir à bien des gens, que la piéce même qu’on representoit. Mais l’Officier, préposé pour maintenir le bon ordre dans le Spectacle, étant accouru pour les séparer, les pria de sortir ; & par-là, la querelle fut terminée. Du moins n’ai-je point sҫu si elle avoit eu d’autres suites.

Comme cette piéce est dans le goût du Comique Larmoyant, qui ne plait pas à un grand nombre de Connoisseurs & d’Amateurs du Théatre, un Critique à lâché contre elle l’Epigramme suivante.

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Epigramme

Au retour de la Comedie

Un certain Vieillard sanglottoit,

Puis, épris d’une autre manie,

En ris sur le champ éclatoit.

Son Epouse aussi-tôt s’écrie :

Seroit-ce bien de la Folie ? . . .

Et non, non, reprend le Mari ;

C’est que je pensois à Ceni. ◀Level 3

Quoiqu’on puisse & qu’on doive dire à la louange de Madame de Graphigni, que sa piéce a eu un succès assez heureux pour un coup-d’essai, & pour le tems present, on ne peut cependant nier qu’elle n’ait de grands défauts. Un des principaux, c’est qu’on s’apperҫoit qu’el-[151]le a donné beaucoup plus de soin & d’attention à de petites Scenes, de petites faillies, de petites Sentences, qu’à faire réussir les grands événements qui devoient surprendre dans la piéce. Les grands coups y sont précipitez. Il n’y a que ce qui est dans le genre amoureux qui est filé avec une délicatesse sans égale.

A ce défaut on en joint trois autres qui ont été généralement condamnez, I. trois Reconnoissances qui tombent l’une sur l’autre, & qu’on auroit pû & dû éloigner un peu. D’ailleurs trois événements, dépendants de la même circonstance, préparez & éxécutez de la même faҫon, font une uniformité qui ennuye, & qui déplait. Il est vrai que les Spectateurs qui n’y regardent pas de si près pleurent toujours à bon compte, & croyent être satisfaits ; mais le defaut n’en est pas pour cela moins réel. Secondement deux Billets qui font tous les ressorts de l’intrigue, & sans lesquels on n’a pu se tirer d’affaire. On croit voir arriver de la Poste un Facteur avec un paquet de Lettres, disant à celui à qui elles sont adressées. « Lisez celle-ci, Monsieur. Si elle ne peut pas vous émouvoir, en voici une seconde qui fera son effet. » J’avoue qu’on sent quelque embarras en voyant un même moyen tant de fois mis en œuvre. Cela désigne un esprit peu propre aux intrigues du Théatre. Mais enfin peut-on jouir aujourd’hui d’une réputation passable sans être mis sur la Scene ? Du moins est-ce l’ambition de tous ceux qui écrivent aujourd’hui. Un dernier défaut que l’on trouve dans la piéce de Ceni, c’est qu’Orphise, après avoir fait profession d’une délicatesse outrée sur l’honneur & sur tout ce qu’on peut appeler Bienséance, reçoive non seulement des présents de l’Amant de sa fille, mais encore de quoi vivre. On ne pouvoit pas plus commettre la Bienséance. N’étoit-il pas plus naturel d’attendre des secours de l’Oncle qui ne pouvoit honnêtement les refuser, & qui même vouloit les lui donner ? Que Clairval les offre, rien n’étoit mieux. Il ne falloit qu’être en sa place pour en agir comme lui ; Mais rien ne sied plus mal à Orphise que de les accepter ; & toute personne un peu délicate, qui auroit été en sa place, ne se seroit point sur le champ rendue à ces offres.

[152] Voilà, Madame, la Critique que j’ai entendu faire, par des personnes très judicieuses, de la piéce dont je vous ai donné ci-dessus l’extrait. Je l’ai trouvée si raisonnable & si sensée, que j’ai cru qu’elle vous feroit plaisir ; & c’est dans cette vue que je l’ai jointe à la piéce même. Je finis par une Enigme que vraisemblablement vous n’aurez pas plus de peine à deviner, que vous n’en avez eu à trouver la Palatine, qui est le sujet de celle que je vous ai envoyée il y a quelque tems. *2 Puisque vous vous êtes fort réjouie à voir les efforts d’imagination qu’ont fait vos Dames pour tâcher de trouver ce mot mistérieux, pour vous procurer encore le même divertissement, je vous en enverrai de tems en tems. Ces sortes d’amusements sont assez à la mode ici parmi nous ; & nos Auteurs réussissent beaucoup mieux dans ces bagatelles, qu’ils ne font dans les Livres & les Piéces de Théatre qui sortent de leur Cabinet où ils feroient beaucoup mieux de les laisser s’améliorer.

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Enigme.

Eut-on le cœur plus dur que roche.

Souvent, au moment que j’approche,

On céde à mes charmes vainqueurs ;

Il est vrai qu’ils sont enchanteurs.

Puissant sur la terre & sur l’onde

En peu de tems j’enchaine une moitié du monde ;

Mais au milieu des fers (tant es dure ma loi)

Presque tous mes Captifs n’ont des yeux que pour moi.

Qui me voit de fort près ignore encor mon être,

Et qui ne me voit plus commence à me connoitre

Mais quoi ! peut-on m’envisager ?

L’Oiseau qui du Soleil fixement, sans danger,

Soutient la plus vive lumiere

Est forcé, devant moi, de baisser la paupiere.

Toi qui pour me trouver fais ici maint effort,

Toi que toujours je fuis, je plains ton triste sort. ◀Level 3 ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 2

Fin du Tome Quatrième. ◀Level 1

1* C’est aujourd’hui le goût dominant de nos Auteurs qui travaillent pour le Théatre, goût ridicule qu’il paroit qu’ils ont pris de ceux qui écrivoient avant les Molieres, les Corneilles, les Racines, les Regnards, les Boursaults, & les Detouches. Nous trouvons en effet, dans la Bibliotheque de notre Théatre, plus d’un millier de piéces ainsi intitulées. Aussi sont elles [150] toutes tombées dans le néant. Bien des gens prétendent que les Melanides, les Nanines, les Calistes, les Ceni même, de nos Modernes, auront le même sort. Il paroit qu’on peut le prédire sans être grand Prophete. Il n’en faut point d’autres preuves, que le peu de succès que ces Piéces ont au Théatre ou elles ne peuvent pas paroitre une vingraine <sic> de fois de suite, pendant que Moliere & Regnard y reparoissent presque tous les jours avec des beautez & des graces toujours nouvelles.

2* Voyez le N. 12. du Tome III. pag. 96.