Le Spectateur françois pendant le gouvernement révolutionnaire: XXXIe Discours.
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XXXIe Discours.
Sur les Délits et les Peines, et sur le Gouvernement révolutionnaire.Level 2
Un de nos moralistes dont on pourroit dire qu’il frappoit
fort, mais qu’il ne frappoit pas toujours juste, prétendoit
qu’il n’y avoit pas d’homme qui fût parvenu à
l’âge de trente ans sans avoir au moins une fois mérité d’être
pendu. Ce jugement, qui ne fait pas honneur à l’humanité,
paroîtra peut-être moins humiliant à ceux qui se rappelleront
que le blasphême, l’hérésie, le rapt de séduction, le duel,
l’adultère, le péculat, les injures contre le prince exposoient
le coupable à la mort. Aujourd’hui, plusieurs de ces délits sont
effacés de notre code criminel, mais notre sécurité n’en est pas
plus grande ; et, il faut l’avouer, il est bien petit le nombre
de ceux qui n’ont pas mérité l’échafaud ou les fers, d’après les
réglemens que le gouvernement révolutionnaire a proclamés. Que
diront un jour nos descendans de ce code enfanté dans un siècle
de lumières, d’humanité, et où l’on a tant déclamé contre la
sévérité de nos mauvaises loix et la disproportion entre les
délits et les peines ? Ils y verront que le marchand, qui n’a
pas voulu perdre sur ses toiles, ses draps, ses comestibles, et
en réduire le prix sur un tarif arbitraire, s’est exposé à
passer des années dans la gêne et les fers ; Que
celui qui a converti ses assignats en marchandises, sans en
déclarer la valeur et la quantité, a couru le même danger ; Que
le chef de famille, auquel il ne restoit plus pour subsister que
quelques pièces d’or, a bravé ce sort affreux, s’il a consenti à
recevoir en papiers le prix qu’on lui offroit de son numéraire ;
Que le cultivateur, qui s’est cru le maître de disposer des
fruits de sa propriété, s’est vu en danger de la perdre avec la
vie ; Que le citoyen, assez téméraire pour exposer ses doutes
sur la stabilité de notre gouvernement, et laisser entrevoir
qu’il n’étoit pas éloigné de revenir à celui qui n’est plus, a,
malgré la liberté des opinions, été puni de mort pour n’avoir
pas étouffé sa pensée ; Que le père, qui, dans un premier
mouvement de la nature, s’est emporté contre la loi qui lui
ravissoit tous ses fils et les envoyoit aux frontières, ne doit
la vie qu’à la modération de ses magistrats ou au silence des
dénonciateurs ; Que celui qui a recueilli dans sa maison un
père, un fils, un ami poursuivi par la tyrannie,
et a voulu le soustraire à la mort, en a été lui-même frappé ;
Que l’épouse, qui, touchée de l’indigence d’un mari fugitif, à
<sic> tenté de lui faire parvenir quelques secours
modiques, a été jugée indigne de vivre ; Que le serviteur, qui a
révélé les secrets de son maître, trahi sa confiance, découvert
son or, ses pierreries, a été récompensé de son infidélité.
Quelle opinion concevront-ils d’un gouvernement qui a transformé
les vices en vertus, et les vertus en crimes ? Leur étonnement
redoublera, s’ils apprennent que, sous ce gouvernement étrange,
on s’occupoit de l’éducation publique, de composer pour la
jeunesse des livres de morale, de lui former des instituteurs.
Sans doute, diront-ils, ces instituteurs lui répétoient qu’elle
devoit être ingrate envers ses bienfaiteurs, trahir
l’hospitalité, violer les sentimens naturels, repousser toutes
affections, être perfide envers l’amitié, inexorable pour la
misère : car si elle avoit eu le malheur de recevoir d’autres
sentimens, elle auroit couru le risque d’être condamnée pour
avoir suivi les leçons de la vertu et de la probité. J’avoue que je n’ai jamais compris comment des hommes, qui
s’annonçoient pour des législateurs, ont eu l’effronterie de
dire à des êtres raisonnables : vous connoissez vos droits ;
nous les avons légitimés, et c’est par eux que nous sommes vos
représentans. Vous savez ce qu’il vous est permis de faire, ce
qui nous est défendu d’ordonner, d’empêcher. Eh bien ! ces
droits vous ne les exercerez plus ; cette liberté dont vous vous
flattiez d’user, nous vous la retirons ; notre autorité qui
étoit limitée, nous lui allons donner la plus grande étendue ;
et si l’un de vous osoit murmurer de sa servitude et de notre
despotisme, dans un moment il cesseroit d’exister, sans avoir
même la faculté de se défendre. Voilà pourtant le langage que ce
fameux triumvirat, aujourd’hui dans la poussière, a osé tenir ;
et il a été entendu avec respect et obéi avec crainte pendant
près d’une année ! . . . Il n’est plus, mais son abominable
ouvrage subsiste encore ; nous ne l’avons pas encore détruit
avec cette indignation qu’auroit dû inspirer la production du
crime et de la tyrannie ! La convention vient de
créer des formes si imposantes pour garantir la liberté et la
vie de ses membres, pourquoi n’établiroit-elle pas aussi une
sauve-garde pour tous les domiciliés ? pourquoi faut-il qu’un
obscur calomniateur, qui n’a rien à perdre, ait encore assez de
moyens dans sa méchanceté pour livrer un chef de famille à
l’horreur de la prison ? pourquoi un administrateur, en abusant
d’une loi dont les auteurs sont en exécration, et dont nos
représentans désavouent les principes, peut-il me traduire
encore devant un tribunal qui ne doit plus être le mien ? Si le
gouvernement républicain, le plus beau, le plus libre de tous,
ne pouvoit exister qu’à l’aide du plus redoutable, du plus
tyrannique des gouvernemens qui ait effrayé les sociétés
humaines, il faudroit renverser l’un et l’autre : non, il ne lui
est pas nécessaire, il ne le lui a jamais été ; il ne peut lui
être qu’opposé ; et je soutiens que les hommes qui ont donné à
la république cet appui hideux furent les plus criminels
contre-révolutionnaires : rendons aux François, se dirent-ils,
ce que nous appelons le règne de la liberté, si horrible qu’ils
soupirent après l’esclavage ; établissons des
loix, des tribunaux, tels que le plus odieux tyran n’aurait
jamais osé en créer de semblables ; dépravons cette nation au
point que nul prince de la terre ne veuille la dominer ;
éteignons toutes ses lumières ; plaçons-la entre la faim et la
plus lâche servitude pour pouvoir l’enchaîner à notre aise, et
la vendre à la puissance qui voudra nous l’acheter : que nous
importe sa population, ses ressources, ses finances ? elle sera
toujours assez peuplée, assez riche, si nous avons à nos ordres
assez de brigands pour nous faire craindre, et si elle nous
fournit assez d’argent pour les payer. Telle fut la morale de
ceux qui nous ont fatigués de leurs forfaits et laissé de si
détestables souvenirs. Puisque nous sommes délivrés de ces
tyrans, ayons donc aussi le courage de nous délivrer du joug
qu’ils nous ont imposé, et sous lequel nous courbons encore nos
têtes. Hâtons nous de revenir à ces principes d’une justice
immuable dont la lumière a frappé nos yeux ; prouvons que nous
voulons réellement la république, en la couvrant de fleurs, et
en arrachant de son sol les ronces qui nous déchirent. Mes lecteurs me sauront gré de terminer ce
discours par un des morceaux les plus fortement pensés sur le
gouvernement révolutionnaire (I1).
Level 3
« Puisque la
convention est occupée à discuter le mode du gouvernement,
et qu’elle paroît décidée à conserver encore le gouvernement
révolutionnaire, il seroit bien à désirer qu’on donnât du
moins une définition précise de ce qu’on doit entendre par
un gouvernement révolutionnaire : on ne peut pas s’en
rapporter à l’expression même ; car dans son sens naturel
elle implique contradiction. Le mot gouvernement suppose la
stabilité de l’ordre et des loix ; le mot révolutionnaire
suppose au contraire l’absence des loix, l’irrégularité,
l’instabilité. Comment associer deux idées qui s’excluent ?
Il est à croire que leur association a été l’effet d’un
profond machiavélisme ; car on s’en est servi pour justifier
la violation de tous les droits. Jamais il n’exista d’arme
plus meurtrière entre les mains des partis dominateurs ; c’étoit une épée à deux tranchans.
Invoquiez-vous les loix, ils opposoient la révolution. A
l’aide de ce jésuitisme, on pouvoit perdre ou sauver à son
gré qui l’on vouloit, et s’ouvrir une route facile à
l’usurpation de l’autorité suprême. Osoit-on élever la voix,
et dire : pourquoi punit-on pour des délits antérieurs à la
loi ? On vous répondoit : c’est que nous sommes en
révolution. Pourquoi incarcère-t-on arbitrairement ? c’est
que nous sommes en révolution. Pourquoi ne permet-on pas aux
accusés de se défendre ? c’est que nous sommes en
révolution. Pourquoi n’est-il plus permis d’émettre son
opinion ? c’est que nous sommes en révolution. Pourquoi
cette multitude de vexations, de concussions, d’exactions de
la part des agens et des fonctionnaires publics ? c’est que
nous sommes en révolution. Pourquoi ôte-t-on au peuple le
droit, dont il sembloit être si jaloux, de nommer ses agens
et ses fonctionnaires ? c’est que nous sommes en
révolution : Nous ne présumons pas qu’en continuant le gouvernement révolutionnaire, on veuille
continuer cette excuse de tous les forfaits, de tous les
crimes politiques : il importe donc essentiellement de
définir la nature de ce gouvernement, afin qu’on sache si
l’on doit s’en rapporter aux lois ou à la jurisprudence
révolutionnaire. Si l’on peut justifier la violation ou
l’improtection des loix par l’état de révolution, il n’y a
pas de gouvernement ; si la loi protège dans tous les cas,
et si la violation est toujours punie, nous ne sommes plus
en état de révolution. Mettons de la justesse et de la
netteté dans nos idées, si nous voulons qu’il y en ait dans
le résultat de nos opérations : ne soyons plus la dupe des
mots. C’est avec des mots qu’on trompe et qu’on fanatise le
peuple, et il se trouve toujours des hommes qui profitent ou
qui cherchent à profiter de ces erreurs. S. . . . . »
1(I) Extrait des Annales Patriotiques, 29 thermidor, (16 août 1794, vieux style).