Zitiervorschlag: Anonyme (Charles de Fieux de Mouhy) (Hrsg.): "No. 10.", in: La Bigarure, Vol.3\10 (1750), S. 73-80, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4641 [aufgerufen am: ].


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N°. 10.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► Metatextualität► Oh ! pour le coup, Madame, je vais avoir aujourd’hui ma revanche. Je n’apréhende point que mon Frere me prévienne ; car Je viens, en son absence, de faire main basse sur ses papiers dans lesquels j’ai trouvé les piéces suivantes. Je vous les envoye à la hâte, craignant qu’il ne me prenne, comme l’on dit, sur le fait, ce qui ne manqueroit pas d’occasionner encore entre nous quelque altercation. ◀Metatextualität Il est vrai que, selon toutes les apparences, elle se termineroit comme la derniere ; car c’est le dénouement ordinaire de celles que nous avons quelquefois ensemble ; mais je suis bien aise de lui épargner aujourdhui cette peine, n’étant pas du caractère de ces femmes qui aiment à se brouiller avec ceux qu’elles aiment, pour geôter le plaisir d’un racommodement. J’espère que vous serez très contente de ce que je vous envoye, sur-tout de la premiere piéce de Vers. J’en suis même autant plus assurée qu’elle est ici admirée de tous nos Beaux-Esprits, & de nos plus grands connoisseurs. Vous allez voir si elle le mérite

epitre
aux graces,

Par Mr. l’Abbé de Bernis, de l’Académie Françoise.

Ebene 3► O Vous qui parez tous les âges,

Tous les talens, tous les esprits ;
[74] Vous dont le Temple est à Paris,
Et quelquefois dans les Villages ;
Vous que les Plaisirs & les Ris
Suivent en secret chez les Sages ;
Grace, c’est à vous que j’écris.
Fugitives ou solitaires,
La foule des esprits vulgaires
Vous cherche sans cesse, & vous suit.
Aussi simples que les Bergeres
Le gôut vous fixe & vous conduit ;
Indifférentes & légéres
Vous échapez à qui vous suit :
Venez dans mon humble réduit,
Vous n’y serez point étrangéres.
Rien ne peut y blesser vos yeux.
Votre frere est le seul des Dieux
Dont vous verrez chez moi l’image :
Dans son Carquois brille un seul trait,
Et dans sa main est le portrait
De celle qui fut votre ouvrage ;
Venez donc, Sœurs du tendre Amour,
Eclairez ma retraite obscure,
Venez ensemble, ou tour à tour,
Et du pinceau de la Nature
Achevez l’heureuse peinture
Que je vous consacre en ce jour.

Vos bienfaits, charmante Déesses,

Sont prodigués dès le berceau ;
Et jusques au bord du tombeau
Vous nous conservez vos richesses ;
Vous élevez sur vos genoux
Ces enfans si vifs & si doux
Dont le front innocent déploie
La candeur qu’ils tiennent de vous
Et tous les raïons de la joïe :
Vous aimez à vivre avec eux,
Vous en parer la négligence ;
Compagnes de l’aimable Enfance.
Vous présidez à tous ses jeux ;
[75] Et de cet âge top heureux
Vous faites aimer l’ignorance.

L’Amour, le Plaisir, la Beauté,

Ces trois Enfans de la Jeunesse,
N’ont qu’un empire limité,
Si vous ne les suivez sans cesse,
L’Amour à travers son bandeau
Voit tous les défauts qu’il nous cache.
Rien à ses yeux n’est toujours beau ;
Et quand de vos bras il s’arrache
Pour chercher un objet nouveau,
Vos mains rallument son flambeau ;
Et serrent le nœud qui l’attache.

Bien plus facile à dégouter,

Moins délicat, & plus volage,
Le Plaisir se laisse emporter
Sur l’aile agile du bel âge :
Il dévore sur son passage
Tous les instans sans les compter ;
Vous seules lui faites goûter
Le besoin qu’il a d’être sage ;
Par-tout où brille votre image
Le Goût le force à s’arrêter ;
Et la Constance est votre ouvrage.

Sans vous que seroit la Beauté ?

C’est par les Graces qu’elle attire ;
C’est vous qui la faites soûrire ;
Vous tempérez l’austérité
Et la rîgueur de son empire,
Sans votre charme si vanté
Qu’on sent & qu’on ne peut décrire,
Sa froide régularité
Nuiroit à la vérité
Des desirs ardens qu’elle inspire.

Le Dieu d’Amour n’est qu’un Enfant ;

Il craint la fierté de ces Belles
Qui foulent d’un pied triomphant
Les fleurs qui naissent autour d’elles.
Par vous l’Amant ose espérer
de saisir l’instant favorable ;
[76] C’est vous qui rendez Adorabe
L’objet qu’on craignoit d’adorer.
Qu’il est doux de trouver aimable
Ce qu’on est contraint d’admirer !
Les Belles qui suivent vos traces
Nous ramenent à leurs genoux.
Junon, après mille disgraces
Entraine son volage Epoux
Avec la Ceinture des Graces.
L’air, la démarche, tous le traits,
L’esprit, le cœur, le caractère,
Ont emprunté de vos attraits
Le talent varié de plaire.

La Nimphe qui craint le regard,

Et qui pourtant en est émue,
La Naїade qui par hazard
Nous laisse entrevoir qu’elle est nue ;
La Vendangeuse, qui sourit
Au jeune Silvain qu’elle enyvre
Et lui fait sentir que pour vivre
L’enjouement vaut mieux que l’esprit,
La Boudeuse qui dans un coin
Semble fuir l’Amant qu’elle appelle,
Qui, plus sensible que cruelle,
Gémit de sentir le besoin
De le laisser approcher d’elle ;
La Rêveuse, dont la langueur
La rend encore plus touchante,
Qui se plaint d’un mal qui l’enchante,
Dont le remede est dans son cœur ;
La Coquette qui nous attire
Quand nous croїons la dédaigner,
Et qui pour sûrement regner,
Semble renoncer à l’empire ;
L’Amante qui dans son ardeur
A de l’amour sans indécence,
Et qui fait à chaque faveur
Faire revivre l’innocence ;
La Beauté dont les yeux charmans
Donnent des desirs sans yvresse
[77] Qui sans refroidir ses Amans
Leur fait adorer sa sagesse ;
La finesse sans fausseté,
la Sagesse sans pruderie,
L’enjoument sans étourdie ;
Enfin la douce Volupté,
Et la touchante rêverie ;
Un geste, un sourire, un regard,
Ce qui plait sans peine & sans art,

Sans excès, sans airs, sans grimaces,
Sans gêne, & comme par hazard,
Est l’ouvrage charmant des Graces.

Cessez donc de vous allarmer,

Vous à qui la Nature avare
Accorde le bienfait d’aimer
Et refusa le don plus rare,
Lé don plus heureux de charmer.
De l’amour touchante victime.
O vous, qu’il blesse & fuit toujours,
Les Graces offrent leurs secours
Aux cœurs malheureux qu’il opprime !
Allez encenser les Autels
De ces charmantés Immortelles ;
A votre retour les Mortels
Vous compteront parmi les Belles
Et les Amours les plus cruels
Vous serviront beaucoup moins qu’elles.
On s’accoutume à la laideur ;
L’esprit nous la rend supportable,
Et les Graces, pour leur honneur,
Placent souvent notre bonheur
Dans les bras d’une laide aimable.

Vous qui comptez tous les momens.

De la jeunesse qui s’envole,
Craignez moins la perte frivole
<sic>Ee ses dangereux agrémens ;
Compagner legéres du Tems
Les Graces suivent tous les âges ;
Elles réparent leurs outrages
Et sément les fleurs du printems.
[78] Sur l’hiver paisible des sages.

Ainsi le vieux Anacréon

Orna sa brillante vieillesse
Des graces que dans sa jeunesse
Chantoit l’Amante de Phaon *1 .
De leurs célebres bagatelles
Le monde est encore occupé ;
La Mort de l’ombre de ses ailes
N’a point encore envelopé
Leur Chansonnettes immortelles.

Le seul Esprit & les talens

N’éternisent point nos merveilles.
L’Oubli, qui nous fuit à pas lents,
Fait périr le fruit de nos veilles.
Rien ne dure que ce qui plait ;
L’Utile doit être agréable.
Un Auteur n’est jamais parfait
Quand il néglige d’être aimable.

Martyrs illustres de Clio,

Vous dont la plume infatigable
Nous enrichit & nous accable,
Voiez de vos in folio
Quel est le sort inévitable.
Dans l’abîme immense du Tems

Tombent ces Recueils importans
D’Historiens, de Politiques,
D’Interprêtes & de Critiques
Qui tous, au mépris du bon sens,
Avec les Livres Fanatiques
Se perdent dans la nuit des ans.

La Mort dévore avec furie

Les grands Monumens d’ici bas ;
Mais le Plaisir, qui ne meurt pas,
Abandonne à sa barbarie
Les Annales des Potentats
et tout bon livre qui l’ennuie,
Pour saveur & rendre à la vie
L’heureux Chantre de Ménélas
Et le tendre Amant de Lesbie.
[79] La Mort n’épargne dans Varron
Que le titre de savant homme ;
Mais les graces de Ciceron
Tirerent des cendres de Rome
Et ses ouvrages & son nom.

Je ne sais par quelle avanture

Quelques ouvrages de Pédant
Ont pu percer la nuit obscure
Où tombe tout Liure excédant
Mais je sais bien en attendant
Que c’est toujours contre nature
Qu’arrive un semblable accident

Les Graces seules embellissent

Nos esprits ainsi que nos corps,
Et nos talens sont des ressorts
Que leurs mains légéres polissent.

Les Graces entrouent de fleurs

Le sage Compas d’Uranie,
Donnent le charme des couleurs
Au pinceau brillant du génie,
Enseignent la route des cœurs
A la touchante Mélodie,
Et prétent des charmes aux pleurs
Que fait verser la Tragédie.

Malheur à tout esprit grossier,

A l’ame de bronze & d’acier
Qui les méprise & les ignore.
Le cœur qui les sent, les adore,
Et peut seul les apprécier.

Mais vous Filles de la Nature,

Qui faites l’amour des Mortels,
Ne souffrez pas qu’on défigure
Vos ouvrages sur vos Autels.
Paroissez aux yeux des impies
Qui, sans craindre votre couroux,
Nous offrent des froides Copies
Qu’ils nous font adorer pour vous ;
Venez dissiper l’imposture ;
Daignez reparoitre au grand jour ;
Nous apprendrons votre retour
Et par le cri de la Nature,
Et par les transports de l’Amour. ◀Ebene 3

[80] He-bien ? Que dites-vous de cette Epitre, Madame ? N’avouerez-vous pas qu’il semble que les Graces mêmes l’ayent dictée à notre aimable Abbé de Bernis ? Quel tour aisé, quelle élégance, quel enjouement, quelle douceur, quel stile naturel, quelle harmonie dans ces Vers ! Apollon lui-même en feroit-il de meilleurs ? . . . . Je crois qu’il auroit de la peine. Quelle différence entre les productions de ce charmant Ecrivain, & celles de tant de Rimailleurs qui nous inondent ici de leurs insipides Poësies ! Que notre Académie Françoise seroit brillante si elle n’étoit aujourdhui composée que de gens de cette trempe ! Heureusement pour elle, qu’elle en a encore quelques-uns qui sont très capables de remplacer, un jour, deux autres grands Poëtes dont il est parlé dans la petite piéce suivante.

vers

Sur Mr. Nericaut Destouches, de l’Académie Françoise, & sur ses Piéces de Théatre.

Ebene 3► Par-tout d’ingénieux contrastes

Naissent sous sa seconde main ;
Il sçait mîeux que les Théophrastes

Deployer avec art le font du Cœur humain.

Son Philosophe *2 m’interresse,

Et je pleure & je ris quand l’Oncle s’attendrit.

La noblesse des caractères
Me charme dans les Glorieux (a3 ).
Combien de mouvements contraires

Agitent tour-à-tour son cœur impérieux !

En vain l’envieuse Critique
Maigrit & séche de dépit ; ◀Ebene 3

Nericaut doit laisser gronder ce Monstre étique. Lorsque, pour le venger Voltaire l’applaudit (b4 ).

La Poste, qui me presse, ne me laisse pas le tems de vous envoyer plusieurs autres petites piéces de Vers que j’ai dérobées, pour l’amour de vous, à mon Frere. Ce sera pour la premiere fois que je vous écrirai. En attendant, j’ai l’honneur d’être &c.

Paris, ce 30. Avril 1750.

◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1* Sapho.

2Le Philosophe Marié, Comédie de Mr. Destouches.

3(a) Autre Comedie du même Poëte.

4(b) Voyez ci-dessus le N° 5. pag. 49.