Le Spectateur français, ou Journal des moeurs: No 4.
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Livello 1
Discours.
Livello 2
Metatestualità
Le hasard a fait tomber dans mes
mains, un Mémoire présenté à un grand Ministre ; comme il
contient un projet utile aux Arts, & que d’ailleurs il
est une preuve que la multiplicité des productions mauvaises
ou frivoles, nuit au succès & à l’exécution des Ouvrages
les plus estimables, de même que les mauvaises herbes &
l’ivraie étouffent le bon grain, j’ai cru faire plaisir à
mes Lecteurs de leur faire connoître ce morceau.
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
Monseigneur, « J’ai pris la
liberté de mettre sous vos yeux le Prospectus d’un
Journal, ou plutôt d’un Catalogue périodique des
productions des Peintres & Sculpteurs anciens &
modernes, sous le titre de Journal des Arts ; j’ai
sollicité vos bontés pour en obtenir le Privilége ; mais
la quantité de Journaux Littéraires qui, depuis deux
ans, se sont multipliés à l’infini, a fait craindre à
votre sagesse qu’un plus grand nombre ne devînt enfin
préjudiciable aux Lettres ; & elle s’est déterminée
à ne plus accorder de Privilége pour aucune espèce de
Journal. L’Ouvrage que je propose,
Monseigneur, n’a rien de relatif à la Littérature &
aux Sciences ; il n’y est absolument question que de
tableaux, de morceaux de sculpture, & autres objets
semblables. Mon projet n’est que d’indiquer aux
Amateurs, aux Voyageurs, aux Curieux, en quels lieux ils
pourront trouver ces ouvrages, dans quels Cabinets, dans
quelles Églises, à quels propriétaires ils ont passé,
les différens prix auxquels ils ont été successivement
vendus, les divers accidens qu’ils ont éprouvés, les
réparations qu’on y a faites ou dont ils ont besoin ; de
suivre surtout les chef-d’œuvres dans
leurs mutations, translations, changemens des lieux de
leur exposition, même chez l’Étranger, jusques à leur
ruine totale, soit par incendie, soit par quelqu’autre
événement ; de les annoncer aux Amateurs, lorsqu’ils
seront en vente, ou exposés à la curiosité publique ;
enfin de ne jamais perdre de vue des morceaux chers aux
Artistes & précieux à la Nation. Il n’existe aucun
Ouvrage qui ressemble à ce projet entièrement neuf.
L’Almanach des Arts, qu’on a imprimé cette année avec
privilége, & qui ne remplit point son titre, n’a
aucun rapport avec mon plan ; c’est une nomenclature
sèche des Artistes vivans, & de
quelques-unes de leurs productions, faite avec si peu de
connoissance de l’Art, qu’elle les a presque tous
mécontentés. D’ailleurs, est-ce avec des Almanachs qu’on
instruit des amateurs ? Quels secours peuvent y trouver
les curieux, à qui il faut des éclaircissemens
détaillés, qui ne peuvent être que le résultat de soins
multipliés, de recherches pénibles, & de longues
méditations ? Il y a une si grande disproportion entre
les productions du génie, que je me propose de faire
connoître, & l’idée mesquine d’un Almanach, qu’il
est bien étonnant qu’un homme de bon sens l’ait conçue, & plus étonnant encore qu’il ait
osé la publier. Certainement un tel homme n’a aucune
notion de l’étendue & de la sublimité des Arts. Mon
projet, non-seulement ne ressemble à aucun des Journaux,
Feuilles & Almanachs, qui ont inondé le Public ces
années dernières ; mais encore il est antérieur à la
création de ceux qui n’ont survécu que de peu de jours à
leur première aurore, & de ceux qui se soutiennent
encore dans leur langueur originelle. Il y a quatre ans
que des personnes éclairées, vouloient m’engager de
publier mon Ouvrage, & d’en demander le Privilége, qui, dans ce tems, n’eût souffert
aucune difficulté ; mais je fus retenu par la crainte de
n’avoir pas devant moi une assez grande quantité de
matière, pour pouvoir alimenter, sans interruption, la
curiosité publique. Il me restoit quelques voyages à
faire pour me procurer des éclaircissemens sur
quelques-uns des matériaux que j’avois, ne voulant m’en
rapporter qu’à moi seul, pour les descriptions &
pour les notices des tableaux & sculptures, ayant
souvent éprouvé que la plûpart de celles qu’on trouve
dans les livres faits pour les indiquer, sont
infidelles, & plus propres à égarer qu’à éclairer
le Lecteur. Par le refus du Privilége
que je prends la liberté de vous demander, Monseigneur,
vous me puniriez d’avoir voulu donner plus de perfection
à un Ouvrage utile, & d’en avoir retardé la
publication pour le mûrir encore ; je perdrois le fruit
de dix ans de travaux, de voyages & de recherches ;
les Amateurs & les Curieux seroient privés d’un
établissement qu’ils desirent, & d’un grand nombre
de notes intéressantes que j’ai rassemblées, & de
celles que je me dispose, & que mon Ouvrage me
mettroit à portée de recueillir encore. Les Journaux des
Sciences & de Littérature n’ont à
craindre aucune concurrence de la part du mien, qui n’a
rien de littéraire. Des descriptions de tableaux
n’exigent que beaucoup d’exactitude & de simplicité,
sans aucune prétention à l’esprit : toute critique,
toute analyse, tout jugement en matière de littérature
me sont étrangers, & je n’y prétends rien. Je ne
suis ni assez dépourvu de talent pour n’être que
Journaliste, ni assez habile pour composer des Ouvrages
d’esprit. Si vous craignez, Monseigneur, que le titre de
Journal ne le fasse rentrer dans la classe des Ouvrages
de ce genre, quoiqu’il n’y ait pas plus de rapport entre
mon Plan & les Journaux littéraires,
qu’il n’y en a entre ceux-ci & les journaux des
Écrivains de vaisseaux ; je consens néanmoins de
renoncer à mon titre, & de prendre celui de
Catalogue général, périodique & raisonné des
productions des Arts. Si Monseigneur veut me prescrire
un autre titre, je le prendrai avec d’autant plus de
plaisir, qu’il distinguera davantage mon projet, des
Journaux littéraires, avec lesquels j’ai le plus grand
intérêt que mon Ouvrage ne soit point confondu. »
Metatestualità
Je ne prévois point quelle sera la
décision du Ministre, & je sens qu’à sa place je
pencherois autant à accorder qu’à refuser.
C’est à sa prudence à délibérer si la loi qu’il s’est
imposée de mettre un frein à cette manie, qui avoit saisi
une foule d’Écrivains, de s’ériger en juges des talens &
du génie, & si la nécessité de borner le nombre des
Feuilles périodiques, sont plus avantageuses aux Lettres,
que l’exception qu’il feroit à la loi en faveur de l’Auteur
de ce Mémoire, ne seroit utile aux Arts & aux Amateurs.
Réflexions
Sur le jeu.
C’étoit une grande folie à l’Auteur de Beverley, d’imaginer que
son Drame, en mettant sous les yeux des Joueurs François un
tableau bien noir, bien lugubre, de la passion qui les possède,
viendroit à bout de les corriger plus efficacement que Regnard
ne l’avoit fait, en tournant le Joueur en ridicule. Livello 3
Je me souviens que quelques jours
avant la représentation de cette pièce, quelques amis de
l’Auteur, qui sont aussi les miens, faisoient le procès à
Regnard, de n’avoir attaqué une passion
aussi violente, qu’avec les armes du ridicule. Aux grands
maux, disoient-ils, les grands remèdes. Un Joueur de
profession s’embarrasse-t-il qu’on le plaisante ?
L’épigramme, le ridicule glissent sur lui. Il faut
l’effrayer par les suites mêmes de ses excès ; il faut lui
faire sentir que sa fureur peut le porter à commettre tous
les crimes ; qu’il est comme impossible à un Joueur de ne
pas devenir un malhonnête homme ; qu’il est le fléau de sa
femme, de ses enfans, l’opprobre de sa famille, la honte de
ses amis ; que lorsqu’il est sans ressource, il est sans
pudeur, & que dans cet état il ne peut répondre de
rien ; qu’il y a plus à parier qu’un Joueur
mourra sur l’échafaud, ou tout au moins dans une prison, que
dans son lit. Voilà les tableaux qu’il faut offrir au
Joueur, & les précipices qu’il faut lui montrer.
L’intention est bien philosophique, leur disois-je, c’est
dommage qu’elle ne puisse produire aucun effet, si ce n’est,
tout au plus, sur quelques jeunes gens, qui ne connoissent
pas encore la passion du jeu, ou qui n’y sont pas engagés
bien avant ; & vous conviendrez que pour ceux-là, le
ridicule seroit encore plus efficace ; car au mal moral,
comme au mal physique, les remèdes doux sont ceux qui
conviennent le mieux, dans les avant-coureurs
ou dans le commencement de la maladie. A qui donc, &
dans quelles circonstances voulez-vous offrir vos sombres
tableaux ? Si c’est au Joueur, lorsqu’il est déterminé à
tenter les hasards, vous n’y gagnerez rien ; car comme il
n’est excité que par l’espoir du gain, & qu’il ne voit
devant lui qu’un bonheur assuré, vous ne lui persuaderez
jamais que les maux causés par le jeu, que les infortunes
dont vous lui parlez, puissent le regarder. Si la crainte de
perdre, l’unique chose qui pourroit le détourner du jeu, ne
fait sur lui que des impressions légères, & toujours
effacées par l’espérance, comment toute autre crainte auroit-elle quelque pouvoir sur lui ? La crainte
de ne pas réussir dans ses projets, tourmente plus le voleur
que la vue du gibet ne l’effraye ; il le voit dans un si
grand éloignement, qu’à peine il l’apperçoit. Les environs
de Monfaucon ne sont pas les quartiers de Paris le moins
fréquentés des voleurs. La crainte ne se fait ressentir au
Joueur que dans le moment du combat, lorsqu’il est dans
l’attente du sort qui va se décider ; & cependant si
dans ce moment intéressant, lorsqu’il y a une égale
probabilité pour la perte ou pour le gain, vous lui
proposiez de renoncer au coup du sort, sa crainte
disparoîtroit, & il ne se livreroit qu’à l’espérance.
Mais c’est lorsque le hasard s’est déclaré
contre lui, qu’il déteste & qu’il maudit sa passion.
Alors les reproches qu’il se fait sont plus sanglans que
tous ceux que vous pourriez lui faire alors il se fait des
tableaux plus terribles qu’aucun de ceux que vous pourriez
lui offrir : alors seulement il se ressouvient de sa femme,
de ses enfans, qu’il réduit à la misère, des exhortations de
ses amis, des menaces d’un père irrité, des angoisses d’une
mère alarmée, & sur-tout des importunités de ses
créanciers. Mais s’il lui survient quelque ressource, ces
idées funèbres se dissipent, la sérénité renaît avec
l’espoir du gain, & sur-tout avec un desir
d’autant plus violent, que les ressources sont plus rares. A
quelle époque mettrez-vous donc le tableau de Beverley sous
les yeux du Joueur ? Sera-ce lorsqu’il est entièrement
ruiné, lorsqu’il ne lui reste plus aucun moyen de tenter la
fortune, lorsqu’en proie à la misère & à ses créanciers,
il maudit le sein où il a été conçu ? Ce seroit augmenter
son supplice en pure perte. Puisque la raison, ni les
menaces, ni la crainte ne peuvent rien contre le Joueur
rassuré par l’espoir, il ne reste d’autre moyen que de
ridiculiser la profession même de Joueur, ses espérances
chimériques, sa démence. Si vous pouvez le faire appercevoir
de la bassesse, de la honte de sa passion, si
vous le rendez ridicule aux yeux des honnêtes gens, s’il
voit qu’il en est regardé avec mépris, qu’il est en bute à
l’ironie, aux persifflages de la bonne compagnie, enfin si
vous pouvez le faire rougir de lui-même, vous ferez plus
qu’en affligeant son cœur sur le sort d’un malheureux,
auquel il se flatte qu’il ne ressemblera jamais. Toutes les
passions ont leurs jouissances ; celle du Joueur n’est que
dans l’espérance ; car la jouissance du Joueur que la
fortune favorise, n’est que l’espoir de nouvelles faveurs ;
de là vient qu’il est peu sensible au gain. Il semble que la
passion du jeu ne laisse de sensibilité que
pour la perte. Cette passion a de singuliers caractères.
L’avare, qui ne peut se déguiser ses penchans, se cache,
opère dans les ténèbres, craint que ses usures ne deviennent
publiques ; mais il dépose toute honte, lorsque sous le
titre de Joueur, il peut se livrer à toute la fureur de sa
cupidité. Ainsi le Joueur a le privilége de pouvoir se
livrer sans honte, & publiquement, à tout ce que
l’avarice a de plus bas. Plus l’avare acquiert de richesses,
& plus son avarice augmente : peut-être des pertes
excessives & continuelles corrigeroient-elles l’avare,
le dégoûteroient ; la passion du jeu s’accroît
également par ses pertes & par ses succès. Le moyen le
plus efficace de corriger le Joueur, ce n’est ni la honte,
ni les menaces, ni les représentations, c’est de ne lui
laisser aucun moyen de jouer.
Livello 4
Racconto generale
Il y a quelques années
qu’un homme très-riche, revêtu d’une des premières
charges de sa Province, mais dominé par la fureur du
jeu, perdit dans une séance, qui dura trois jours
& trois nuits, tout ce qu’il avoit au monde ;
Charge, terres, argent, hôtel, meubles, contrats, il
ne sauva rien. Un Anglois lui avoit gravement tout
gagné. Le perdant désolé, la larme à l’œil, & le
désespoir dans l’ame, s’en alla
tristement annoncer à son épouse (heureusement il
avoit oublié de la mettre au jeu), qu’il falloit
chercher gîte ailleurs, & quitter sa maison, qui
ne lui appartenoit plus. Comme il ne savoit que
devenir, il engagea sa femme d’aller chez l’Anglois,
lui demander la grâce de leur permettre d’occuper
encore huit jours leur ancienne demeure, pour leur
donner le temps de chercher un asyle chez quelqu’un
de leurs parens. L’Anglois s’attendoit à cette
démarche ; l’infortunée se fait annoncer : il vole
au-devant d’elle. Essuyez vos pleurs, Madame, lui
dit-il ; votre mari est un honnête homme, c’est bien
dommage qu’il soit fou. Je ne veux,
ni ne dois profiter de sa folie ; mais comme tout
autre que moi pourroit en abuser, daignez me suivre.
Il la conduisit dans son cabinet, où un Notaire
achevoit de dresser une donation en faveur de la
femme, de tout ce qu’il avoit gagné au mari ; il lui
rendit tout, & mit dans l’acte la clause
prohibitive & conditionnelle, que jamais son
mari ne pourroit exiger que l’argent qu’elle
voudroit bien lui donner, & qui fut fixé à une
somme très-modique par mois ; que s’il arrivoit à ce
furieux de joueur un écu, elle ne seroit plus tenue
de lui rien donner. Il lui fit signer l’acte, &
l’accompagna pour l’installer dans
sa maison. Elle se hâta de faire part à son époux de
la générosité de l’Anglois, il en fut pénétré ;
& pour s’ôter à l’avenir toute occasion de
jouer, il confirma la donation, & déclara que
n’ayant plus rien, il renonçoit au jeu pour
toujours. Il fit imprimer la donation, la distribua
dans toute la Ville, afin que s’il étoit assez
malheureux pour s’oublier jusqu’à jouer sur sa
parole, personne ne fût assez fou pour jouer avec
lui.
Extrait
De la Gazette de Paris, article : Grande Allée du Palais Royal, du 1 Avril 1771.
Livello 3
Une société d’Amateurs ayant
formé, dans le mois de Janvier dernier, le projet d’une
Histoire du Costume François du dix-huitième siècle, s’étoit
proposé de créer, à perpétuité, une place de Dessinateur
général des Modes nouvelles, à commencer à l’époque de
l’heureuse invention de la frisure à la Grecque. A peine ce
projet fut-il rendu public, que les Artistes se présentèrent
en foule. La Société, soit pour se mettre à
couvert de l’importunité des sollicitations, soit pour
s’assurer que cette place, dont les appointemens devoient
être fixés à deux mille écus, ne seroit donnée qu’au mérite,
déclara qu’elle seroit mise au concours : Elle publia un
Programme, dans lequel on avertissoit les concurrens,
qu’elle se décideroit en faveur de l’Artiste qui auroit le
mieux saisi les modes qui écloroient depuis le premier
jusqu’au quinze Mars, avec toutes leurs variations ; la
Société déclaroit qu’elle excluroit du concours, toute
collection incomplette, c’est-à-dire, dans laquelle l’Auteur
auroit oublié quelque mode principale. Elle
dispensoit les concurrens de marquer la durée de chaque
mode, & se réservoit ce soin : elle fixoit au 16 mars la
remise des collections des dessins. La Société s’attendoit à
un grand nombre de pièces ; mais il ne lui en a été présenté
que trois ; & à l’examen, il ne s’en est trouvé aucune
qui ait rempli ses vues. Sur cinq cents cinquante-neuf modes
ou variations, bien certifiées dans une assemblée mandée à
cet effet, de Coëffeurs, Coëffeuses, Marchands de faux
cheveux, Perruquiers, Faiseuses de Modes, Parfumeurs,
Rubaniers, Gaziers, Teinturiers, Couturières, Tailleurs,
Cordonniers, Bijoutiers, Marchands de
Breloques, &c. la collection la moins incomplette des
trois, ne contenoit que trois cents modes ; encore a-t-il
été décidé que la rapidité du faire nuisoit à la correction
du dessin. Néanmoins on a accordé un prix à chacun des
concurrens. Mais la Société des Amateurs a délibéré,
qu’attendu les changemens continuels & rapides des
modes, tant dans la coëffure, que dans toutes les autres
parties de l’habillement des hommes & des femmes, depuis
la sommité des plumes jusqu’à l’extrémité de la pantoufle,
depuis le talon jusqu’au toupet, un seul Artiste ne pouvant
suffire à saisir ces variations, la place de Dessinateur
général des Modes demeureroit vacante, &
que la Société s’occuperoit incessamment à rassembler des
fonds suffisans, qu’elle ajouteroit à ceux qu’elle a déjà,
pour créer six places de Dessinateurs Costumiers, à raison
de cent louis d’appointements pour chacun. En conséquence,
la société a ouvert une souscription pour les Dames. On ne
recevra pas moins de deux louis ; mais on les laisse les
maîtresses de porter leur souscription aussi loin qu’elles
voudront. On promet de dessiner, sous les coëffures les plus
élégantes, les portraits ressemblans de celles dont la
généreuse magnificence se sera le plus distinguée. La
souscription pour les hommes ne sera que d’un
louis, attendu que les modes chez eux sont sujettes à moins
de variations ; mais on ne met point de bornes à leur
bienfaisance, & l’on promet aux trois plus magnifiques
les mêmes avantages qu’aux Dames. La souscription ne sera
ouverte que jusqu’au mois d’Octobre prochain : on
distribuera le samedi de chaque semaine la liste des
Souscripteurs ; & la liste générale sera gravée, avec
les portraits à la tête du tome premier de l’Histoire du
Costume, à laquelle la Société se propose de faire
travailler incessamment.
Discours.
Il me semble vous avoir raconté, mon cher Lecteur, l’histoire de certain usurier expirant, que son Confesseur exhortoit à restituer l’immense produit de ses usures : « Eh ! mon Père, lui répondit le vieux avare, il n’y a que ceux qui retiennent injustement le bien d’autrui, des malhonnêtes gens, des voleurs, qui soient obligés à la restitution. Grâce au ciel je n’ai rien de commun avec de telles gens. Ce que j’ai reçu de ceux à qui j’ai prêté, ils me l’ont donné volontairement ; je ne les ai ni menacés, ni forcés ; ils sont venus à moi ; rien n’est mieux acquis que ce qu’on nous donne. Allez, allez, mon Père, j’ai vécu tranquille sur cet article, & je meurs de même. » Vous riez, mon cher Lecteur, de la sécurité de cet homme, & vous auriez bien de la peine à croire qu’il fût de bonne foi.Livello 3
Eteroritratto
Après ce que je viens de voir
de ce vertueux Timon, qui s’est fait une si grande
réputation de probité, par l’austérité de ses mœurs,
& par ses déclamations enflammées contre
l’injustice, je ne sais trop que penser de mon usurier.
L’intérêt & l’amour-propre font voir les choses
d’une si étrange manière, qu’il m’arrive souvent de me
méfier des actions qui me paroissent les
plus pures ; & je ne compterois pas plus sur moi que
sur un autre. Vous savez que ce sage Timon, assez riche
pour pouvoir se passer de nouveaux bienfaits, vient
pourtant d’en obtenir un auquel il ne s’attendoit point.
Je le rencontrai hier, je le félicitai ; il me remercia
d’un air assez froid : j’en fus piqué. Je lui parlai de
Cléanthe. Il faut vous dire que ce Cléanthe, pauvre
& ne courant après aucune espèce de célébrité,
honnête, & peu soucieux de le paroître plus qu’il ne
l’est, avoit de justes prétentions sur le bienfait que
Timon a recueilli.
Dialogo
Il est
vrai, me dit Timon, d’un air assez indifférent, que
ce pauvre Cléanthe n’a jamais été
heureux. Eh ! non vraiment, repris-je ; il a
travaillé pendant quinze ans à défricher des terres
ingrates ; il a réussi à les faire fructifier, &
quand il les a mises en valeur, qu’on peut assigner
sur leur produit des récompenses pour le
cultivateur, & des bienfaits pour d’honnêtes
citoyens ; lorsqu’il attend tout de son bon droit,
& qu’il se félicite de n’avoir pas besoin de
recourir à d’autre protecteur qu’à son titre, on lui
fait sa part si petite, qu’il auroit peut-être moins
à se plaindre, si on l’eût oublié. Qu’en
pensez-vous, Timon, croyez-vous que les murmures de
Cléanthe soient si condamnables ? = J’en conviens,
mais que voulez-vous ? Il n’y a
qu’heur & malheur dans ce monde. = Il me semble,
entre nous, que votre heur est un peu aux dépens de
celui de Cléanthe ; car enfin vous ne pouvez pas
dissimuler que vous n’avez en rien contribué aux
défrichemens, que vous n’avez jamais partagé les
soins & les peines que Cléanthe s’est donnés ;
& cependant vous lui en ravissez le fruit ! =
Qui ? moi ! ravir à quelqu’un le fruit de ses
travaux ! vous ne me connoissez pas sans doute.
J’ignorois sur quoi le bien qui m’est venu chercher
étoit assigné. = Mais quand vous l’avez appris ? =
J’avois accepté, que vouliez-vous que je fisse,
& qu’auriez-vous fait à ma place ?
= Moi, j’aurois volé chez mon Protecteur ; je lui
aurois dit que son amitié pour moi, lui avoit fait
commettre, sans qu’il s’en doutât, une injustice
envers Cléanthe : je l’aurois tant importuné, que je
l’aurois engagé à me décharger du poids de son
bienfait. = Fort bien : vous croyez donc qu’on
dispose ainsi de ses protecteurs ? Au surplus ce
n’est pas moi qui ai fait la part de Cléanthe ; ce
n’est pas moi qui ai sollicité la mienne. Je ne
disconviens pas que cette petite augmentation de
revenu ne me fasse beaucoup de plaisir ; je suis
fâché qu’elle soit sur cet objet plutôt que sur tout
autre ; mais après tout, c’est la faute des circonstances, & non pas la mienne. Si
l’on ne m’eût point donné, ou que j’eusse refusé ce
bienfait, un autre l’auroit accepté, & Cléanthe
n’en seroit pas mieux ; il ne peut donc pas trouver
mauvais que j’en profite ; l’équité la plus sévère
ne sauroit m’en faire un crime ; & plus
j’examine, moins je trouve que j’aie rien à me
reprocher. = Je vois du moins que vous ne vous
reprochez rien. Adieu, Timon. J’étois un grand sot
de plaindre Cléanthe.
Discours.
Metatestualità
Tout ce qui a quelque rapport
avec les mœurs Grecques & Romaines, me flate &
m’élève l’ame. Je ne sais pourquoi j’applaudis de meilleur
cœur à ma nation, lorsqu’elle adopte quelque bon usage de
l’antiquité.
Lettre et Projet
d’un nouveau Journal.
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
Il vient de me tomber entre
les mains, Monsieur le Spectateur, une Feuille nouvelle,
dont l’Auteur a jugé à propos de prendre votre nom. J’ai
été trompé par le titre de Nouveau Spectateur, que porte
la Brochure ; mais enfin j’ai vu que c’étoit un Journal
des Spectacles de Paris, qui n’est point nouveau, mais
dont on essaye encore de ranimer les cendres. Depuis
quelques années, la création & la chûte des Journaux
Littéraires François se succèdent avec
une telle rapidité, que les mauvais succès, qui, dans
tout autre genre, sont si décourageans, semblent être
précisément ce qui fait éclore entreprise sur
entreprise. Sur la mer turbulente de la critique, des
débris d’un vaisseau naufragé, se forment tous les jours
des escadres nombreuses, destinées à périr presqu’en
quittant le rivage. S’il étoit permis de comparer le
prophane avec le sacré, j’appliquerois aux Journalistes,
ce qu’un Père de l’Eglise disoit en parlant des
persécutions, que le sang des Martyrs *2étoit
une semence féconde de Chrétiens. Ces
ruines si fréquentes, & ces réproductions
continuelles, n’auroient pas lieu, si les Journalistes
connoissoient mieux les devoirs qu’ils s’imposent. Il y
a d’ailleurs un grand obstacle amené par le temps, qui
s’oppose au succès des Journaux. Depuis Sallo jusqu’à
nos jours, c’est toujours la même marche ; des extraits
& des critiques, voilà tout ; car je compte pour
rien le fiel que certains Journalistes répandent depuis
quelque temps dans leurs Feuilles. Les Lecteurs
s’ennuyent à la fin de cette uniformité. Voici,
Monsieur, une nouvelle carrière que je vais ouvrir. Un
Journal qui n’est que Littéraire, ennuye ;
un Journal purement morale exciteroit la curiosité d’un
trop petit nombre de Lecteurs ; je veux, ce qu’aucun
Journaliste n’a encore tenté, faire marcher de front la
Littérature & la Morale. Dans le Journal que je me
propose, je ne parlerai jamais d’un Ouvrage, que je
n’aie fait connoître à mon Lecteur, les mœurs, le
caractère & les habitudes de l’Auteur, afin qu’on
puisse juger de l’un par l’autre. Comme mon projet est
très-vaste, je me bornerai, pendant quelques années, à
une Feuille qui paroîtra quatre fois la semaine, sous le
titre de Journal des Coulisses. On y trouvera, I°. des
réflexions nouvelles sur les Tragédies,
Comédies, Opéra, Opéra-Comiques, & autres Pièces
anciennes, qui forment le fond de nos différens
Théâtres. 2°. Les analyses & extraits des Pièces
nouvelles, depuis le Drame jusqu’à la parade, avec la
critique la plus impartiale, & les jugemens les plus
sains qu’il sera possible. 3°. Des observations sur la
manière dont ces Pièces seront jouées. C’est ici où le
littéraire & le moral se lieront. Comme c’est des
mœurs, & de l’intelligence des Acteurs & des
Actrices, que dépend leur jeu ; on trouvera dans mon
Journal l’histoire de chacun. On suivra la conduite de
l’Acteur & de l’Actrice, de la Chanteuse & du
Chanteur, du Danseur & de la Danseuse,
depuis son enfance exclusivement, dans toutes leurs
sociétés, leurs parties de plaisir, leurs amusemens,
leurs occupations les plus sérieuses & les plus
frivoles ; on y fera connoître leurs caractères, leurs
habitudes bonnes & mauvaises, leurs gôuts ; en un
mot leurs vices & leurs vertus. On rendra compte de
leurs études ; on examinera scrupuleusement leurs
talens, leur savoir, leur goût & leur capacité :
ainsi par la peinture naïve de leurs mœurs, on
expliquera les défauts de leur jeu : on verra pourquoi
telle Actrice rend bien tel rôle, & mal tel autre ;
on s’y convaincra que le rôle de Junie, par exemple & celui d’Iphigénie, ne seront jamais
bien rendus par une Actrice, qui n’ayant qu’un peu de
beauté qui la rapproche de ces personnages, est obligée
d’imiter, comme elle peut, leurs autres qualités ; que
le rôle de Zaïre rendu par une Actrice blasée par les
plaisirs, ne seroit qu’une fade parodie ; qu’un Acteur
qui auroit perdu toute idée de vertu, s’acquitteroit mal
de la plupart des rôles de Corneille. On y verra que
l’incapacité, le défaut d’intelligence, l’esprit faux,
l’ignorance de l’histoire, ne permettant pas à un Acteur
de se former une idée véritable du personnage qu’il
représente, il est évident qu’il doit jouer à contresens, comme par exemple, si jouant
le rôle de Cinna, dans la Tragédie de ce nom, ou celui
de Brutus dans la mort de César, il se faisoit, de ces
fiers Républicains, l’idée d’un Ravaillac ou d’un
Damien. Enfin je porterai si loin mon attention à cet
égard, que les Spectateurs qui auront souscrit à ma
Feuille, & qui la liront attentivement, pourront,
par le jeu des Actrices & des Acteurs, juger
sainement de leur conduite dans la vie privée, de leur
honnêteté, de leur esprit & de leur caractère. Le
plan de mon Ouvrage, m’engagera nécessairement à
recueillir & à rapporter un nombre infini
d’anecdotes de toutes les espèces,
galantes, sérieuses, comiques, grandes & petites
infidélités, noirceurs, trahisons, brouilleries, bon
mots, ruptures, tracasseries, raccommodemens, petits
soupers, secrets de boudoirs, intrigues, marchés ; j’y
insérerai le tarif actuel du prix auquel les beautés
vénales, (s’il en est de ce genre dans les Troupes
Royales & subalterens) mettent leurs charmes ; le
rapport de ce prix entre celles des différens
Spectacles, & une moyenne proportionnelle, pour
faciliter la répartition de l’impôt que je suis dans le
dessein de proposer sur les vices publics. Voilà,
Monsieur le Spectateur, la réforme dont je vais donner
l’exemple aux Journalistes François.
Je ne doute pas que mon projet ne paroisse
très-philosophique, & qu’en conséquence, vous ne
l’annonciez dans votre première Feuille. La souscription
est ouverte, on pourra s’adresser à la porte de chaque
Spectacle ; les Acteurs & Actrices qui me fourniront
de bonnes anecdotes de leurs camarades, recevront une
Feuille gratis. Je suis, avec l’estime la plus sincère,
M. le Spectateur, &c.
Suite du Discours
Sur la Manie du Suicide.
Metatestualità
J’ai tâché de vous prouver, mon
cher Lecteur, que le Suicide n’avoit pour principe que
l’aliénation de l’esprit portée jusques au plus haut degré.
J’ai employé quelques preuves morales & physiques. Quant
à ces dernières, un de mes amis, grand anatomiste, a trouvé,
dans tous les maniaques qui se sont donnés la mort, &
qu’il a eu occasion de disséquer, le cerveau dans un
désordre étonnant, & un dérangement manifeste dans la
situation de la glande pinéale. J’ai commencé un recueil
d’histoires des fous qui se sont donnés la mort ; qui mortem
peperere sibi. Vous verrez qu’il n’y en a
pas un seul dont les actions ne soient une preuve de mon
principe.
Esempio
Œdipe, de regret d’avoir eu des
enfans de sa mère, s’arrache les yeux ; un autre eût
peut-être fait pis.
Metatestualità
Le trait suivant est, il faut en convenir, un
genre de suicide un peu singulier, mais le fait n’en est pas
moins vrai.
Livello 3
Racconto generale
Un homme de ma connoissance,
de beaucoup d’esprit, amoureux d’une femme dont il avoit
été fort aimé, s’imagina qu’elle n’avoit plus pour lui
que de l’indifférence : pour ranimer ses feux, il-essaya
<sic> de la rendre jalouse. Il fit semblant de
s’attacher à une jeune personne que ses
parens vouloient marier : sa première maîtresse
s’apperçut aisément que ce nouvel amour n’étoit qu’un
jeu. Mon ami désespéré, voulant absolument savoir quel
effet produiroit sur elle une infidélité véritable, se
maria, moitié par dépit, moitié par curiosité, avec la
jeune personne, qu’il respecte beaucoup, mais qu’il
n’aimera jamais.
Livello 3
Racconto generale
Les deux dont il s’agit
étoient Sergens dans la Marine, âgés l’un & l’autre
de 25 à 26 ans. Chaulin & Fierville étoient leurs
noms, ils étoient fort liés ; Chaulin étoit d’une bonne
famille ; les chagrins domestiques lui
avoient inspiré le dégoût de la vie : son camarade étoit
fils d’un Libraire. Ils exécutèrent le 11 du mois de
Février dernier, le projet qu’ils avoient formé de
s’ôter la vie. Après leur service du matin aux casernes,
ils sortirent de la ville, munis chacun d’un pistolet ;
ils se rendirent sur la montagne de Ste Marie, à une
demi-lieue de Brest, où l’on a trouvé leurs cadavres ;
leurs blessures étoient à la tête. Comme Fierville avoit
à côté de lui un pistolet chargé sans amorce, on a
présumé qu’il s’étoit manqué, qu’il avoit chargé le
pistolet qui avoit détruit son camarade, & qu’il
s’en étoit servi pour se donner la mort ;
Metatestualità
Voici deux
Lettres qu’ils avoient écrites la veille de leur mort ; dans
la première, le soin que prend Fierville de vouloir
persuader que la folie n’entre pour rien dans son projet,
est une preuve qu’il le croyoit intérieurement, & qu’il
faisoit tout ce qu’il pouvoit pour étouffer cette idée.
Lettre
de Fierville à
B * * *.
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
De Brest le 11 Février 1776.
« Vous serez sans doute surpris, mon cher B * * *, de recevoir une lettre d’adieu, de la part de deux jeunes gens qui quittent volontairement ce monde, pour se soustraire aux disgrâces d’une vie qui leur est également à charge à tous deux depuis fort long-tems. J’ai été ravi de trouver dans mon camarade, une façon de penser conforme à la mienne ; nous goûtons aujourd’hui le même plaisir, en partageant le même sort. Ce n’est point par folie, que nous avons résolu de nous expédier ; car les fous ont toujours grand soin de se conserver eux-mêmes au milieu de leur folie : ce n’est pas non plus par lâcheté, puisque tant de gens braves prennent tous les jours, malgré leur bravoure, tant de précautions pour éviter la mort, & que d’ailleurs ceux qui regardent le suicide comme une action lâche, n’ont point assez de courage pour se tuer eux-mêmes ; car presque tous les hommes préfèrent une vie malheureuse & flétrissante, à une mort volontaire, dont la douleur momentanée les délivreroit pourtant d’un si grand nombre de maux. A quoi donc attribuer notre résolution, sinon à notre volonté seule ? Au reste, mon cher B * * *, tout le regret que je laisse ici-bas, c’est de n’avoir pas pu réussir à signer mon nom ; & que mon ami, qu’on dit avoir étudié avec B * * *, ne puisse cependant pas faire un roulement avant notre mort, ou battre une breloque en mesure : peut-être par ses accords tambourins, eût-il fléchi l’impitoyable Caron, dont nous passons la barque. D’ailleurs, je vous engage à ne point pousser aujourd’hui la susceptibilité, au point de jeter des regrets sur notre sort ; puisque le moment de notre destruction, est pour nous le terme de notre félicité. Adieu, je suis, jusqu’au dernier instant, ton cher ami. » Fierville.Metatestualità
Cette lettre paroît être l’effet
du délire. La logique de Fierville, pour prouver que ce
n’est ni par folie, ni par lâcheté qu’il se donne la mort, feroit rire, s’il ne s’agissoit pas
d’une chose aussi grave. La Lettre de Chaulin est moins
extravagante : mais le regret de la vie s’y fait sentir en
mille endroits ; & si son pistolet eût manqué, comme
celui de Fierville, il est à présumer qu’il eût remis la
partie ; sa lettre est de la même date.
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
« Je t’écris ce billet, mon
cher V * * *, pour te faire savoir que le moment de mon
départ est enfin arrivé. Je prends une route un peu
difficile à suivre : aussi ne t’ai-je pas engagé à être
du voyage. J'ai avec moi un compagnon qui a voulu être
de la partie, & qui n’est pas peureux, avec lequel
je pourrai me divertir, quand nous serons arrivés à
notre destination, où nous aurons tout le temps de te
recevoir, avec ton estomac délabré,
qui ne nous promet pas une longue attente dans notre
espoir. Mais c’est assez badiner ; & pour te parler
sérieusement, tu sauras qu’à l’instant où tu lis ce
fatal billet, j’ai déjà perdu la vie. Je me suis expédié
d’un coup de pistolet, qui est en vérité pour moi un
coup de fortune, après toutes les disgrâces que m’ont
fait essuyer mes injustes parens. Je te dirai que j’ai
mis moi-même une lettre à la poste pour mon père, avec
un état de mes dettes, pour le prévenir de ma
catastrophe. Comme mon suicide n’est que le fruit de son
inflexibilité, & de l’avarice de mon impitoyable
mère, je n’ai pas cru devoir apporter aucun ménagement
pour les en instruire l’un & l’autre,
prévenu que je suis au contraire, du plaisir qu’ils
goûtent intérieurement en apprenant ma destruction. Au
reste, mon cher V * * *, je te prie d’ajouter sur l’état
que j’ai laissé à M. M * * *, auquel j’ai fait remettre
mes papiers, par un dernier effort de la confiance que
je lui dois, malgré son injuste prévention à mon égard,
le prix de la perte de mon sabre, dont je serois fâché
que tu supportâs l’enchère à mon défaut, &c. Je te
prie de témoigner au brave & généreux Officier, le
regret que j’ai de périr d’une manière si contraire aux
sentimens de religion & de délicatesse qu’il m’a
toujours supposés, & le souvenir que j’emporte en
mourant, de ses bontés pour moi ;
assure-le de toute ma reconnoissance, & presse-le
par les motifs les plus engageans, d’accélérer auprès de
mon père le payement de mes dettes, auquel je suis
persuadé qu’il ne se refusera pas, sur-tout à l’appui de
sa recommandation. Fais mille complimens de ma part à
tous nos Messieurs, & sur-tout à R * * *, qui m’a
fait, ainsi que toi, pendant ma vie, tant d’offres de
services : n’oublie pas de comprendre dans l’assurance
de mes derniers respects, que je fais à tous, D * * *,
C * * *, &c. desquels je n’ai jamais reçu que des
honnêtetés. Assure pareillement de mon souvenir, T.G.
& R. qui m’ont faussement accusé d’être l’auteur d’une mauvaise plaisanterie faite il y a
long-temps contre eux, & dans laquelle je n’ai eu
d’autre part que d’en avoir produit une copie, en dépit
de l’estime que je leur ai sincèrement vouée ; ce dont
je leur fais mes excuses, que je les prie de vouloir
bien accepter, attendu que mon aveu ne doit point leur
être suspect au moment où je touche, & que mon état
doit être envers eux un sûr garant de ma protestation.
Si j’eusse été plus avantageusement prévenu de la bonne
volonté de mon père, & que je n’eusse pas appréhendé
de faire tort à mes véritables créanciers, par la trop
grande quantité, j’eusse augmenté mes dettes en faveur
de quelques camarades, dont je me serois supposé débiteur ; mais la prudence a réglé à cet
égard la générosité de mon cœur envers mes amis,
auxquels je ne peux laisser en mourant que des regrets
vains, mais sincères de leur entière privation. Adieu,
mon cher ami, souviens-toi quelquefois d’un jeune homme,
qui t’a toujours sincèrement estimé, & qui te prie
de pardonner au feu de la jeunesse, les petits
emportemens qu’il a pu quelquefois témoigner à ton
égard. Tu connus mes malheurs, & tu vois ma
disgrâce. Hélas ! si l’horreur de mon crime, malgré ta
juste douleur, te force à me condamner, que le tendre
& fidèle attachement qui nous a unis pendant que
j’ai vécu, t’engage au moins à plaindre ton ami, & à
verser sur son tombeau des pleurs,
stériles à la vérité ; mais qui seront toujours chers
& précieux à la mémoire de ton infortuné camarade.
J’ai mis ci-dessous l’adresse d’une personne, à laquelle
je te prie en grâce de faire savoir, sans déguisement,
le véritable genre de ma mort, & de lui marquer
mille choses honnêtes de ma part ; c’est un dernier
service que j’attends de ton amitié, dont tu dois croire
que j’ai conservé le souvenir jusqu’au dernier instant.
Chaulin. A M. le P * * *, Lieutenant-Genéral au
Bailliage de . . . . . en Vexin François ».
Metatestualità
Quelle étrange folie ! cet homme
paroît avoir des sentimens de religion & d’honneur, il
reconnoît qu’il va commettre un crime horrible, & il
l’exécute !