Le Spectateur français avant la révolution: LXI. Discours.
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Niveau 1
LVI. <sic> Discours. Mes Adieux.
Niveau 2
Metatextualité
Je voudrois bien, en finisant,
laisser des regrets à tous mes lecteurs, et leur entendre
dire : « ce Spectateur que nous avons eu tant de peine à
écouter, que nous avons fatigué si long-temps de notre
indifférence, il avoit pourtant quelquefois des idées assez
piquantes. Les entretiens que nous trouvions dans ses
feuilles, valoient bien ceux dont on nous étourdit dans nos
sallons. Pourquoi s’est-il tout-à-coup avisé de se taire » ?
Pourquoi ! voulez-vous que je vous le dise : c’est parce
qu’avec son vernis de philosophie, il a la coquetterie de
cette fameuse courtisane, qui dédaignoit les hommages des
grands, rejettoit les présens des riches pour courir après
l’ennemi de ses charmes et intéresser son cœur. Je
connoissois l’aversion que tant de gens, qui gagnent à
n’être point observés, ont toujours eu pour ce
qui c’est annoncé sous le titre de Spectateur. J’ai choisi
précisément ce nom avant de m’offrir à eux ; je me suis
attendu à leur mépris, à leur humeur. Je me suis arrangé en
conséquence. Loin de me rebuter de leurs critiques, j’ai
tâché de paroître plus intéressant. Je suis devenu plus gaî
à mesure que le monde m’a paru plus triste. J’ai rendu mes
observations variées, j’ai adouci mes censures ; j’ai fait
mes efforts pour plaire aux grands, au peuple, aux dévots,
aux tolérans, sur-tout aux femmes, dont le suffrage a, dans
ce siècle galant, tant d’influence sur l’opinion générale.
Enfin, les yeux se sont réconciliés avec ma présence ; j’ai
triomphé d’un préjugé littéraire. C’en est assez, mon
amour-propre est satisfait. Hommes du monde ! vous observe
maintenant qui voudra, je vous ai assez vus, assez entendus,
pour savoir à quoi n’en tenir. Combien vous devriez me
savoir gré de mon silence, et payer cher ma discrétion !
Convenez que celui-là seroit bien fou, qui feroit à votre
amusement le sacrifice de sa liberté ; qui épieroit toute sa
vie, de chasser vos ennuis, et s’abaisseroit, en mendiant
vos suffrages, vos ennuis, et s’abaisseroit,
en mendiant vos suffrages, <sic> à la condition d’un
esclave, fier du sourire de son maître. Princes, ministres,
guerriers, magistrats, puisqu’il n’est pas permis à celui
qui a les yeux attachés sur vous, de vous avertir de vos
défauts, d’apprécier votre grandeur, votre pouvoir, votre
courage, votre équité, de vous parler de vos devoirs, je ne
veux plus vous observer ; vous n’êtes pas dignes des regards
d’un Spectateur : restez à jamais environnés de flateurs,
puisque vous craignez la vérité qui ne flatte point. Oui, je
le soutiens, chaque gouvernement devroit avoir un
Spectateur, dont les yeux seroient continuellement attachés
sur les ressorts qui lui donnent le mouvement, sur le jeu
des machines qui en forment l’ensemble. Nulle crainte ne
devroit approcher de son cœur. Semblable aux hommes qui
visitent les digues de la Hollande, il devroit lui être
permis d’indiquer le mal et d’annoncer le danger. Il
parcourroit les provinces éloignées, visiteroit les villes,
s’enfonceroit dans les villages, interrogeroit par-tout
l’humanité ; il verroit à quel prix on lui fait payer la vie
qui lui avoit été donnée. Les grands chemins, les ports, les édifices publics, les hôpitaux, les
prisons, seroient soumis à sa censure. Ce seroit à lui que
l’on adresseroit tous les projets, et sa feuille en
présenteroit chaque mois l’analyse. On ne verroit plus tous
ces esprits créateurs, humiliés dans les anti-chambres. Ceux
qui donnent si librement des avis aux maîtres, ne
s’entretiendroient plus modestement avec les valets. La
reconnoissance universelle seroit la récompense de cet homme
vraiment utile : le bonheur public seroit la mesure de sa
gloire. Voilà, mes chers lecteurs, à quelle condition je
reprendrois un jour le noble titre que j’abdique
aujourd’hui.