Citation: Anonyme (Joseph Marie Durey de Morsan) (Ed.): "N°. 32.", in: La Bigarure, Vol.4\032 (1750), pp. 89-96, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4666 [last accessed: ].
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N°. 32.
Level 2► Letter/Letter to the editor► Level 3► Dame Venus & Dame Hipocrisie
Font quelquefois ensemble de bons coups.
Tout homme est homme, & les Moines sur tous :
Ce que j’en dis, ce n’est point par envie.
Avez-vous sœur, fille, ou femme jolie.
Craignez le Froc ; C’est un Maitre Gonin.
Vous en tenez s’il tombe sous sa main
Belle qui soit quelque peu simple & neuve.
Pour vous montrer que je ne parle en vain.
Lisez ceci ; je n’en veux d’autre preuve. ◀Level 3
Par ce début, Monsieur, vous connoitrez d’abord que l’Histoire que je vais vous raconter, & à laquelle ces Vers servent de Prologue, ne sera jamais insérée dans la Legende de l’Ordre dans lequel elle est arrivée. C’est une verité dont vous devez être aussi assuré, que je suis persuadé d’avance que ces bons Religieux me sauront très mauvais gré de l’avoir publiée, & que s’il ne dépend que d’eux que je sois mis au rang des Réprouvez, pour m’en punir, ils vont, sur le champ, m’exclure, pour l’éternité, du séjour des Bienheureux. Mais ce qui me rassure, c’est qu’il y a long-tems que les risibles menaces de ces sortes de gens ne font plus d’impression que sur les femmelettes, & sur quelques hommes qui leur ressemblent. Loin donc que cette considération retienne ma plume, je croirois, au contraire, manquer à ce que tout honnête homme doit au Public, si je lui laissois ignorer un événement si instructif [90] pour tous les Peres & toutes les Meres, & qui fait honneur au Juge qui vient de porter contre le coupable, la Sentence que meritoit son crime. En voici le détail tel qu’il me vient de Rome, d’où Mr. l’Abbé C. . . . que vous connoissez, vient de me le mander.
General account► Un Jesuite de la Maison Professe de Rome, appellé le R. P. Visentini, grand Prédicateur, & encore plus grand Directeur, s’étoit fait, à la faveur du Masque de la Dévotion, une si grande réputation dans cette Ville, que toutes les femmes & les filles, même du plus haut rang, s’empressoient à l’envie les unes des autres, de se mettre sous la direction de sa Révérence. Du nombre de ses illustres Penitentes étoit la Marquise de . . . . Cette Dame s’en trouvoit si bien, qu’elle s’imagina ne pouvoir mieux faire que de mettre aussi sous la conduite de ce saint homme une fille unique qu’elle avoit. Cette aimable enfant, qui n’avoit encore que treize ans, élevée sous les yeux d’une Mere dévote, étoit aussi innocente qu’elle étoit belle. De semblables objets sont un terrible écueil, & en même tems, une amorce bien dangereuse. pour des Directeurs, qui bien souvent, n’ont que les apparences de la chasteté. Tel étoit intérieurement le P. Visentini. Son cœur, insensible pour la Mere, qui ne ressembloit aucunement à sa fille, se sentit d’abord épris de celle-ci. Sҫavoir s’il combattit cette passion dans sa naissance, c’est, Monsieur, ce que je ne puis vous dire ici. Je crois cependant qu’il n’en fit rien, ou, s’il le fit, ce ne fut que bien foiblement. En effet, s’il eut craint le péril, il ne s’y seroit pas exposé, il auroit fuï la presence d’un objet si séduisant, & dont les attraits étoient capables de le faire succomber. Il ne le fit point ; donc il ne le voulut pas. Bien loin de prendre ce sage parti, il chercha, au contraire, le moyen de fortifier encore, & de satisfaire enfin sa passion criminelle. Voici de quelle maniere il s’y prit.
Les Jesuites, dans leur premier Institut, n’étoient qu’une espece de Missionnaires Ambulants, qui devoient aller, de Ville en Ville, & de Vilages en Vilages, enseigner, partout où il plairoit aux Papes de les [91] envoyer, les premiers éléments de la Religion aux enfans & aux pauvres *1 . De toutes les belles promesses qu’ils firent autrefois à Sa Sainteté, & à ses Successeurs, c’est le seul point qu’ils observent aujourd’hui à Rome ; ce qu’on ne leur voit point pratiquer ailleurs où ils regardent ces choses comme étant infiniment au dessous d’eux. Mais comme les personnes d’un certain rang n’ont garde d’envoyer leurs enfans à leurs instructions publiques où ils se trouveroient confondus avec ceux des pauvres, ces bons Religieux, dont le principal Vœu est de se dévouer tout entiers au service des Grands, ont à Rome un usage qui est fort commode pour ces derniers. C’est qu’ils vont dans leurs maisons enseigner le Catechisme à leurs enfans.
La charmante fille de la Marquise de . . . en savoit déja les premiers éléments que lui avoit apris sa Mere. Mais comme elle étoit dans l’âge où l’on fait, ordinairement, faire à ses pareilles leur premiere Communion, le R.P. Visentini saisit cette occasion pour avoir un plus libre accès auprès de son aimable & innocente Amante. Sa Mere, femme que ce Pere avoit mise dans la plus haute dévotion, & qui dans un be-[92]soin auroit été la premiere à contribuer à la Canonisation de son Directeur (tant elle étoit persuadée de sa sainteté) non seulement y consentit, mais elle l’en pria, & lui recommanda de prendre un soin particulier de sa fille sur qui elle lui donna un pouvoir absolu. L’Hipocrite Jesuite n’usa que trop de cette permission. En effet il sҫut si bien profiter, & abuser de la crédulité de la Mere, & de l’innocence de la fille, que cette derniere porta bientôt dans son sein les fruits amers de l’incontinence de son sacrilege Directeur.
Quoique dévote, la Marquise étoit trop au fait de ces sortes de choses pour ne pas s’appercevoir, au bout d’un certain tems, de l’état où se trouvoit sa fille. Elle l’interroge en particulier. L’innocente Agnès rougit, & fait d’abord difficulté d’avouer le crime dans lequel son vénérable Catechiste l’a entraïnée. Enfin pressée par sa Mere, elle lui déclare tout, avec une candeur & une ingenuité dont elle est surprise. Etonnée d’une scélératesse, dont elle croyoit son pieux Directeur incapable, la Marquise tourne & retourne sa fille de cent façons différentes pour voir si ce n’est point une ruse dont elle se sert croyant se justifier. Toujours même aveu de la part de la jeune innocente qui, à son tour, ne paroit pas moins étonnée, d’aprendre que ce que le Pere Visentini lui avoit fait envisager comme une action des plus saintes, est traité, par la Mere, de crime Abominable, & qui ne sҫauroit être trop sévérement puni.
O Papelards, qu’on se trompe à vos mines !
La Marquise, de la sort abusée par le Jesuite qui venoit de deshonorer son illustre famille, ouvrit les yeux sur son malheur, & sur celui de sa fille. Elle en porta les plaintes les plus ameres, & en fit les plus sanglants reproches à son séducteur qui eut le front & l’audace de nier le crime, quoiqu’il en fut convaincu par les déclarations réitérées & circonstantiées que la jeune innocente en fit en sa presence. Sa noirceur & sa scélératesse changerent en haine toute l’estime que la [93] Marquise avoit eu jusqu’alors pour lui; & elle résolut de tirer de cet affront la seule satisfaction qu’elle en pouvoit attendre. Dans cette vue, elle alla se jetter aux pieds du Pape où, pénétrée de la plus juste & de la plus vive douleur, elle lui raconta toute cette criminelle avanture. Le Pape, indigné du procedé du Jesuite, envoye aussi-tôt chercher le coupable, & le Supérieur de son Couvent. Il étoit déja trop tard. Le criminel s’étoit échapé. Prévoyant bien les suites qu’auroit son incontinence, & croyant en éviter la punition, il avoit demandé au Général de son Ordre la permission d’aller prêcher à Naples ; & sa Révérence la lui ayant accordée, il y avoit déja quelques jours qu’il étoit parti pour s’y rendre. Le Supérieur vint donc seul trouver le Pape auquel il allégua, pour justifier l’absence de son compagnon, la raison que je viens de raporter.
Cependant Sa Sainteté, lui ayant exposé le sujet pour lequel elle l’avoit mandé, lui ordonna de faire promptement revenir le P. Visentini, afin qu’il se justifiât, lui-même, en sa présence, en cas qu’il se trouvât aussi innocent qu’il le prétendoit. Le Superieur répondit au Pape, qu’il signifieroit ses ordres au T. R. P. Général qui seul avoit ce pouvoir, & qui ne manqueroit pas de lui donner, le plus promtement possible, cette satisfaction qui interressoit l’honneur de toute sa Compagnie ; après quoi il s’en retourna à son Couvent.
Des qu’il y fut arrivé, il n’eut rien de plus pressé que de courir chez le Général auquel il raconta ce que le Pape venoit de lui aprendre, & lui fit part des ordres que S. S. lui avoit donnés. Le Général assemble aussi-tôt ses Assistants & tout son Consistoire où l’on délibére sur la conduite qu’on tiendra dans cette affaire qui, si elle venoit à éclater, causeroit à Rome, & dans toute l’Italie, le même scandale que causa en France, il y a quelques années, celle de leur fameux Père Girard. Après une longue délibération, il fut enfin resolu, qu’on amuseroit le Pape par des délais, & que pendant ce tems on prendroit des moyens surs [94] & infaillibles pour sauver, dans cette fâcheuses affaire, l’honneur de la Vénérable Compagnie. Pour cet effet on commenҫa par expédier une Lettre qui fut portée à Sa Sainteté, par laquelle sa Révérence ordonnoit au Supérieur des Jesuites de la Maison de Naples de renvoyer promptement à Rome le F. Visentini. Cette Lettre fut envoyée à Naples par S. S. même.
Pendant qu’on amusoit ainsi le Souverain Pontife, de son côté le Conseil du Général fit partir, en même temps, un Exprès pour Naples, avec une autre Lettre portant ordre au Supérieur des Jesuites de se saisir, sur le champ, du P. Visentini dont il lui mandoit la deshonorante avanture, & de lui faire faire secretement l’opération d’Origene par le plus habile Chirurgien de la Ville *2 . Il ajoutoit que, pour que la chose n’éclatât point, il feroit remplir la station par un autre Jesuite qu’il lui nommoit ; enfin qu’il devoit lui récrie que le P. Visentini partiroit pour Rome aussi-tôt qu’il seroit rétabli d’une maladie dont il avoit été attaqué en arrivant à Naples.
Les Ordres de Sa Révérence furent exécutés de point en point, Le P. Visentini fut secrettement mis au nombre des Eunuques, & puni dans la partie même qui avoit deshonoré son Ministere, & son Ordre. On amusa le Pape par une prétendue maladie qui mettoit, disoit-on, le Jésuite hors d’état de se rendre à ses ordres aussi promptement qu’on l’auroit souhaité : Quand il fut entierement rétabli de son opération, il reparut alors à Rome où son affaire fut discutée dans plusieurs Audiences secrettes où le Pape la fit éxaminer. Sur les dépositions réitérées & très circonstanciées de la jeune innocente, le P. Visentini, quoi qu’il niât constamment le fait, fut déclaré atteint & convaincu du crime dont cette belle enfant l’accusoit, & dont il étoit réellement coupable. Les Jésuites, voyant leur Confrere condamné, firent alors jouer le grand ressort qu’ils avoient imaginé pour sauver l’honneur de leur Compagnie. A-[95]près avoir protesté contre la Sentence, dont ils apelloient comme d’abus & de nullité, pour en obtenir la cassation, & une réparation publique qu’ils prétendoient que la Marquise & toute sa famille devoient à leur Ordre, ils demanderent au Pape, qu’il fut fait, en presence de témoins, & par des gens experts, un examen de la personne même du P. Visentini, qui étoit d’autant plus innocent du crime dont on l’accusoit, qu’il en étoit très-réellement incapable, comme on en seroit bientôt convaincu. L’examen ayant été accordé, & le Jesuite visité, il fut effectivement trouvé tel que ses Confreres, l’avoient dit. Il fut, en conséquence, déclaré innocent ; la fille, qu’il avoit seduite & deshonorée, fut déclarée calomniatrice ; & comme telle, elle fut condamnée à passer le reste de ses jours au pain & à l’eau dans une Prison Conventuelle. A l’égard de la Marquise sa Mere, qui avoit poursuivi cette affaire, elle fut condamné à faire réparation d’honneur au P. Visentini, au Supérieur de son Couvent, au R. P. Général, & à tout son Ordre dans la personne de ses Assistants. C’est ainsi que les Jesuites, par un trait exécrable de Politique, sortirent triomphants d’une affaire qui auroit dû les perdre d’honneur ; & que l’innocence se vit, comme il n’arrive que trop souvent, opprimée par leur malice. Mais si l’iniquité triomphe dans le monde, ce n’est, ordinairement, que pour un tems. Quoique la Justice Divine ait réservé aux méchants des suplices éternels dans l’autre vie, elle leur en fait subir assez souvent dans celle-ci. C’est ce qui vient d’arriver en cette rencontre, & de la maniere que vous l’allez apprendre.
Deux ans s’étoient écoulez depuis la décision de cette affaire. La triste & déplorable fille de la Marquise expioit, depuis ce tems, dans un Couvent, le crime de son séducteur, lorsque le Ciel, touché de sa pénitence & de ses larmes, y a mis fin de la maniere du monde la plus consolante pour elle, & la plus humiliante pour les Jesuites. Voici de quelle façon la chose est arrivée.
Un des Parents de la Marquise, grand amateur de la Musique, avoit dans sa maison un jeune homme [96] qui avoit une des plus admirables voix qu’on put entendre, & qu’il aimoit passionément. La crainte bien fondée qu’avoit ce Seigneur que le jeune homme ne perdit, avec l’âge, cet avantage merveilleux pour une oreille Italienne, le fit recourir, pour le lui conserver, à cet expédient que la barbarie humaine a imaginé. C’est celui qui ôte à l’homme ce qui le rend véritablement homme, & qui, lorsqu’il l’a perdu, n’en fait plus qu’une espece de Monstre inutile à la Société dans laquelle il ne peut plus prendre ni le nom d’Homme, ni celui de Femme. Quoiqu’il y ait à Rome, où ces sortes d’opérations se font très-fréquemment, des Chirurgiens assez habiles pour les bien exécuter, toutefois la crainte que ce Seigneur eut qu’ils ne réussissent pas assez bien dans celle-ci, le fit recourir à ceux de Naples, qui sont très renommez pour cela. Comme il avoit quelques affaires qui l’apelloient dans cette Ville, il y emmena avec lui le jeune homme dont il avoit determiné les parents, à lui laisser faire cette opération, par les grands avantages qu’il lui faisoit pour le reste de ses jours, <sic>
Arrivé à Naples, il fait venir le plus fameux de tous les Chirurgiens de cette Ville, auquel il propose l’opération qu’il desiroit faire faire, & exige de lui, avant toutes choses, qu’il lui en garantisse le succès. L’Opérateur le lui promet, & pour le rassurer sur ce point, il lui cite un grand nombre de semblables opérations qu’il a faites, dit-il, très heureusement, même sur des personnes déja avancées en âge. Soit imprudence, soit hazard, ou permission Divine, dans le grand nombre de personnes qu’il lui cite pour exemples, il lui nomme, sans y penser, le fameux Predicateur & Directeur Jesuite qui étoit venu de Rome pour prêcher à Naples, deux ans auparavant, & qui, par un motif de piété des plus admirables, disoit-il, s’étoit fait mutiler cette partie, pour pouvoir remplir avec plus de sureté & d’édification les fonctions de son Saint Ministere. ◀General account ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 2
(La Suite dans le N°. suivant) ◀Level 1
1* Voyez l’Histoire de la Compagnie de Jesus, par leur Pere, Orlandin ; la Vie de St. Ignace de Loyola, par leurs Peres Ribadeneira, & Mariana. . . Quicumque in Societate nostra, quam Jesu nomine insigniri cupimns <sic>, vult, sub Crucis vexillo, Deo militare, & soli Domino atque Romane Pontifici, ejus in terris Vicario, servire, post solemne perpetae Castitatis Vetum, proponat sibi in animo se partem esse Societatis ad hoc praesertim institut. ut <sic>, ad prosectum animarum, vita & doctrina Christiana, & ad fidei propagationem per publicas predictationes & Verbi Dei ministerium, Spiritualia exercitia, & charitatis opera, & nominatim per Puerorum ac rudium in Christianismo institutionem. . . praecipue intendat . . . deinde hujus sui instituti rationem. . . . semper ante oculos curet habere . . . ita ut, quidquid Romani Pontifices pro tempore existentes jusserint ad prosectum animarum & fidei propagationem pertinens, ad quascumque Provincias nos mittere voluerint, sine ulla tergiversatione, aut excusatione, illico, quantum in nobis fuerit, exequi teneamur, &c. Bulle d’aprobation de l’Ordre des Jesuites par le pape Paul III. donnée l’an 1540. Voyez le Bullar. Magn. Pauli III. ad hunc annum.
2* Ceux qui font en Italie ces opérations sont appellez Norsini.
