Le Monde: Chapitre XII.
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Chapitre XII.
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Metatextualität
Les maximes qui suivent m’ont été
apportées ce matin avec beaucoup de mystere. Je soupçonne
cependant une très-aimable & très-illustre personne avec
qui j’eus l’honneur de souper avant-hier à
l’Hotel de * * *, de les avoir écrites. Je me rappelle
très-bien une conversation particuliere dans laquelle il fut
dit des choses qui pourroient y avoir donné lieu. Si ma
conjecture n’est point fausse, je supplie l’ingénieux Auteur
qui daigne m’enrichir en ce moment, de me pardonner un
transport de reconnoissance qu’il ne m’est pas possible de
modérer. Par son petit billet, je vois qu’il craint que je
ne m’abandonne à ce transport : il a donc pensé que son
bienfait pouvoit le faire naître ? s’il a sçu se rendre
justice, je dois espérer quelque indulgence pour la plus
innocente des trahisons. Au reste, Madame, vous sçavez bien
que l’indifférent seul est discret ; vous sçavez bien que
vous-même, par cette raison, n’êtes pas trop discrete !
pardonnez-moi ce que vous voulez qu’on vous pardonne, &
souvenez-vous de ces Vers que vous avez tant de fois récités
avec plaisir.
On excuersoit la hardiesse
Qu’il eut de s’être un peu vanté :
Quel amant ne seroit tenté
De parler de telle maîtresse,
Par un excès de vanité,
Ou par un excès de tendresse.
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Maximes bonnes à
lire & meilleures à suivre. Lorsqu’une femme n’a pas le
sens commun, il ne faut pas qu’elle accuse celles avec qui
elle vit de manquer absolument de conduite. Car elle sera
méprisée comme sotte & comme méchante : on lui dira
lisez mieux l’Evangile, placez-vous devant un miroir,
observez cette pourre qui est dans vos yeux, & sçachez
excuser une paille dans les yeux des autres. Lorsqu’un
supérieur reçoit la plainte d’un inférieur, il faut qu’il
l’écoute avec attention, & même avec patience, car il
est fait pour écouter. Il faut qu’il distingue
les personnes qui lui parlent, car il y a des personnes
très-respectables dans la médiocrité. Il faut qu’il se
souvienne toujours de cette loi, qui ordonne de faire aux
autres ce qu’on voudroit éprouver d’eux, car cette loi est
sacrée, & c’est tout dire ; elle est la base du bonheur
des humains, elle est le devoir des gens faits pour
ordonner, & la consolation des gens nés pour obéir. Elle
est faite pour déterminer, pour réunir & accorder les
volontés ; la violer c’est rompre le premier chaînon de
cette chaîne merveilleuse qui fait l’harmonie des corps
& des esprits. Lorsqu’un bel esprit veut avoir le droit
de mépriser les Grands qui ont des vices, il faut qu’il
montre du respect pour ceux qui ont des vertus ; il faut
qu’on ne trouve point l’insolence dans tous ses livres,
& sa figure dans toutes les anti-chambres, car autrement
on dira qu’il n’est qu’un méchant mal adroit,
qu’un envieux méprisable, qu’un insecte vil, & les
Grands riront de ses Epigrammes, assez-généreux pour
mépriser un sot qui veut & ne sçait pas offenser.
Lorsqu’une femme, malheureusement qualifiée, aura voulu
qu’on lui dédie un livre, & que ce livre sera bon, il ne
faut pas qu’elle affiche du mépris pour celui qui lui aura
fait cet honneur ; car le lendemain ce même Auteur pourra
faire paroître un livre contre elle dédié à ses ennemis,
& il aura raison. Si par hazard il arrive qu’avec du
goût pour trois hommes à la fois, on vienne à en distinguer
un quatrieme, & qu’on renonce aux autres pour ne
conserver que celui-ci, il faut qu’on pense que cette
réforme demande un très-grand ménagement ; car si les
Réformés s’apperçoivent qu’ils sont chassés, ils seront des
Vaudevilles, des Epigrammes, des Comédies, des Satyres sanglantes ; & cette femme sera
obligée de revenir à eux pour les appaiser, & de
souffrir leur refus sans s’en plaindre. Si après avoir bien
calculé tous les inconvéniens du libertinage, il arrive que
de bonne fois on veuille n’avoir plus qu’un amant, il faut
que cet amant soit choisi et bien choisi : cette précaution
qui dépend d’une femme à qui on ne peut pas supposer un cœur
romanesque, est d’une nécessité absolue, sans cela sa
réforme sera encore plus scandaleuse que son déréglement ne
l’aura été ; car vis-à-vis d’un certain monde dont l’orgueil
fait la plûpart des préjugés, le nombre des amans n’est
rien, & le choix d’un amant est tout. Quand on a perdu
tout son argent au jeu, qu’on veut jouer encore, qu’on n’a
plus de bijoux à vendre ni à engager, qu’on n’a pas un mari
qui puisse être sensible à certaines agaceries, & qu’on
est réduite à accepter les ressources de
l’occasion, il faut du moins être honnête envers le sot qui
s’offre en cette occasion, car alors la hauteur est
insolence : dès qu’on a laissé soupçonner un dessein bas, on
n’a plus le droit d’être fiere : le meilleur parti c’est de
se rendre de bonne grace avec un peu de honte pour acquérir
quelque droit à la pitié, en perdant tout droit à l’estime.
Quand on a fait des avances à un homme, qu’on a tout employé
pour l’enlever à une amie dont on devoit respecter les
sentimens, les vertus & les rang, il ne faut point mal
parler de cet homme à cette même amie pour la déserperer ;
car votre trahison sera un jour découverte, l’amant furieux
vous rendra devant le Public ce que vous lui aurez prêté
devant sa maîtresse, & vous connoîtrez alors toute la
turpitude qu’il y a à se livrer étourdiment aux armes qu’on
a fournies contre soi-même. Quand on a eu
trente intrigues ; qu’on a mis tour à tour tous ses
domestiques dans sa confidence, ou que par mépris pour les
plus simples loix de la décence on a dédaigné d’en mettre
aucun, il ne faut pas à table devant les domestiques &
devant dix amans pris, quittés & repris, dire qu’on n’a
jamais eu d’amant, & qu’on méprise beaucoup toutes
celles qui manquent à leur mari : car alors jusqu’au mari
tout le monde éclatera de rire, & les domestiques riront
aussi, car il y a une impudence majeure & burlesque qui
fait rire tout le monde. Quand on n’a ni un cœur sensible,
ni un nom illustre, ni une fortune considérable, il ne faut
pas parler toujours avec une pitié indiscrete d’un honnête
homme malheureux à qui on ne veut ni on ne peut faire du
bien ; car le faux attendrissement est atrocité s’il est
accompagné d’une indiscrétion qui découvre ce qu’on ne doit
point sçavoir, & d’un desir fastueux de
paroître pénétré de ce qu’on ne peut point sentir. Quand on
a reçu & exigé d’un galant homme toutes les preuves
d’amitié qui peuvent engager ; qu’on lui a juré mille fois
une amitié inviolable, qu’on a chanté ses louanges
par-tout ; il ne faut pas être jaloux d’un bonheur qu’il
aura mérité, & dont il jouira modestement ; il ne faut
point être désespéré de ne pouvoir pas en dire du mal, parce
qu’on en aura dit beaucoup de bien, & sur-tout il ne
faut pas confier ce désespoir à table, étant chaud de vin, à
un ami de quinze jours chaud comme vous ; car cet ami de
sang froid, le lendemain, méprisera votre cœur, votre
caractere & votre confidence ; & s’il rencontre un
jour cet honnête homme à qui il deviendra important de vous
connoître, il vous trahira par mépris ou par humanité. Quand on n’a que du babil ou peu d’esprit,
& qu’on trouve dans une maison un homme d’un esprit
& d’une supériorité reconnus, il ne faut pas y dire du
mal de cet homme, & n’en dire que du mal ; car il y a à
parier que les maîtres de la maison charmés de lui &
ennuyés de vous, vous détesteront, & vous livreront tôt
ou tard à sa vengeance qui sera terrible, puisque vous avez
de l’orgueil. Quand on n’a pas même envie de devenir
hypocrite, il ne faut pas courir après un Prédicateur comme
si on étoit devenue dévote ; car jusqu’au Prédicateur tout
le monde dira voilà une femme bien desœuvrée ou bien
inconséquente. Quand on a dans sa famille un homme de talent
que le génie, les circonstances ou la vivacité nationale
auront rendu célebre, il ne faut pas dire publiquement &
au premier venu avec un air peu persuadé, qu’on ne conçoit
pas une réputation si peu fondée ; car
cette réputation si peu fondée s’élevera contre vous dans
l’esprit du Public prévenu, & paroître d’autant plus
fondée qu’elle vous aura rendu jaloux. S’il arrive qu’après
avoir épuisé tous les moyens possibles pour faire fortune,
il n’y ait plus pour vous que deux partis à prendre, celui
de vivre pauvre ou de manquer à l’honneur, gardez-vous bien
de croire que le malheur ne soit pas toujours l’excuse du
vice ; car vous feriez rougir par votre vertu mille gens qui
ne rougissent jamais sans être furieux & sans chercher à
détruire. Il faut mieux avoir des vices que des ennemis ;
c’est la maxime d’un homme d’esprit, qui ne s’est jamais
conduit que par ce principe vraiment philosophique, qui fait
aujourd’hui une très-belle figure après avoir vêcu cinq ans
dans un grenier, & qui ira encore plus loin s’il ne
finit par être pendu. Quand on a de
l’ambition, du courage & assez d’adresse pour escamoter
seulement une fiche en jouant avec des avares ou des
fripons, on peut hardiment entreprendre des vols plus
considérables ; car les trois quarts des hommes sont si peu
prévoyans & pénétrans, que la mauvaise foi même ne les
dispense pas d’être dupes. Mais il faut prendre garde de ne
se pas frotter à la quatrieme partie du genre humain, qui
n’est nullement dupe. Il y a là des gens qui découvrent d’un
coup-d’œil, à trente lieues à la ronde, un homme qui roule
le dessein d’aller sur leurs brisées, & ces gens-là sont
plus cruels dans leur jalousie que les loix dans leurs
vengeance.