Référence bibliographique: Anonyme (Joseph Marie Durey de Morsan) (Éd.): "N°. 27.", dans: La Bigarure, Vol.4\027 (1750), pp. 49-56, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4661 [consulté le: ].
Niveau 1►
N°. 27.
Niveau 2► Lettre/Lettre au directeur► Récit général► Cependant le Procureur, ne sachant ce qu’étoit devenuë sa femme, la fait chercher par toute la maison, & envoye querir un Commissaire, pour informer de cette affaire. On n’eut point de peine à la trouver, mais on ne put la resoudre à ouvrir la porte de la chambre où elle s’étoit enfermée, qu’à l’arrivée du Magistrat. Elle parut alors, & lui demanda justice des emportements de son mari qui, sur je ne sҫai quelles visions qu’il s’étoit mises dans la tête, l’auroit fait mourir, disoit-elle, sous le baton, si elle n’auroit pas pris la sage précaution de prévenir ce malheur dont il l’avoit souvent menacée. Elle lui cita, pour témoins de la verité de ce qu’elle disoit, tous les Domestiques, & les Clercs, qui avoient vu de leurs propres yeux les transports furieux auxquels il venoit de s’abandonner sans qu’elle y eut donné la moindre occasion ; qu’ils pouvoient attester qu’elle étoit enfermée seule dans la chambre dont elle venoit de sortir, & où elle s’étoit retirée par ce qu’étant venuë pour se coucher, à l’ordinaire, dans l’autre, elle avoit apperҫu les pieds de deux hommes que le vieux jaloux y avoit apparemment apostez pour l’assassiner, ou du moins pour la deshonorer ; que ce dernier fait étoit si vrai, que les témoins qu’elle citoit y avoient encore trouvé, en y entrant avec son mari, ces deux scélérats qui avoient pris la fuite au seul mot de Commissaire ; qu’en consequence, & pour n’être plus exposée, à l’avenir, à de si funestes accidents, elle requéroit du Magistrat une [50] Séparation de corps & de biens ; & en attendant que la Justice la lui ont accordée, qu’elle lui demandoit la permission de se retirer, dans le moment même, chez ses parents.
Je vous laisse à penser, Monsieur, quel fut l’étonnement du pauvre Procureur, lorsqu’il vit avec quelle adresse sa très-chere moitié retorquoit contre lui-même les preuves convaincantes qu’il avoit de son commerce criminel. Il voulut persuader au Commissaire le contraire de ce qu’il venoit d’entendre ; mais, outre qu’un mari sur le retour a toujours tort d’avoir raison contre une jeune & jolie femme, lors même qu’elle l’a le plus mortellement offensé, toutes les dépositions des témoins ayant été contre le Procureur, le Magistrat décida, qu’il étoit très condamnable. De plus, comme sa femme refusoit absolument de demeurer plus longtems avec lui, dans la crainte sans doute qu’il ne lui fit payer cher ses impostures, il lui permit de se retirer chez ses parents, ce qu’elle fit dès le lendemain. A peine a-t-elle été chez eux, qu’elle les a bercez des mêmes contes que je viens de vous raporter, & pour pousser à bout la patience de son mari, elle les a engagez à solliciter, en son nom, une Séparation de corps & de biens. Ce dernier trait inquiette d’autant plus le bon homme que, comme il n’a point eu d’enfans d’elle, s’il perd son procès, il lui faudra rendre une dot assez considérable qu’il en a reҫue ; chose dont on sҫait que ces Messieurs ne se desaisissent jamais qu’avec un extrême regret.
Ne m’avouerez-vous pas, après cela, Monsieur, que le sort des Maris, d’un certain âge, est bien à plaindre, lorsqu’ils ont fait la sotise d’épouser de jeunes & jolies femmes ? Celui-ci est sans doute du nombre. Ne croyez pas cependant qu’il ait souffert tranquillement cette dernier injure. Plus amoureux, sans doute, de la dot, que de sa femme, & beaucoup plus disposé à renoncer à l’une, qu’a se désaisir de l’autre, ce dernier motif lui a encore fait faire une nouvelle sotise. C’est d’alléguer, dans ses deffenses, & de publier le commerce galant de sa femme avec le Conseiller, sans considérez quelles peuvent être les suites de cette im-[51]prudente démarche. En effet, sans parler de son honneur, il s’expose par-là à perdre encore le salaire de ses travaux & la somme considérable dont ils étoient convenus ensemble pour la promte decision du Procès du Magistrat, dont il s’est chargé. C’est ainsi que
Citation/Devise► En croyant fuïr un mal on tombe dans un pire*1 . ◀Citation/Devise
N’auroit-il pas beaucoup mieux fait de se taire, de prendre patience, & de suivre le sage conseil contenu dans le couplet suivant ?
L’Epoux
Jaloux
Qui blâme
Sa femme
Dans le secret de la maison
A souvent raison.
Mais lorsqu’il court à l’Audience
Publier son mauvais sort,
Plus il prouve l’offense,
Plus il a tort.
Il a tort, il a tort, il a tort, il a tort. ◀Récit général
C’est aussi ce que se gardera bien de faire, du moins à ce que je crois, un des malheureux descendants du Patriarche Jacob, qui se trouve dans le même cas que ce Procureur, & qui est tombé comme lui entre les mains de notre Parlement dont la galanterie de sa femme n’a pû le tirer, comme il y a toute apparence qu’elle s’en étoit flattée. En voici l’histoire, telle que je viens de l’apprendre & qu’elle est constatée par les piéces du Procès.
Récit général► En 1743, un Juif avoit entrepris de fournir toutes les Tentes nécessaires pour le Regiment de Normandie qui étoit alors à Ratisbonne. Il eut pour cet effet recours à des Marchands de cette Ville d’Allemagne, auxquels il donna pour caution un de ses confreres, aussi bon Juif que lui. Le premier, n’ayant payé qu’une partie de la somme duë aux Marchands de Ratisbonne, ceux-ci ont poursuivi la caution, faute de pouvoir trouver le principal debiteur. Comme cette nation malheureuse est toujours errante, il n’est pas toujours aisé de trouver ces [52] Messieurs. On a cherché avec des soins incroyables & le débiteur & la caution pendant plus de six ans ; & on ne les a trouvez, ni dans les lieux où ils avoient établi leur résidence, ni dans les Villes des environs, ni ailleurs. Enfin, à force de recherches, on a déterré la caution dans Paris. Avec ces sortes de gens, qui n’ont, comme l’on dit, ni feu ni lieu, on ne fait pas tant de faҫons, & on n’observe pas tant de formalités qu’avec d’autres. On a assigné celui-ci, à comparoitre devant les Consuls de cette Ville, pour s’y voir condamné au payement du restant de la somme duë pour les fournitures des Tentes dont j’ai parlé plus haut ; la condamnation s’en est suivie, avec decret de prise de corps ; & en conséquence, il a été mis en prison, faute de payement.
De toutes les nations qui sont sous le soleil, il n’y en a point de plus industrieuse, ni de plus feconde en ressources, que cet ancien Peuple de Dieu. L’Israëlite a appelé de la Sentence des Consuls, & a prétendu que les Marchands de Ratisbonne n’étoient pas fondez à lui demander une somme qu’il ne leur devoit point. Pour le prouver, il a produit un Certificat du Major du Regiment de Normandie, qui dit que le Regiment, lors de la fourniture étant en très-mauvais état, il ne se pouvoit pas faire qu’on eut fourni le nombre des Tentes ; que d’ailleurs il a vérifié par les Registres, qu’il y en avoit un bon nombre qui n’étoient pas faites suivant la convention ; de sorte que la caution se trouvoit déchargée au moyen de la somme payée en premier lieu.
D’un autre côté la partie adverse, je veux dire les Marchands de Ratisbonne, ont produit un Certificat du Major qui étoit en charge au temps de la livraison, par lequel il est constaté, qu’ils ont livré toutes les Tentes suivant la convention, & que le Juif a été payé de la somme dont on étoit convenu avec lui pour cela. Comment concilier des choses si opposées en apparence ? Auquel des deux partis donner raison ? Tous deux prétendent l’avoir ; & tous deux en donnent des preuves qui paroissent convaincantes.
Une observation faite par un des Juges a facilité la [53] décision de la question. Il avoit remarqué que le Certificat du Juif est datté du mois de Mai dernier, temps où il étoit déjà en prison, au lieu que celui des Marchands de Ratisbonne est datté du temps de la livraison des Tentes. Cette première observation a été suivie de plusieurs autres non moins importantes, dont voici quelques-unes. On a remarqué que le Juif avoit pour femme une jeune Israëlite toute des plus belles. Je puis en parler pertinemment, l’ayant vu d’assez près & assez long-tems. Cette aimabe Abigaïl (c’est son nom) désolée de la captivité de son cher Nabal, & en craignant les fâcheuses suites, est venuë, à diverses fois, se jetter aux pieds du Major du Regiment de Normandie, le conjurant de vouloir bien l’aider à sortir de cette affaire. Le guerrier, comme un autre David, a dabord résisté à ses sollicitations.
Mais que ne peuvent point sur les plus belles ames
Les importunitez & les larmes des femmes !
Il s’est enfin laissé toucher. Elle lui a exposé son affaire. Pour la mieux détailler on s’est vu réguliérement pendant quelque tems ; on a feuilleté & compulsé ensemble, à diverses reprises, le Registre. On y a vu & trouvé ce que l’on n’avoit point encore vû. Ce travail a été long & fatiguant pour l’un & pour l’autre.
Mais que ne fait on point, helas !
Pour tirer un Mari, qu’on aime, d’embarras.
Après bien des recherches & bien du travail, le Major, pressé par la charmante Solliciteuse de proceder tout de bon à la délivrance de son mari, qu’il auroit probablement souhaité voir encore quelque tems en prison, au hazard de travailler encore pour lui, lui a enfin donné le Certificat en question. Mais en homme étourdi, à qui l’Amour a fait tourner la tête, il n’a pas pensé à antidatter cette piéce. Par ce deffaut, non seulement elle est devenuë inutile à celui pour qui on l’avoit sollicitée, & payée si chérement ; mais elle a encore donné lieu aux découvertes qui ont été faites à ce sujet, & a occasionné la perte du procès. En effet le pauvre Israëlite, malgré tous les mouvements que s’est donnés sa femme pour le tirer de ce mauvais pas, vient d’être condamné par notre Parlement à payer [54] le restant de la somme qu’il contestoit, à une amende, & au payement des fraix du Procès.
On debite ici, que la chose auroit tourné tout autrement si l’aimable Israëlite s’y fut prise d’une autre manière, ne fut-ce qu’en partageant ses sollicitations entre le Major & les Magistrats chargez de l’examen de son affaire. Quelques personnes même prétendent que ce jugement est une espece de vengeance qu’ils ont tirée de la préférence qu’elle a donnée, en cette rencontre, au Militaire qui doit, dit-on, toujours, dans le Civil, céder le pas à la Robe suivant cette sentence de Ciceron adoptée dans le Barreau, Citation/Devise► Cedant Arma Toge. ◀Citation/Devise Mais ceux qui raisonnent ainsi ne font pas réflexion que l’autorité de ce celebre Consul Romain n’a jamais été connuë dans les Synagogues, & que d’ailleurs, quand il sera question de Galanterie, les Plumets l’emporteront toujours sur les Robes les plus longues, & sur les plus vastes Perruques de tous les Tribunaux du monde. ◀Récit général
Que conclure, Monsieur, de ces deux Avantures galantes & qu’en résulte-t-il ? . . . Deux grandes veritez. La premiere est qu’il n’y a point d’homme ici bas qui soit à l’épreuve, & qui ne doive se tenir en garde contre les tentations que lui donne le Beau-Sexe, lequel n’est jamais si séduisant que lorsque quelque accident, ou quelque fâcheuses affaire, le met dans la nécessité d’avoir recours à nous. La seconde, qui n’est pas moins certaine, est qu’il n’y en a point de femme, quelque vertueuse qu’elle soit, qui puisse se vanter qu’elle ne sera jamais faux bond à sa chasteté.
Belle vertu, mais difficile,
Que tu te soutiens mal dans un sexe fragile !
On voit rarement ici bas
Briller tes aimables appas.
Quoi, ne regneras-tu que dans ces foibles ames
Qui n’ont jamais senti les amoureux desirs,
Qui n’ont point ecouté les vœux ni les soupirs
D’un Amant que l’Amour consume des flammes ?
O siécle malheureux qui corromps les plaisirs !
Metatextualité► Mais c’est assez parler Morales & Galanterie. Passons à une autre matiere. ◀Metatextualité
[55] Je me suis engagé, Monsieur, à vous rendre compte de tout ce qui viendroit à ma connoissance de singulier & d’extraordinaire. Il vient de me tomber sous la main un Livre tout nouveau, qui mérité cette double Epithéte. Il est intitulé : Le Cosmopolite, ou le Citoïen du Monde. Tout est singulier & original dans cette Brochure*2 . Stile, faҫon de penser, Avantures, Reflexions, & jusqu’aux expressions mêmes, tout y est extraordinaire. Jugez-en vous-même, Monsieur, par cet échantillon.
Niveau 3► « Je ne sҫavois point jadis, dit l’Auteur, pourquoi les hommes m’étoient odieux. L’Expérience me l’a découvert. J’ai connu, à mes dépens, que la douceur de leur commerce n’étoit point une compensation des dégoûts & des désagréments qui en resultent. Je me suis parfaitement convaincu que la droiture & l’humanité ne sont, en tous lieux, que des termes de convention, qui n’ont, au fond, rien de réel & de vrai ; que chacun ne vit que pour soi, n’aime que soi, & que le plus honête homme n’est, à proprement parler, qu’un Comedien habile qui possede le grand art de fourber sous le masque imposant de la candeur & de l’équité ; & par raison inverse, que le plus méchant, & le plus méprisable, est celui qui sҫait le moins se contrefaire. Voilà tout justement la différence qu’il y a entre l’honneur & la scélératesse. Quelque incontestable que puisse être cette opinion, je ne serai pas surpris qu’elle trouve peu de partisans. Les plus vicieux & les plus corrompus ont la marotte de vouloir passer pour gens de bien. L’honneur est un fard dont ils font usage pour dérober aux yeux d’autrui leurs iniquitez. Pourquoi la Nature ingrate m’a-t-elle dénié le talent de cacher ainsi les miennes ? Un vice ou deux de plus, je veux dire la dissimulation & le déguisement m’auroient mis à l’unisson du genre humain. Je serois, à la vérité, un peu plus fripon ; mais quel malheur y auroit-il ? j’aurois cela de commun avec tous les honêtes gens du monde. Je jouirois, comme eux du privilége de duper le prochain en surété de conscience. C’est mon lot d’être sincere ; & mon ascendant, quoique je fasse, est de haïr les hommes à visage découvert. J’ai [56] déclaré plus haut, que je les haïssois par instinct, sans les connoitre. Je déclare maintenant que je les abhorre, parce que je les connois & que je ne m’épargnerois pas moi-même, s’il n’étoit point de ma nature de me pardonner préférablement aux autres. J’avoue donc, de bonne foi, que de toutes les creatures vivantes je suis celle que j’aime le plus sans m’en estimer davantage. La nécessité indispensable où je me trouve de vivre avec moi veut que je me sois indulgent, & que je suporte mes foiblesses ; & comme rien ne me lie aussi étroitement avec le genre humain on ne doit pas trouver étrange que je n’aye pas la même complaisance pour les siennes. Les lâches égards, dont les hommes trafiquent entre eux, font des grimaces auxquelles mon cœur ne peut se prêter. On a beau me dire qu’il faut se conformer à l’usage, je ne consentirai jamais à écouter un Original qui m’ennuye, ni à caresser un Faquin que je méprise, encore moins à encenser un Scélérat. » ◀Niveau 3
Il y a lieu de croire que l’Auteur de ce Livre auroit adouci son pinceau, & traité les hommes avec un peu plus d’indulgence, s’il s’étoit rapelé ces Vers du Misantrope de Molière.
Niveau 3► Citation/Devise► Mon Dieu ! des mœurs du tems mettons nous moins en peine,
Et faisons un peu grace à la nature humaine.
Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut parmi le monde une vertu traitable ;
A force de sagesse on peut être blâmable.
La parfaite raison fuït toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété. ◀Citation/Devise ◀Niveau 3
J’ai l’honneur d’être &c.
Paris ce 26 Juin 1750
◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 2
Livres Nouveaux.
Qui se vendent dans la Boutique de Pierre Gosse Junior
Libraire de S. A. R. à la Haye.
Traité des Pierres Gravées, avec le Recueil des Pierres Gravées du Cabinet du Roi, par P.J. Mariette, sol. avec une grande quantité de figures. 2 vol. Paris, 1750.
L’Art de bâtir les Maisons de Campagne, par le Sieur C. E. Briseux, 4.2 vol. avec une grande quantité de figures, Paris, 1750.
Lettres Turques, 12. 1750. ◀Niveau 1
