Le Mentor moderne: Discours CXXXIX.
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Niveau 1
Discours CXXXIX.
Conte Persan.
Citation/Devise
Fata viam invenient Les
destins se frayeront une route.
Niveau 2
Metatextualité
L’Histoire suivante a été traduite
depuis peu d’un Manuscrit Arabe ; j’y trouve ce gout
oriental qui fait tant de plaisir, & comme elle n’a
jamais été imprimée, je ne doute point qu’elle ne soit un
vrai régal pour mes Lecteurs.
Niveau 3
Récit général
Le nom de Helim est encore
fameux par tout l’Orient ; on l’appelle
encore en Perse Helim le grand Médecin. Il avoit
découvert toutes les forces secretes des simples, ils
s’entendoient parfaitement aux influences des astres,
& il avoit penetré dans tous les mysteres qui sont
gravez sur le seau de Salomon Fils de David. Il étoit
Gouverneur du Palais noir & le chef des Medecins
d’Alnareschin le grand Roi de Perse. Alnareschin étoit
le plus redoutable tyran, qui eut jamais regné dans ces
climats ; il étoit d’un naturel soupçonneux, &
sanguinaire ; des jalouzies mal fondées l’avoient porté
à donner la mort à trente cinq de ses sultanes, & a
plus de vingt de ses fils, qu’il avoit accusez de
conspirer contre sa vie. Fatigué à la fin d’exercer des
cruautez si horribles sur sa propre famille, &
craignant que toute la race des Caliphes ne vint à
manquer, il envoya un jour quérir Helim, & lui parla
de cette maniere. Helim, j’admire depuis long tems ta
grande Sagesse, & ta maniere de vivre retirée ; je
veux te faire voir a présent, jusqu’on s’étend la
confiance que j’ai en toi. Deux fils me restent, qui
sont encore dans l’enfance. Mon dessein est, que tu les
prennes chez toi, que tu les éleves comme si tu en étois le Pere, & que tu leur
inspires ce gout pour l’Etude, qui detourne les ames des
pensées ambitieuses. C’est ainsi que la race des
Caliphes sera conservée, & que mes fils rempliront
mon throne après ma mort sans y aspirer pendant ma vie.
La volonté du Roi mon Seigneur soit faite, répondit
Helim, & après s’être prosterné aux pieds du
Monarque, il se retira. On conduisit d’abord les jeunes
Princes chez lui, & depuis ce tems il ne negligea
rien, pour les pousser dans l’Etude des sciences &
de la vertu. Ils aimoient & ils respectoient Helim
comme leur Pere, & ils firent de si grands progrez
sous sa conduite, qu’a l’âge de vingt & un an ils
étoient deja parfaitement instruits dans toutes les
sciences de l’Orient ; Le nom de l’ainé étoit Ibrahim,
& celui de l’autre Abdallah ; ils vivoient ensemble
dans une si douce union, que jusques dans nous
<sic> jours, pour dépeindre deux amis intimes, on
dit qu’ils sont aussi étroitement liez, qu’Ibrahim &
Abdallah. Helim n’avoit qu’une seule fille, qui dans le
corps le plus aimable logeoit l’ame la plus belle, &
son Pere faisoit tous ses efforts pour la rendre, par
une éducation soigneuse, la Femme la plus
parfaite de son Siécle. Comme les jeunes Princes étoient
presque entierement éloignez du commerce du monde, ils
se faisoient un charme de voir tous les jours cette
charmante fille, qui les accompagnoit dans la même
carriere des sciences, où Helim dirigeoit leurs pas.
Abdallah d’un naturel plus tendre, qu’Ibrahim, conçut
insensiblement tant d’amour pour les attraits & pour
l’esprit de cette belle savante, qu’il croyoit ne pas
vivre, quand il étoit éloigné de Balsora. La réputation
de sa beauté étoit si éclatante & si étenduë,
qu’elle parvint à la fin aux oreilles du Roi, qui sous
prétexte de rendre visite aux Princes les fils satisfit
sa curiosité. Il vit l’incomparable fille de Helim,
& fut tellement enchanté des charmes de son visage,
& des agréments de son esprit, qu’ayant fait
chercher son Medecin le jour après, il lui dit, qu’il
avoit résolu de le récompenser de tous ses services, en
faisant à sa fille l’honneur de la placer avec lui sur
le Throne de Perse. Helim qui ne savoit que trop quel
avoit été le sort des malheureuses femmes, qui étoient
parvenuës à la même élévation, & qui n’ignoroit pas
qu’un lien indissoluble unissoit les cœurs d’Abdallah
& de sa fille, se servit de toute
son éloquence pour détourner le Caliphe de ce dessein.
Que le Prophete, dit-il, éloigne un pareil desir de
l’ame du Roi, & que le sang des Caliphes ne soit
jamais souillé en se mêlant avec un sang si vil. . . .
Ces discours sont superflus, lui repliqua le Roi,
impatient de posseder une si charmante Epouze, ma
volonté te doit suffire ; que dans ce moment Balsora
soit amenée devant mon Throne, & toi demeure, pour
la disposer à recevoir comme il faut la gloire que je
lui prepare. Peu de tems après Balzora parut devant le
redoutable Alnareschin, sans deviner le dessein de ce
Monarque ; elle étoit trop modeste, pour se mettre dans
l’esprit que sa beauté eut fait des impressions si
promtes & si fortes sur l’Esprit du Roi. Elle parut
aux yeux du Caliphe plus brillante que les Houris du
Paradis ; mais à peine eut-elle entendu les intentions
du Roi, qu’elle s’evanouït & qu’elle tomba à ses
pieds comme morte ; Helim incapable de retenir ses
plœurs employa tout son art pour la rappeller à la vie,
& il fut assez heureux pour y reüssir ; Il
répresenta à son maitre qu’aparemment l’ame de Balzora
n’avoit pas pu s’ouvrir tout d’un coup
à tant de gloire, & qu’il étoit necessaire qu’il la
ramenât chez lui, pour la preparer par degrez a une
destinée si peu attendue. Le Roi goûta cet expedient,
& l’on porta chez elle la malheureuse Balsora, dont
la douleur, en revoyant son cher & tendre Abdallah,
augmenta tellement qu’elle tomba dans une fievre chaude.
Le Roi fut convaincu du triste état, où elle étoit par
plusieurs courtisans qui en avoient été les temoins
oculaires, & il en sentit toute l’affliction, dont
une ame comme la sienne pouvoit être susceptible. Pour
Helim, il étoit dans un embarras inexprimable ; La
pitié, que lui inspiroit une fille si digne de toute sa
tendresse, lui fit trouver à la fin un expedient pour la
garantir du plus grand des malheurs ; après avoir remis
le calme dans son sang & dans son ame par ses
remedes & par ses discours, il l’instruisit de son
dessein, & il lui fit prendre une potion, qui devoit
l’endormir pour plusieurs heures, & lui donner tout
l’exterieur d’une personne expirée. Il alla ensuite
annoncer au Caliphe la mort de la future Reine, avec
tout l’air d’un Pere mortellement affligé
du trépas d’un Enfant unique, & son artifice eût
tout le succès, qu’il pouvoit en esperer ; Ce Prince,
qui n’étoit pas accoûtumé à se livrer trop à des
sentimens d’humanité, se consola bien-tôt de cette
perte ; cepandant l’amour qu’il avoit pour sa réputation
lui fit dire au Chef de ses Medecins, que puisque tout
l’empire savoit les desseins qu’il avoit eus pour
Balsora, son intention étoit qu’elle fût honorée comme
Sultane, & que son cadavre fut porté, dans le Palais
noir, auprès des autres Reines décédées. Abdallah, que
le bruit public avoit instruit des intentions de son
Pere, n’en étoit pas moins affligé, que l’objet de son
tendre amour. On trouve dans l’Histoire de Helim, toutes
les particularitez de la douleur de ce jeune Prince, qui
tomba dans une maladie, que Hélim fit croire au Roi
desesperée, & invincible par les remedes les plus
efficaces. Je me contenterai de dire ici, que quelques
jours après la mort feinte de sa fille, Helim donna au
Prince amoureux une liqueur semblable à celle, qui avoit
plongé Balsora dans un sommeil long & profond. C’est une coûtume parmi les Persans de
porter sans ceremonie dans le Palais noir les personnes
de la famille Royale, peu de jours après leur mort. Ce
Palais est le Sepulcre general de tous ceux qui
descendent des Caliphes, où qui leur sont unis par des
alliances. Le chef des Medecins est toûjours Gouverneur
du Palais noir, & sa fonction n’est pas seulement
d’avoir soin de la Famille sainte pendant la vie, mais
encore d’en embaumer les cadavres, pour les conserver
après la mort. On donna à ce batiment le titre de noir,
par ce qu’il est fait entierement de marbre de cette
couleur le plus fin & le mieux poli, qu’il soit
possible de voir ; cinq mille lampes éternelles, y
répandent une vive lumiere, & il y a cent Portes
d’Ebêne, dont chacune est gardée, jour & nuit par
cent Esclaves noirs, qui empêchent tout le monde d’y
entrer, excepté le chef des Medecins. Helim après avoir
fait conduire sa fille dans cet Edifice magnifiquement
lugubre, l’ayant retirée de son sommeil artificiel, eut
soin quelques jours après, de porter dans le même
endroit l’Amoureux Abdallah, qui avoit pris de la main
de Helim le même soporifere sans savoir
quelle en étoit la nature ; il n’est pas possible de
peindre de couleurs assez vives la surprise & les
transports de joye dans lesquels il fut en s’éveillant.
Il se crut d’abord dans le sejour des bienheureux
Croyants, & il s’imagina que l’esprit de sa Chere
Balsora, morte peu de jours avant lui, venoit a sa
rencontre, pour le feliciter de son heureuse arrivée
dans le Paradis. Elle ne le laissa pas long-tems dans
cette illusion ; elle lui dit dans quel lieu il se
trouvoit avec elle ; mais son erreur dissipée ne diminua
pas sa joye ; ce sejour de la mort & de l’horreur
lui parut, dans la compagnie de son aimable Balsora,
plus delicieux, que les jardins toûjours verts où
Mahomet reçoit les Fidelles. Le Chef des Medecins, qu’on
supposoit occupé à embaumer ces deux corps entroit
souvent dans de Palais noir, pour voir ce couple d’Amans
parfaits. Tout son embarras étoit comment il les
tireroit de ce palais, dont les portes, comme j’ai dit,
étoient gardées avec tant de précaution ; Cette
difficulté meloit aussi de l’amertume au bonheur des
Amans enterrez. A la fin l’ingenieux Helim s’avisa, que
la pleine Lune du mois Tizpa étoit prochaine ; C’est une
tradition reçûë parmi les Persans, que
les ames de ceux de la famille Royale, qui sont morts
fidelles & vertueux, sortent, à la premiere pleine
Lune du mois, qui suit leur trepas, par la porte
orientale du palais noir, pour prendre leur essor vers
le sejour des Bienheureux ; c’est pour cette raison que
cette porte est appelée la Porte du Paradis. Helim
trouva bon de se servir de cette superstition du
peuple ; lors que la nuit favorable à ses desseins fut
venuë, il habille chacun des deux Amants d’une Robbe
fine & legere de couleur d’azur il y ajouta un Voile
voltigeant du plus fin lin qui trainoit à terre derriere
eux ; il mit sur la tête d’Abdallah une couronne de
Myrthe, & sur celle de Balsora une guirlande de
fleurs, & il arrosa leurs habits des parfums les
plus précieux de l’Arabie ; à peine la Lune
brilla-t-elle avec tout son éclat, qu’il ouvrit
secretement la Porte du Paradis, & qu’il la ferma de
la même maniere, dès que les Amans y furent passez. Les
Esclaves noirs, qui étoient postez à quelque distance de
cette porte, voyant une apparition si brillante, qui
étoit encore relevée par la lumiere de la
Lune, & charmez des odeurs qui se répandoient des
habits de ce beau couple, crurent d’abord fermement, que
c’étoient les ames des deux personnes décédées depuis
peu. Frappez de cette idée ces Esclaves se prosternerent
la face contre terre à l’aproche de ces prétendus
Bienheureux, & les laisserent passer sans oser plus
jetter sur eux des regards profanes. Le lendemain ils
remplirent toute la ville du bruit, de ce quils avoient
vû, mais les grands de la Cour, & le Caliphe
lui-même consideroient leurs discours comme le
compliment ordinaire, dont on étoit accoûtumé d’honorer
les personnes de la Famille Royale. Helim avoit placé
deux de ses Mules environ à un quart de lieuë du Palais
noir, où il devoit joindre lui-même ses chers Enfans.
C’est-là qu’il les trouva ravis de l’heureuse reussite
de sa ruse innocente, & il les conduisit à une
Maison qu’il avoit sur le Mont Khacan. L’air étoit
tellement sain dans ce séjour, que Helim y avoit
autrefois conduit le Caliphe lui-même pour le retablir
d’une longue & dangereuse maladie. Ce Prince étant
revenu dans sa Capitale en pleine santé avoit fait
present à son Medecin de toute cette
Montagne, où il y avoit une belle Maison, & de très
agréables Jardins. C’est dans cette douce retraite, que
vécurent Abdallah, & Balsora, sans être jamais
accessibles à l’ennui ; ils en étoient garantis par ces
tresors de Sciences, qu’ils avoient également ramassez,
& par une passion toûjours vive, qui les rendoit
toûjours nouveaux l’un à l’autre. D’ailleurs Abdallah
savoit varier ses occupations, & s’accommodant à la
situation de sa demeure il se fit un plaisir de cultiver
l’Art de l’Agriculture & du Jardinage où il fit de
si heureux progrès, que pendant un petit nombre d’années
il convertit toute la Montagne en Jardin ; bien-tôt on
la vit couverte d’un bout à l’autre de Bois, de Bosquets
& de Parterres. Helim étoit trop tendre Pere, pour
ne pas fournir abondamment aux besoins de cet estimable
Couple, & pour ne lui pas prodiguer tout ce qui
pouvoit lui rendre cette solitude delicieuse. Environ
dix ans après le trépas feint de ces Amans, Alnareschin
fut saisi par l’Ange de la Mort, & on plaça sur son
Trône son Fils Ibrahim, qui après le décès de son Frere,
avoit été rappellé à la Cour comme l’Heritier de
l’Empire. Quoique pendant un tems considerable il eut paru mortellement affligé de la
perte de son Frere, Helim n’avoit pas osé lui confier un
secret, dont la découverte pouvoit avoir des
conséquences fatales, si elle parvenoit aux oreilles du
Caliphe ; mais Ibrahim ne fut pas plûtôt monté sur le
Trône, que Helim chercha l’occasion favorable, de lui
faire un aveu, qui ne pouvoit que charmer un Prince d’un
si excellent naturel. Il fut long-tems sans pouvoir
trouver cet heureux moment, mais il le vit naître lors
qu’il s’y attendoit le moins. Le jeune Roi s’étant
séparé de ses Courtisans, dans l’ardeur de la Chasse, se
trouva au pied de la Montagne de Khacan accablé de
chaleur & de soif. Il vit une Maison & un chemin
aisé qui pouvoit l’y conduire, & il ne balança point
à y entrer ; bien-tôt il fut auprès du Château, & il
y demanda quelques rafraîchissemens. Justement Helim y
étoit ce jour-là ; il mit devant le Roi son Eleve les
fruits & les Vins les plus exquis, & le voyant
ravi d’un régal qui venoit si à propos, il lui dit qu’il
avoit quelque chose d’infiniment meilleur encore à lui
offrir ; là-dessus il lui développa tout le mystere, que
depuis long-tems il souhaitoit si fort de lui faire connoître ; un recit si extraordinaire
excita dans l’ame du jeune Roi la surprise la plus
grande & les transports de joye les plus vifs : Dans
ce trouble agréable il voit entrer son Frere, qui
conduisoit Balsora par la main ; il se leve brusquement
du Sofa, sur lequel il étoit assis, & en s’écriant :
C’est lui, c’est mon Abdallah ! il court à lui,
l’embrasse étroitement & l’arrose de ses larmes.
Tous ceux qui étoient presens à cette Scene touchante la
contemploient dans un silence profond accompagné de ces
pleurs, que répandent par les yeux les cœurs inondez de
la joye. Le Roi, après avoir reproché à Helim, d’une
maniere obligeante, la cruauté de lui cacher si
long-tems un Frere de tant de merite, embrassa Balsora,
& lui dit qu’à present elle alloit remplir sa
destinée, & devenir Reine effectivement, puis qu’il
alloit établir Abdallah Roi de toutes les Nations
conquises au delà du Tygre ; Mais quel ne fut pas son
étonnement ? quand il vit dans les yeux & dans tout
l’air de ces Amans incomparables, que bien loin d’être
transportez d’une offre si généreuse, ils préféroient
leur retraite à la possession de la Souveraineté. Ils
ajoûterent à ce langage muet les priéres
les plus fortes, & le Rois changeant d’intention
leur fit present de tout le terrain qu’on pouvoit
découvrir du sommet du Mont Khacan. Dès qu’Abdallah s’en
vit possesseur, il étendit son industrie avec ses
Terres, & il embellit toute cette vaste Campagne, de
Grottes, de Fontaines, d’Allées, & de Berceaux ; en
un mot, il en fit l’endroit le plus delicieux de tout
l’Empire, & jusques dans nos jours on l’appelle le
Jardin de la Perse. Le Caliphe Ibrahim après un Régne
long & fortuné mourut sans Enfans, & eut pour
Successeur Abdallah, Fils d’Abdallah, & de Balsora.
C’est ce Roi qui plaça le Siége de l’Empire sur le Mont
Khacan où nous voyons encore un Palais, qui est le
sejour favori de nos Monarques.