Le Spectateur français avant la révolution: LVII. Discours.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6574
Ebene 1
LVII. Discours.
Lettre
Sur les Prisons.
Raison du Spectateur pour ne pas dire tout ce qu’il pense.
Ebene 2
Metatextualität
Lorsque j’ai promis à mes lecteurs
de descendre du point d’élévation où le titre de Spectateur
m’a porté, pour me méler à la troupe des journalistes et
rendre compte des bons ouvrages qui paroitroient, j’avois
donc oublié que plusieurs d’entr’eux rencontroient des
obstacles dans leurs trajets, et que la sagesse du
gouvernement, qui les éloignoit, me feroit un crime de les
rapprocher en les annonçant avec éloge. J’avois d’abord
conçu le projet de parler d’un ouvrage sur la Tactique,
précédé d’un discours digne de Montesquieu, plein de ce feu,
de cette noble audace qui caractérisent les
amis de l’humanité ; mais à peine ai-je appris qu’il avoit
attiré sur lui les rigueurs de la censure, que j’ai condamné
aux flammes l’extrait que j’en avois fait. J’ai cru devoit
consigner cet aveu dans mes feuilles, pour que l’on ne tirât
pas de mon silence des conséquences humiliantes pour une
nation qui, depuis un siècle, n’a cessé d’éclairer l’Europe,
et d’avancer la révolution que doit opérer un jour la
philosophie sur les peuples si long-temps dominés par
l’ignorance. Il est de grandes vérités qui ne doivent pas
encore être entendues ; ce sont des alimens trop lourds pour
des êtres foiblement constitués. Aussi les ministres,
semblables aux médecins, écartent-ils avec soin ces mets
dangereux ; ils savent que nous ne sommes pas en état de les
digérer. Nous devons avoir pour leur ordres la résignation
des malades : en attendant que nous soyons parfaitement
rétablis, je n’offrirai à mes lecteurs qu’une nourriture
légère, dussé-je encourir les reproches de quelques
gourmands, qui ne prévoyent jamais les suites, et
s’embarrassent très-peu si celui qui satisfait leur avidité
s’exposeà <sic> la colère des
médecins qui veillent à leur santé. C’est par cette raison
que j’ai supprimé impitoyablement plusieurs discours et une
multitude de lettres qui n’auroient pas déparé mes
feuilles ; mais il est si triste de jouir de sa célébrité
dans la solitude ! Quoique je ne sois pas fort attaché à mon
logement, j’avoue que je ne verrois avec peine forcé d’en
changer, tout-à-coup. Je n’aimerois point à suivre des gens
que j’aurois vu pour la première fois ; ils auroient beau me
promettre que je serois très-bien servi, que j’aurois le
loisir de penser, toutes ces considérations-là ne me
toucheroient pas. L’habitude est une cruelle chose ! Le
lendemain de ma nouvelle existence, en me réveillant (si
j’avois pu dormir) je chercherois de l’œil ma petite troupe
d’espions, car j’en ai une aussi qui m’est très-affidée, et
je ne verrois que des murs silencieux ! Que
deviendroient-ils tous ces honnêtes gens qui me servent avec
tant d’exactitude ? A qui pourrois-je les recommander ? Il
n’y a que moi qui ait la charité de les faire vivre. Celui
qui est lourd, triste, ennuyeux, je le place dans un café,
et je lui dis une fois pour toutes : écoutez
et ne parlez jamais. Un autre, qui a une mine plus animée,
un air plus intéressant, je l’habite et l’envoie à la
découverte dans un monde distingué. J’en ai un qui est un
vrai caméléon : il paroit successivement en robin, en abbé
coquet, en janséniste, en homme de finance, en uniforme.
Hier je passai près de lui sans le reconnoître ; il avoit
l’air d’un sacristain. Il me ruine avec ses costumes ; mais
s’il n’en changeoit pas, il n’auroit que le secret d’un
ordre de citoyens, et je veux avoir celui de tous. Le robin
n’ouvre pas son cœur à un homme d’épée ; le militaire ne se
glorifie pas devant le magistrat ; le financier ne montre
pas sa joie devant un homme du peuple ; le commerçant cache
ses frayeurs à l’usurier, qui lui prête de l’argent.
Aujourd’hui, plus que jamais, tout le monde est sur la
défensive. Plus vous faites de questions, plus vous êtes
suspects. Avant de vous répondre, on vous examine de la tête
aux pieds. Ce n’est pas à vous que l’on se confie, c’est à
votre habit, à votre chevelure longue, à votre rabat, à
votre uniforme. Une dévote, avant d’ouvrir la bouche,
observe l’ajustement de ses voisines ; elle n’a pas dit
encore un mot, et elle sait si toutes celles
qui l’environnent ont du rouge, si leurs robes sont garnies
avec élégance, si leur coëffure peut aller au confessionnal,
si leurs pieds ressemblent à ceux d’une danseuse. C’est
d’après ces observations qu’elle prend son texte, qu’elle
adoucit ou élève sa voix, qu’elle gémit ou se permet de
rire. Lorsque j’ai congédié tous mes microscopes (c’est le
nom que j’ai donné à mes espions de société), j’ouvre les
lettres de mes correspondans ; ensuite je fais fermer ma
porte, et puis je prends cette plume qui doit devenir dans
les mains du Spectateur le pinceau de la société. Or, il y a
à parier que si je venois à intéresser assez le gouvernement
pour qu’il voulût s’assurer de ma personne, s’inquiéter de
ma nourriture, de mon logement, je serois obligé de changer
de régime de vie, et c’est ce qui m’épouvante. Je me trouve
très-bien de mes habitudes ; je n’ai ni la maigreur du
famélique versificateur, ni le ridicule embonpoint d’un
oisif solitaire ; mais je ne veux pas donner mon portrait :
il y auroit quelque graveur assez inpertinent <sic>
pour m’exposer au coin des rues avec des lunettes sur le
nez. En passant sur un quai, j’aurois quelque
jour la honte de me voir figurer au milieu de ces estampes
où l’on a spirituellement représenté les orgueilleux toupets
de nos dames et l’embarras de leur coëffeurs.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
Monsieur, Je suis en prison,
et je suis innocent. Ce n’est pas-là ce dont je me
plains. Les apparences sont contre moi : la justice a dû
me saisir et prévenir ma fuite ; mais ce que j’ai le
droit de reprocher aux hommes, c’est de me punir avant
que de m’avoir jugé. S’ils ont le malheur de ne pas
dévoiler la vérité, si mes réponses ne peuvent les
convaincre, ils seront plus à plaindre que moi. J’irai
au supplice ; la mort mettra fin à mes peines. Quelle
sera la durée des leurs, lorsque l’avenir leur
découvrira qu’ils auront versé le sang de
l’innocence ? En attendant cet arrêt, qui doit me rendre
à la société, me replacer à mon rang ou m’envoyer à
l’échafaud, ne puis-je pas demander à ceux qui m’ont
fait arrêter, d’être justes, humains à mon égard ? S’ils
sont convaincus que je sois criminels, pourquoi
tardent-ils à me punir ? Pourquoi ne se hâtent-ils pas
de purger la terre d’un scélérat ? Mais, s’ils sont
encore incertains, s’ils pensent que je pourrois n’être
pas coupable, pourquoi souffrent-ils que je languisse
dans un lieu infecte, au milieu d’une troupe de brigands
déjà flétris par la justice ? Les loix qui les
autorisent à s’assurer de ma personne leur
permettent-elles d’attaquer ma santé, de détruire tous
les jours mon existence ? Ne peut-on arrêter mes pas
qu’en me renfermant dans une obscure prison, qu’en
assujettissant ma femme, la compagne de mes malheurs, le
soutien de mes jours, à traverser une cour remplie de
filoux, de meurtriers, pour parvenir jusqu’à ma sobre
retraite ? Les loix doivent être justes, même envers
ceux qui ne le sont pas. Le soupçon du crime a dû me
priver de la liberté : la conviction seule doit me
rendre malheureux. Je ne demande point à la société un
palais, quoiqu’elle ne dût rien épargner
pour dédommager l’homme honnête du bien précieux qu’elle
lui ravit. Je soutiens qu’elle est injuste, cruelle, si,
en m’arrachant à mes foyers, où je puis être seul
lorsque je le veux, où je respire un air pur, où je ne
suis point exposé à la brutalité d’un gardien féroce,
elle me livre impitoyablement à l’avidité d’un géolier
qui me fait payer ma solitude, et m’abandonneroit à la
plus vile canaille si je n’avois que de l’honneur.
Lorsque je fus arrêté, j’avois un habit enrichi d’une
légère broderie : l’air horrible que je respire a effacé
les couleurs de l’étoffe et noirci la broderie. Jugez,
Monsieur, de son effet sur les organes de l’homme. Les
magistrats qui m’interrogent m’absolveront un jour, et
me feront ouvrir les portes étroites qui me séparent des
humains ; mais me rendront-ils la santé plus précieuse
encore que la liberté ? Oui, Monsieur, le lieu affreux
que j’habite ne devroit être que la demeure des
coupables déjà convaincus de crime, de ceux qui
porteroient l’empreinte de la honte, des banqueroutiers
frauduleux, enfin de tous ces misérables qui n’ont plus
du droit à la pitié des hommes. Il y a
tant de cloîtres abandonnés, tant de maisons royales
devenues désertes, qu’il ne seroit pas difficile d’y
tenir enfermée cette portion d’hommes qui a attiré sur
elle les soupçons de la justice ; alors l’innocence ne
coureroit plus le risque de perdre la vie avant de
recouvrer l’honneur.