Le Spectateur français avant la révolution: LIV. Discours.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6571
Level 1
LIV. Discours. Sur le Bal de l‘Opéra.
Tout Paris, me dit-on, est au bal de l’opéra ; les
hommes, les femmes se masquent ; je me masque aussi, moi, et je
vais à l’Opéra. Puisqu’il faut se déguiser, je prends l’habit
d’un auveugle des quinze-vingts ; pour qu’on ne reconnoisse pas
le Spectateur. J’entre dans une grande salle bien illuminée ;
japperçois<sic>, j’entends une multitude de gens qui ont
le costume et le babil de la folie ; je reconnois tous me foux ;
je demande où sont les masques ! Les voilà devant vous, me
répond celui qui m’accompagne. Quoi ! m’écriai-je,
cet homme qui court comme un insensé au-devant de toutes les
figures, qui leur conte des fariboles, croit être masqué ! Eh,
mon dieu ! c’est toujours le même personnage ; c’est ce petit
grelot qui étourdit plus qu’il n’amuse. Et cette femme qui
s’approche de moi et me considère, n’est-ce pas une de ces
coquettes agaçantes qui ne s’occupent que des hommes, qui ne
s’en occupent pas, et ne voyent que ceux qui ne veulent pas les
voir ? Ce gros masque qui promène son oisiveté et va lorgnant
toutes les physionomies sans rien dire, je parie que c’est un de
ces fardeaux dont l’opulence accable journellement la société.
Pauvre masque, qui t’avance sous les habillemens d’une femme, tu
crois être bien déguisé ; tu as pris l’habit qui convient à ton
courage, à la force de ton ame, à l’élévation de tes pensées, à
la solidité de tes goûts, au choix sublime de tes plaisirs, à la
grande affaire qui t’occupe. Et ce petit abbé qui folâtre, qui
papillonne, il vient jour autour de ma robe. Beau masque, quel
déguisement ! une femme habillée en abbé, ou un
abbé habillé en femme ; c’est à-peu-près la même chose. Mais que
signifient tous ses Dominos roses, avec des figures de carton ;
sont-ce là des masques ? C’est seulement un peu plus de rouge et
de blanc appliqués sur la physionomie. Ce n’est pas comme cela
que je voudrois que les François se déguisent ; je prétends que
pour qu’on ne les reconnoisse pas, il faut que la plupart
s’habillent en Quakers ; qu’ils se promènent avec gravité, ne
prennent la main qu’à ceux qu’ils aiment sincèrement, jettent un
regard de dédain sur ceux qu’ils méprisent, ne saluent point le
cordon, la simare, la croix, mais l’homme ; ne jurent pas de
l’amour, mais des sens aux femmes qui ne leur inspirent que des
desirs ; que les uns paroissent méditer dans le silence ; les
autres attacher leurs regards attendris sur l’image des grands
hommes qui ont bravé la persécution pour les éclairer : il
seroit nécessaire, pour donner le change, que le médecin pleurât
ses erreurs, et que le robin ne parût que juste et humain ; que
le militaire ne fût glorieux que de sa valeur et de son
patriotisme ; que le financier eût honte de sa richesse, qui coûte tant de larmes à la misère ; que le
bourgeois se montrât simple et modeste ; que le philosophe eût
le noble orgueil qui convient à la vertu et au savoir ; que le
poëte, au lieu de courir après la légèreté et l’air sautillant
de nos modernes Céladons, semblât consumé par le feu qui doit le
tourmenter, et en faire jaillir les flammes du génie. Je
voudrois que les femmes eûssent le courage de paroître laides,
si elles l’étoient ; que les vieilles eûssent la majesté de leur
âge, l’air bon et compatissant qui sied si bien aux cheveux
blancs ; que les jeunes, sans autres parures que des étoffes sur
lesquelles elles auroient elles-mêmes dessiné les plus belles
fleurs, sans autre coëffure que leurs beaux cheveux, attachés ou
flottans, se livrâssent à tous les plaisirs honnêtes, parlâssent
sans contrainte, ne craignîssent point de paroître tendres,
caressantes, n’affectâssent point un air distrait et occupé,
n’eûssent que cette feinte aimable qui appartient à la nature ne
montrâssent point de la hauteur dans leur refus, de la dureté
dans leur mépris, ni plus de sensibilité qu’elles n’en ont dans
leurs amours. Qui vous reconnoîtroit alors, nation frivole, inconstante et dissimulée, sous le masque de
la raison, de la gravité et de la franchise ! Votre carnaval
deviendroit plus intéressant que celui de Venise : on
accoureroit de toutes les parties du monde pour vous voir si
différens de vous-même. Vos jeux qui seroient ceux de l’esprit
ou du courage, amuseroient bien davantage les étrangers que ceux
que leur offrent de graves sénateurs, assis devant une table sur
laquelle on ne voit que de l’or et des cartes.
Level 2
Metatextuality
Ce n’est donc pas assez, mes chers
lecteurs, de vous consacrer mes beaux jours, il faut encore
que je veille pour vous endormir de mes contes. Parce qu’il
vous plaît dans un temps d’attendre le jour en dansant, il
faut que je reste sur mes jambes à vous observer, et que mes
yeux ouverts luttent contre le sommeil qui veut les fermer !