Cita bibliográfica: Anonyme (Joseph Marie Durey de Morsan) (Ed.): "N°. 26.", en: La Bigarure, Vol.4\026 (1750), pp. 41-48, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4660 [consultado el: ].


Nivel 1►

N°. 26.

Nivel 2► Carta/Carta al director► J’ai lu quelque part, qu’un Officier, ayant pris la liberté de demander, un jour, au Comte Maurice, Prince d’Orange*1 , quelle étoit la Place la plus difficile à garder, ce Prince lui répondit, en riant, que c’étoit l’honneur d’une femme, ajoutant qu’une Armée de cent mille hommes ne suffiroit pas pour la deffendre, si elle avoit envie de se donner à l’ennemi. Peut-être trouverez-vous, Monsieur, qu’il y a de l’Hyperbole dans cette réponse. Pour moi, je vous avouerai franchement ; & l’Expérience m’en a convaincu, que la fidélité, la constance & la chasteté sont des Vertus qui ne sont pas des plus communes parmi le Sexe, dans le siecle où nous vivons. Si l’on peut juger de ceux qui l’ont précédé par les Histoires & le recit des Avantures galantes qui nous en sont restées, il paroit que c’étoit à peu près la même chose, & même pis. Le Decameron de Bocace, les Cent Nouvelles de la Reine de Navarre, les Femmes Galantes de Brantôme, & cent autres Livres de cette nature, qui ont été faits, avant & depuis, sont autant de témoins qui déposent que, dans le tems qu’ils sont été composez, le Sexe ne se piquoit pas plus de chasteté, qu’il ne fait aujourd’hui. [42] Deux Avantures galantes, qui sont la matiere de deux Procès qui occupent actuellement notre Parlement, prouvent que le Beau-Sexe a encore des sujets qui n’ont point dégéneré sur ce point. Voici la premiere.

Relato general► Un Conseiller de la Ville de B * * * nommé Monsieur N . . . . étant venu solliciter ici lui-même la décision d’un Procès qui duroit depuis long-tems, & qui l’empêchoit de jouir d’un bien considérable qui lui revient légitimement, avoit pris son domicile dans une maison garnie, appellée l’Hôtel de Tours, ruë du Jardinet, près des grands Cordeliers. Ce qui l’avoit déterminé à rendre ce logement, préférablement à tout autre, c’est qu’il se trouve dans le voisinage du Procureur chargé de son affaire ; de sorte que par-là il étoit plus à portée d’en poursuivre la définition. Pour cet effet, il n’eut rien de plus pressé que de l’aller voir, dès le lendemain de son arrivée, & de lui déclarer quelles étoient sur cela ses intentions. Comme rien n'avance mieux ici les affaires que l’argent, il fit entendre au Procureur qu’il ne lui manqueroit pas, & commenҫa par lui payer un compte sur lequel il ne lui rabatit pas un sol, quoiqu’il fut des plus enflez. Notre Conseiller fit plus. Pour l’engager à le servir avec plus d’empressement, & à suprimer toutes les Ecritures inutiles & ruineuses dont ces Messieurs surchargent & embrouillent ordinairement les Procès les plus clairs & les plus simples, il convint avec lui d’une somme d’argent, très considérable, qui lui seroit payée le jour même de la décision de l’affaire, outre cent écus qu’il auroit encore, de gratification, si elle étoit terminée avant un certain tems qu’il lui fixa. C’étoit agir fort sensément ; & si tous les Plaideurs faisoient de même , il n’y en a point qui n’y trouvat son compte. En effet

Mettez ce qu’il en coute à plaider aujourdhui,

Mettez ce qu’il en reste à beaucoup de familles ;
Vous verrez que Perrin (a)
2 tire l’argent à lui,
Et ne laisse aux Plaideurs que le sac & les quilles
.

L’Ac-[43]cord ainsi fait & signé entre eux, la générosité du Conseiller lui en attira une autre de la part du Procureur qui le régala plusieurs fois, & le pria de regarder sa maison comme si c’étoit la sienne propre, & d’en user de même. S’il avoit pu prévoir à quoi l’exposoit cette offre généreuse, il se seroit bien gardé de la faire ; mais on ne pense jamais à tout.

Monsieur N. . . . ne fut pas long-tems sans user de la permission que le Procureur lui avoit donnée. Il en profita pour faire connoissance avec sa femme pour laquelle il prit du goût, & qui, à son tour, en prit pour lui,

Retrato ajeno► Elle étoit jeune, agréable & touchante,

Blanche sur-tout, & de taille avenante,
Trop, ni trop peu de chair & d’embonpoint ;
Bref, elle étoit parfaite de tout point.
A cet objet qui n’eut eu l’ame émuë ?
Qui n’eut aimé, qui n’eut eu des desirs ?
Un Philosophe, un Marbre, une Statuë
Auroient senti comme lui ces plaisirs ! ◀Retrato ajeno

De son côté Monsieur N. . . . ne ressembloit en rien à ces personages empesez qui portent partout leur figure Magistrale, à ces visages rébarbatifs dont les regardes sombres & sévéres semblent ne vous chercher que pour vous juger, & dont la bouche semble ne s’ouvrir que pour vous prononcer quelque fâcheux Arrêt. Notre jeune Conseiller étoit taillé sur un tout autre modelle.

Retrato ajeno► Regardes poupins, tons précieux,

Mots cadencés, arrangés tout des mieux ;
Grace ayant avec art, riant par habitude,
Gesticulant avec étude,
Esprit léger, à railler incliné,
Esprit clinquant tout à jour faҫonné,
Le semillant Papillonage,
[44] L’eloquent petit badinage,
Un air charmant, quoique affecté,
Un teint mignard, une peau douce & fine,
(Joignez y la mouche assassine)
Du jeune Senateur faisoient une beauté
. ◀Retrato ajeno

C’en étoit plus qu’il n’en faut aujourdhui pour faire tourner la tête à une Duchesse, jugez, Monsieur, si celle de l’aimable Procureuse y put tenir. Les charmes & le mérite du jeune Conseiller triompherent bien-tôt de sa fragile Vertu.

Les voilà donc brulants des mêmes feux,

Faisant duo de Soupirs Amoureux,
Plus occupez à s’aimer, à se plaire,
Que ne l’étoit Perrin de son affaire.
Comme il devoit d’abord toucher l’argent
Au tems marqué, pas n’étoit négligent,
Et pour avoir au plutôt son salaire,
Il y passoit le jour, la nuit entiere,
Chose commode au beau couple amoureux
Qui de leur tems employoient beaucoup mieux
Les doux moments, qu’à voir des paperasses . . . . .
Et tôt ou tard les Amants malheureux
Par les remords voyent finir leurs feux.

La chose n’arriveroit pas, sans doute, si l’on pouvoit faire usage de sa raison en goûtant les douceurs de l’Amour, ou plutôt, si cette passion ne troubloit pas la raison au point de faire oublier les dangers auxquels elle nous expose ; mais l’imprudence marche ordinairement à sa suite ; & c’est aussi ce qui est arrivé à ce couple amoureux. La fausse sécurité dans laquelle ils se croyoient ne leur permit pas de s’observer assez. Leur galant commerce, ayant été découvert par un jeune Clerc que Monsieur le Conseiller avoit supplanté, le Procureur fut enfin averti de ce qui se passoit. En homme prudent, & peut-être accoutumé déjà à ces sortes d’accidents (car il est un peu vieux) il crut [45] qu’il étoit à propos d’en parler, mais en riant, à sa femme, & de la prier de ne plus recevoir les visites du galant Conseiller. . . . Mais vous les lui avez permises, lui dit-elle ; & l’avez même prié, en ma presence, de disposer de votre maison comme de la sienne propre. « Oui da <sic>, reprit le Mari, de mon étude & de mon cabinet, autant qu’il lui plaira ; mais non pas de mon bien. Vous sҫavez ce que la Médisance publie de mes confreres. Je veux, autant qu’il est possible, qu’elle m’excepte du nombre ; & je suis persuadé que vous seriez vous-même fâchée qu’elle me mit dans la même classe ». La Procureuse alloit repliquer ; mais son mari, prenant un air plus sérieux, lui dit, d’un ton impératif, qu’il le prétendoit & l’ordonnoit ainsi, faute de quoi il regarderoit sa désobëissance comme une preuve de son infidélité.

Elle n’étoit déjà que trop constatée ; mais pour la mieux cacher à ses yeux, la belle feignit d’obëir. Elle refusa en effet pendant quelques jours les visites du Conseiller qui, sur ces refus, se douta que son mari, soupҫonnant quelque chose de leur galanterie, la forҫoit d’en agir de la sorte envers lui. Il en fut d’abord au désespoir ; mais ils étoient trop amoureux l’un & l’autre pour ne pas chercher, & trouver quelque moyen de tromper le pauvre époux, & de se voir malgré ses deffenses.

Maris, bouleverser l’ordre des Eléments,

Sur les flots irrités voguer contre les Vents,

Fixer selon ses vœux la volage Fortune,

Arrêter le Soleil, aller prendre la Lune,

Tout cela se feroit beaucoup plus aisément,

Que soustraire une femme aux yeux de son Amant.

Dussiez-vous la garder avec un soin extrême,

Quand elle ne veut pas se garder elle-même,

Imperceptiblement ensemble ils se rendront,

Et malgré vos efforts, Maris, ils se joindront.

C’est aussi ce qui est arrivé dans cette rencontre, & de la maniere que voici.

[46] J’ai dit plus haut, que la maison du Procureur étoit dans le voisinage du vaste Hôtel de Tours dont elle n’est effectivement séparée que par un mur. Le Conseiller, après avoir assez long-tems cherché quelque expédient pour se réunir à sa chère Procureuse, n’en trouva point d’autre que celui-ci qui, quoique fort dangereux, ne le rebuta cependant point. L’Amour aveugle toujours ceux qui s’y livrent sur les périls auxquels il les expose. Notre Amant avoit remarqué qu’une des fenêtres de l’Hôtel donnoit sur la maison du Procureur, qui y étoit contiguë, & qu’en grimpant sur le toit, il pouvoit se rendre chez sa Belle à l’insҫu de son mari. Il loue aussi-tôt cet appartement, après quoi il vient à bout, à force d’argent, de mettre dans ses interêts, la servante du Logis qui lui promet de l’introduire, pendant la nuit, par cette voye, auprès de sa chere Maitresse. Il ne fut pas long-tems sans en faire l’épreuve. Dès le soir même, aussi-tot qu’il crut que tout le monde étoit endormi chez le Procureur, il se met en devoir d’exécuter son projet dont il avoit eu soin de faire avertir sa Belle qui l’attendoit avec autant d’impatience, que d’inquiétude & de crainte.

Alors notre amoureux Matou,

Risquant de se rompre le cou,

Prend le chemin de la Goutiere,

Et grimpant sur le toit, comme auroit fait un fou,

Dès qu’il croit que chacun a fermé la paupiere,

Va jouer chez Perrin le rôle de Coucou.

La Servante, aux aguets, en le voyant paroitre,

Ouvre doucement la fenêtre,

L’introduit dans la chambre où le couple amoureux

Soulage à son aise ses feux.

Enfermé seul dans son Etude,

S’épuise de fatigue & le corps & les yeux

Pour finir son Procès & toucher le salaire

Qu’a promis à ses soins un rival généreux

Qui, d’un autre côté, fait ce qu’il devroit faire.

[47] Que les Amants seroient heureux si leurs plaisirs étoient durables ! Mais outre que la crainte, dans des rencontres pareilles à celle-ci, en empoisonne presque toujours la douceur, il est bien rare que les hommes, ou le Diable, ne viennent pas les traverser. Ceux-ci jouissoient d’une félicité dont ils se flattoient que la durée seroit beaucoup plus longue. Malheureusement pour eux, un Abbé, qui étoit logé dans le même Hôtel, prenoit le fraix, il y a quelques jours, à la fenêtre. A la clarté de la lune, qui luisoit alors, il apperҫut, sur le minuit, M. le Conseiller amoureux qui, grimpé sur le toit de la maison voisine, alloit y jouer son rôle ordinaire. Il n’y a point de Créature ici bas qui ressemble plus à la Femme, qu’un Abbé. Rien par conséquent, de plus babillard, ni de plus indiscret. L’Avanture lui parut trop extraordinaire pour n’être pas aussi-tôt divulguée. De bouche en bouche elle vint bientôt aux oreilles du Procureur. A cette Nouvelle le pauvre Robin, qui avoit été jusque-là le plus pacifique des Maris, entre dans une grande colere, & jure de tout exterminer s’il peut prendre les coupables en flagrant délict, au hazard d’être enrôlé dans la grande Confrerie. Pour mieux se venger, il dissimule son ressentiment & le coup qu’il médite. Cependant, pour l’exécuter, il fait apposter secrettement, dans la chambre de sa femme, deux égrillards, des plus robustes, avec ordre de se saisir du Larron d’honneur, & de l’étriller d’importance. Lui-même il se met en embuscade sur l’escalier, pour être témoin & spectateur de la Scène.

L’heure du rendez-vous arrivée, Monsieur N. . . . vient par sa route ordinaire. Il entre ; & au moment qu’il croyoit tomber dans les bras de sa Belle, il tombe dans ceux des deux Estaffiers qui le saisissent. Ils alloient exécuter le reste de leur commission, lorsque les cordons d’une bourse pleine d’argent que le Galant leur donna, leur lierent tout à coup les mains. Sans demander son reste, il s’esquive ; & reprenant avec précipitation le chemin par lequel il étoit venu, il renverse & culbute, du haute de l’escalier en bas, le pauvre Procureur qui venoit en hâte & en fureur, pour [48] jouir du fruit de son Stratagême. Au bruit qu’il fait en roulant, & aux cris que jettent, exprès, les deux Estafiers <sic>, comme si leur proye vouloit leur échapper, tous les Domestiques & les Clercs du Procureur se réveillent & se levent pour voir ce que ce peut être. Le premier objet qui le presente à leurs yeux est leur Maitre étendu par terre, & à moitié estropié. Ils le relevent & lui demandent d’où provient le tintamarre qu’ils viennent d’entendre. La fureur où il est lui coupe la parole. Ne pouvant pas seulement ouvrir la bouche, il leur fait signe de le porter en haut, dans sa chambre à coucher. Ils lui rendent ce service. Là s’étant saisi, en entrant, d’une canne qui lui tombe sous la main, il s’avance vers le lit, sur lequel il dècharge sa fureur à grands coups de bâton qu’il croit donner à sa coupable moitié. Mais celle-ci, plus fine que lui ayant découvert la trahison, s’étoit promtement evadée, & étoit passé dans une autre chambre dont elle avoit fermé la porte sur elle à double tour. Le Procureur, que la rage mettoit hors de lui-même, ne s’apperҫut de l’inutilité de sa vengeance, que lorsqu’elle fut un peu évaporée.

Cependant les Clercs, qui étoient presents, voyant ainsi maltraiter ce pauvre lit qui n’avoit aucune art au crime, rioient sous cappe de cette Tragicomique Scène. Ils auroient eclaté, sans doute, & de très grand cœur, sans la crainte où ils étoient que cette gresie <sic> de coups ne tombât sur eux. Chacun se demandoit s’il étoit devenu fou, & à qui il en avoit. Il ne leur laissa pas long-tems ignorer le sujet qui l’avoit mis dans une si grande colere. En effet s’apercevant enfin qu’il se fatiguoit très inutilement, & à pure perte . . . « Eh quoi, dit-il, d’un air & d’un ton qui marquoient sa surprise, elle n’est pas ici ! . . . Ah, la G. . . ! Ah, la Chienne ! Se seroit-elle aussi échapée avec lui ? . . . Un Commissaire, Morb . . . . Un Commissaire, des Archers, des Exemts ! Je veux les faire mettre à Saint’ Lazare pour le reste de leurs jours ! » . . . A cette derniere exclamation, les Clercs éclaterent de rire en disant, qu’ils se plairoient assez dans cette maison de correction s’ils étoient sûrs d’y avoir toujours pareille compagnie. ◀Relato general ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 2 (La suite dans le No. Suivant.) ◀Nivel 1

1* Un des plus grands Capitaines de son siecle. Il étoit fils de Guillaume . Fondateur de la République des Provinces-Unies des Pays-Bas, auquel il succéda dans la dignité de Stadhouder. C’est principalement à lui que cette République est redevable de ce qu’elle est aujourdhui.

2(a) Nom de Procureur.