La Bigarure: N°. 30.
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Nível 1
N°. 30.
(La Suite dans le No. suivant)
Nível 2
Carta/Carta ao editor
Si vous n’étiez pas, Madame, à
plus de cinquante lieues de nous, & cela depuis près
d’un an, je pourois croire, en voyant l’empressement que mon
frere a pour vous servir, qu’il seroit devenu amoureux de
vous. A peine, effectivement, avons-nous appris ici quelque
nouveauté, qu’il me la vole pour vous en faire part
aussi-tôt, & me prive par là du plaisir que j’aurois à
vous l’écrire moi-même. Il est heureux, sans doute, pour
lui, que la Nature ne nous ait pas fait tous les deux du
même Sexe, & que l’Amitié ne soit pas sujette aux
emportements qui accompagnent si souvent l’Amour ; Sans cela
nous courrions risque de nous couper la gorge, pour nous
disputer l’honneur de votre bienveillance. Mais La
tranquille Amitié bannit la Jalousie. L’Amour, le seul
Amour, aveugle en sa folie, Tirannisant le cœur qu’il a cru
s’engager, Craint par d’autres objets de le voir partager.
L’Ami, pour son Ami, sҫait s’oublier lui-même ; Ravi qu’un
autre encor aime l’objet qu’il aime, D’une rivale ardeur,
loin de s’inquietter, Lui-même par ses soins il cherche à
l’augmenter, Bien loin donc, Madame, de voir d’un œil jaloux
l’empressement qu’a mon frere à vous servir, je serai
charmée, au contraire, qu’il redouble ses
soins pour tout ce qui peut vous faire plaisir ; mais à
condition, que je me réserverai toujours le droit de vous
amuser toutes les fois que mes occupations me le
permettront, & que je croirai que cela vous sera
agréable. C’est uniquement dans cette vue que je le préviens
aujourd’hui, & prens la plume, pour vous faire part
d’une Avanture Tragique qui vient d’arriver ici, & de
quelques autres Nouveautez. Voici la premiere. Voilà,
Madame, une de ces scènes Tragiques qui ne sont pas fort
ordinaires dans notre bonne Ville où les Maris passent, avec
raison, pour les hommes du monde les plus pacifiques, les
plus bénins, les plus complaisants, & les plus
indulgents envers leurs femmes. Mais si elles sont aussi
rares dans ce païs, qu’elles sont communes en Italie, en
Espagne, en Portugal, & ailleurs, elles n’en doivent
être que plus instructives, & nous apprendre combien
nous devons nous garder d’une passion qui nous expose à des
retours si funestes. Sitôt qu’on s’abandonne à ses trompeurs
appas, Si l’on veut éprouver l’effet de ses
promesses,
Si l’on se fie à ses caresses,
Quels maux affreux l’Amour ne nous cause-t-il pas !
Son empire est si tirannique,
Que lorsqu’on lui resiste, on lui résiste en vain,
Et dans sa violence il est plus inhumain,
Que tous les Monstres de l’Afrique.
Il fournit mille traits à la rigueur du Sort,
Il en fournit à la colere ;
Il abuse du nom qu’il porte pour nous plaire
Et l’on doit craindre moins & l’Enfer & la Mort. Autre effet Tragique de l’Amour, mais effet le plus bisarre, je crois, que vous ayez jamais entendu raconter. Aussi nous vient-il d’un païs dont les habitants passent pour le peuple de l’Europe le plus singulier dans ses manières & dans sa façon de penser & d’agir. Le voici tel qu’une Dame Angloise vient de me l’écrire de Londres.
Narração geral
Un Bourgeois de cette Ville,
venoit ordinairement, & régulierement, passer son
tems chez un de ses Amis dont la femme étoit jolie, sans
avoir un air ni galant ni coquet. On ne soupҫonne point
d’ordinaire ces sortes de personnes ; Mais souvent les
passions les plus violentes & les plus folles se
cachent sous ces dehors trompeurs. Par malheur pour
celle-ci, son Mari se mit dans la tête que ce n’étoit
point à lui que s’adressoient les fréquentes visites de
son Ami, & prétendit que les charmes de sa femme y
avoient plus de part que le desir d’entretenir son
Amitié. L’assiduité, quelques tête-à-têtes, ménagez
toujours en son absence, & qui ne lui paroissoient
rien moins que naturels, lui persuaderent qu’il ne
s’étoit pas trompé. La jalousie a des yeux qui voyent
quelque fois ce qui n’existe pas. L’Epoux de la jeune
Brunette n’avoit rien vu ; mais il avoit cru tout voir.
Plein de cette idée, & résolu de faire cesser ce
commerce, un peu trop familier pour lui, il vint trouver
son Ami auquel il tint ce discours. « Quoique je vous
croye trop homme d’honneur pour me défier de vous, &
que la vertu de ma femme me paroisse hors d’atteinte, je
ne vois pas cependant d’un œil indifférent &
tranquille vos assiduitez auprès d’elle. Je ne vous
soupҫonne ni l’un ni l’autre d’aucun égarement ; mais
l’amour que j’ai pour ma femme me fait désirer que
personne ne partage avec moi sa confiance. Je veux même
croire que jusqu’à present mes affaires n’ont point été
le sujet de vos entretiens. Elles pouroient le devenir
par la suite, & je serois fâché que vous en dussiez
la connoissance à d’autre qu’à moi.
Ainsi, mon très cher, ou cessez de voir ma femme, ou
cessez d’être mon Ami. On ne sҫauroit me choquer
impunément, & j’espere que, si mon Amitié vous est
chere, vous ferez cas & profiterez de
l’Avertissement que je vous donne ici ». L’Ami feignit
d’être fort surpris de cette déclaration. Elle devoit
l’étonner ; mais un autre l’eut été bien davantage. Sa
résolution fut bientôt prise. Il témoigna au Mari que,
puisque ses visites lui portoient ombrage, il ne lui en
rendroit plus aucune à l’avenir, non plus qu’à sa femme.
Sur cette promesse, les deux Amis, contents en apparence
l’un de l’autre, burent ensemble, & se firent mille
amitiez. Cependant le Mari,étant de retour chez lui,
voulut éprouver sa femme. Dans cette vue il lui dit
qu’il venoit de se brouiller avec son ami, contre lequel
il se répandit en invectives. La femme, qui ne se
defioit point du piége qu’il lui tendoit, & qui ne
croyoit pas qu’elle fut la cause de cette rupture,
offrit d’abord sa médiation pour les racommoder, &
exalta beaucoup les bonnes qualitez de son Ami. Ce n’est
pas le moyen de faire la cour à un Mari jaloux que de
lui tenir un pareil langage. Loin que ce zele indiscret
fit revenir celui-ci, & le guérit de ses soupҫons,
il ne fit que les augmenter encore. Cependant la femme,
voulant s’éclaircir de tout ceci, en écrivit à son Ami,
qui lui fit une réponse, dans laquelle il lui détailloit
fort au long tout ce qui s’étoit passé entre eux, la
situation presente de leurs affaires, & les risques
qu’ils couroient l’un & l’autre. Quoique il se
passat quelque temps, après cette premiere scène, sans
que le Mari s’apperҫut de rien, il n’en étoit pas pour
cela plus tranquille. Il regardoit les caresses & la
bonne mine que lui faisoit sa femme comme autant de
témoignages secrets de sa haine, & de marques de son
affectation. Maris, Amants jaloux, de votre
phrénésie Voilà le détestable effet. Les soupҫons
défiants de votre Jalousie Convertissent en fiel de la
douceur infinie Des caresses sans nombre, & de ce
que vous fait Une tendre Maitresse, une Epouse chérie.
Ce Monstre, sur vos sens & sur votre raison
Répandant son mortel poison, Change votre amour en
furie, Et dans un objet plein d’attraits, Pour qui votre
ame fut mille fois attendrie, Vous fait voir bien
souvent ce qui n’y fut jamais. Dans cette perplexité,
notre Jaloux eut recours aux Espions, pour faire
observer tous les pas & toutes les démarches de sa
femme. Ces sortes de gens, pour faire parade de leur
vigilance & de leur zele, ou plutôt pour être plus
grassement payez, feignent souvent d’avoir vu en effet
ce qu’ils n’ont qu’inventé ; & il est rare que leurs
imaginations ne soient pas adoptées pour des réalitez
par des personnes que leur propre imagination a déjà
plus d’àmoitié <sic> persuadées. D’ordinaire ils
n’assurent d’abord rien d’absolument criminel, mais ils
répandent si habilement des soupҫons, & sҫavent si
bien confirmer ceux qu’ont déjà les sots qui les mettent
en œuvre, qu’il n’est presque pas possible à ceux-ci de
ne se pas rendre à leurs discours. Maris soupҫonneux
& jaloux, Lorsque vous agissez d’une telle manière
Avecque <sic> vos moitiez, dites, qu’y
gagnez-vous ? . . . Vous vous attirez, d’ordinaire, Le
prétendu malheur dont la peur vous rend foux, Et ces
beaux procédez leur font faire des coups Qu’elles
n’auroient jamais pensé, sans vous, à faire, Ce n’est
pas, en effet, connoitre notre Sexe, que de s’imaginer
qu’on le guérira de ses foiblesses, lorsqu’il en a, en s’y prenant de cette maniere. C’est, au
contraire, le veritable moyen de le faire succomber,
& même de le faire penser à des choses auxquelles,
fort souvent, il ne penseroit pas. Quoiqu’il en soit de
cette réflexion, le pauvre Jaloux voulut enfin
triompher, si l’on peut donner le nom de triomphe à ces
fâcheuses découvertes. Pour cet effet il feignit un
voyage, aposta bien ses espions, & jura de tirer une
éclatante vengeance des infidélitez qu’on lui avoit dit
que lui faisoit sa femme. Il étoit bien vrai qu’elle
aimoit son Ami ; mais elle avoit conduit si adroitement
cette intrigue, qu’on ne pouvoit avoir aucune preuve
convaincante qu’elle eut avec lui un commerce criminel.
Tant qu’on est sur la défiance, on se tient toujours sur
ses gardes ; mais le malheur est qu’en amours on se
néglige, on s’abandonne un peu trop lorsqu’on se croit
en sureté. Ce fut la faute que commirent ces deux
Amants. Croyant le Mari bien loin, l’Ami se rendit le
soir chez sa Belle avec laquelle il comptoit passer une
nuit des plus délicieuses. Les Espions, que le Jaloux
avoit appostés, firent pour cette fois leur devoir,
& lui accuserent la vérité. Instruit par eux du
rendez-vous qui alloit vérifier tous ses soupҫons &
justifier toutes ses craintes, il revient chez lui,
heurte avec fureur à la porte de l’allée de sa maison.
La Servante s’eveille & se leve, met la tête à la
fenêtre d’où elle apperҫoit son Maitre dans la rue, qui
revenoit de son prétendu voyage, & qui redoubloit
ses coups pour qu’on lui ouvrit promptement. Elle court
aussi-tôt à la chambre de sa Maitresse : Mon Dieu,
Madame, s’écriat-elle en entrant, nous sommes perdues !
Voilà Monsieur de retour ! . . . . Arrêtez, lui répondit
le Galant, ne faites point de bruit ni l’une ni l’autre
& que l’on éteigne les bougies. A ces mots il saute
du lit, s’habille à la hâte, prend un couteau de chasse
qu’il avoit apporté avec lui, & descend lui-même
avec la Servante pour ouvrir la porte au Jaloux, &
se poste derriere, le fer nud, tout prêt à immoler son
ennemi s’il a le malheur d’en être attaqué.
On ouvre. Pendant que la crainte fait palpiter le cœur
de notre amoureux Héros, le Jaloux, transporté de fureur
& de rage, n’a presque pas le tems d’attendre que la
porte soit ouverte. Il se précipite dans l’allée, monte
les degrez quatre à quatre, & parvient à son
appartement de la porte duquel il s’assure en appelant
sa Servante. Elle vient. Il allume la bougie, &
courant vers le lit où il croit trouver le Galant, il
vomit contre sa femme toutes les invectives que sa
fureur jalouse peut lui suggérer. Pendant qu’il exhaloit
ainsi sa bile, en cherchant toujours le Galant qu’il est
fort étonné de ne point trouver, celui-ci rioit, dans la
rue, du tapage qu’il entendoit faire à ce Jaloux, &
remercioit le Ciel de l’avoir tiré aussi heureusement du
danger qu’il venoit de courir. Enfin, après bien des
perquisitions inutiles, honteux & confus des
infamies dont il vient d’accabler sa femme, ce pauvre
Mari ne sҫait comment s’excuser auprès d’elle. Il maudit
les Espions qui l’avoient, disoit-il, ainsi trompé,
& l’avoient exicté, par leurs faux raports, à faire
cet esclandre, & reprend enfin auprès de sa femme,
la place qu’y occupoit son Galant un demi quart d’heure
auparavant. Le lendemain il se plaignit amérement à ceux
qu’il avoit appostez, du rapport infidelle qu’ils lui
avoient fait. Ceux-ci lui répondirent que ce n’étoit pas
leur faute si le gibier, qu’il cherchoit, lui étoit
échapé au moment qu’il alloit s’en saisir ; mais qu’il
étoit, bien surement, dans la maison lorsqu’il y étoit
entré. Sur ce nouveau raport, le Mari sonde adroitement
sa Servante qui defend d’abord vigoureusement l’honneur
de sa Maitresse ; mais, comme il y revient à diverses
reprises, elle tergiverse & se coupe dans ses
réponses. Il n’en fallut pas davantage au Jaloux pour
former un nouveau projet de vengeance. Pour cet effet il
invite son Ami à venir diner chez lui. Celui-ci refuse,
& lui propose de faire cette partie chez lui-même.
Le Mari accepte le repas où tout se passa tranquillement
jusqu’au dessert. On y parla de mille choses
indifférentes ; mais lorsque le Domestique
se fut retiré, selon la coutume, la conversation tourna
insensiblement sur le chapitre des femmes & enfin
sur l’article dont il étoit question. La dispute ne fut
pas long-tems sans s’échaufer. Au moment qu’on y pensoit
le moins, le Jaloux tombe sur son Ami qu’il blesse de
plusieurs coups de couteau. Les cris du blessé font
accourir à son secours ; mais l’asassin avoit déja pris
la fuite. Heureusement pour l’un & pour l’autre que
les blessures ne sont pas mortelles.
Si l’on se fie à ses caresses,
Quels maux affreux l’Amour ne nous cause-t-il pas !
Son empire est si tirannique,
Que lorsqu’on lui resiste, on lui résiste en vain,
Et dans sa violence il est plus inhumain,
Que tous les Monstres de l’Afrique.
Il fournit mille traits à la rigueur du Sort,
Il en fournit à la colere ;
Il abuse du nom qu’il porte pour nous plaire
Et l’on doit craindre moins & l’Enfer & la Mort. Autre effet Tragique de l’Amour, mais effet le plus bisarre, je crois, que vous ayez jamais entendu raconter. Aussi nous vient-il d’un païs dont les habitants passent pour le peuple de l’Europe le plus singulier dans ses manières & dans sa façon de penser & d’agir. Le voici tel qu’une Dame Angloise vient de me l’écrire de Londres.
Nível 3
« Vous
sҫavez, Madame, que lorsqu’on nous donne, à nous autres
Angloises, quelque passion amoureuse, on nous la fait
toujours signaler par quelque trait des plus
extraordinaires. En voici un qui, à ce que je crois, n’a
jamais eu son pareil chez vous.
Narração geral
Dans un Vilage, situé sur le bord de la
Tamise, à quelques milles de cette Capitale, est un
Aubergiste, Cabaretier, ou Tavernier (trois termes
qui sont Synonymes ici) lequel avoit une fille, la
plus belle peut-être qui fut dans tous les trois
Royaumes de la Grande Bretagne. Cette fille, qui
étoit agée d’environ 19 ou 20 ans, par les charmes
ravissants de sa beauté attiroit une si grande
affluence de monde dans l’Auberge de son Pere
qu’elle lui a fait faire, en assez peu de temps, une
fortune considerable. On y venoit effectivement en
foule, non seulement de Londres, mais de quantité
d’autres Villes bien plus éloignées, moins encore
pour s’y réjouir & y faire bonne chere, que pour
y voir & admirer la charmante &
l’incomparable Nanny. C’étoit le nom de cette
aimable fille. Dans une si grande multitude de
Curieux, il n’étoit pas possible que tous ceux qui
venoient pour la voir la regardassent impunément. La
voir, en effet, & l’aimer, étoit presque une
même chose. Aussi jamais fille ne se vit peut-être
un si grand nombre d’adorateurs. Gens de tout rang,
de tout état, de toute condition, chacun
s’empressoit à lui faire la cour ; desorte qu’elle
ne sҫavoit bien souvent auquel entendre. Importunée
par un si grand nombre de soupirants, elle résolut
enfin de s’en debarrasser. Mais je suis bien sûre,
Madame, que vous ne devinerez jamais à quel
expédient elle a eu recours pour cela. Il faut être
Angloise pour en imaginer de semblables.
