Zitiervorschlag: Jacques-Vincent Delacroix (Hrsg.): "LIV. Discours.", in: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\054 (1795), S. 419-423, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4165 [aufgerufen am: ].
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LIV. Discours.
Sur le Bal de l‘Opéra.
Ebene 2► Metatextualität► Ce n’est donc pas assez, mes chers lecteurs, de vous consacrer mes beaux jours, il faut encore que je veille pour vous endormir de mes contes. Parce qu’il vous plaît dans un temps d’attendre le jour en dansant, il faut que je reste sur mes jambes à vous observer, et que mes yeux ouverts luttent contre le sommeil qui veut les fermer ! ◀Metatextualität
Tout Paris, me dit-on, est au bal de l’opéra ; les hommes, les femmes se masquent ; je me masque aussi, moi, et je vais à l’Opéra. Puisqu’il faut se déguiser, je prends l’habit d’un auveugle des quinze-vingts ; pour qu’on ne reconnoisse pas le Spectateur. J’entre dans une grande salle bien illuminée ; japperçois<sic>, j’entends une multitude de gens qui ont le costume et le babil de la folie ; je reconnois tous me foux ; je demande où sont les masques ! Les voilà devant vous, me répond [420] celui qui m’accompagne. Quoi ! m’écriai-je, cet homme qui court comme un insensé au-devant de toutes les figures, qui leur conte des fariboles, croit être masqué ! Eh, mon dieu ! c’est toujours le même personnage ; c’est ce petit grelot qui étourdit plus qu’il n’amuse. Et cette femme qui s’approche de moi et me considère, n’est-ce pas une de ces coquettes agaçantes qui ne s’occupent que des hommes, qui ne s’en occupent pas, et ne voyent que ceux qui ne veulent pas les voir ? Ce gros masque qui promène son oisiveté et va lorgnant toutes les physionomies sans rien dire, je parie que c’est un de ces fardeaux dont l’opulence accable journellement la société.
Pauvre masque, qui t’avance sous les habillemens d’une femme, tu crois être bien déguisé ; tu as pris l’habit qui convient à ton courage, à la force de ton ame, à l’élévation de tes pensées, à la solidité de tes goûts, au choix sublime de tes plaisirs, à la grande affaire qui t’occupe.
Et ce petit abbé qui folâtre, qui papillonne, il vient jour autour de ma robe. Beau masque, quel déguisement ! une femme habillée [421] en abbé, ou un abbé habillé en femme ; c’est à-peu-près la même chose.
Mais que signifient tous ses Dominos roses, avec des figures de carton ; sont-ce là des masques ? C’est seulement un peu plus de rouge et de blanc appliqués sur la physionomie.
Ce n’est pas comme cela que je voudrois que les François se déguisent ; je prétends que pour qu’on ne les reconnoisse pas, il faut que la plupart s’habillent en Quakers ; qu’ils se promènent avec gravité, ne prennent la main qu’à ceux qu’ils aiment sincèrement, jettent un regard de dédain sur ceux qu’ils méprisent, ne saluent point le cordon, la simare, la croix, mais l’homme ; ne jurent pas de l’amour, mais des sens aux femmes qui ne leur inspirent que des desirs ; que les uns paroissent méditer dans le silence ; les autres attacher leurs regards attendris sur l’image des grands hommes qui ont bravé la persécution pour les éclairer : il seroit nécessaire, pour donner le change, que le médecin pleurât ses erreurs, et que le robin ne parût que juste et humain ; que le militaire ne fût glorieux que de sa valeur et de son patriotisme ; que le financier eût honte de sa richesse, qui [422] coûte tant de larmes à la misère ; que le bourgeois se montrât simple et modeste ; que le philosophe eût le noble orgueil qui convient à la vertu et au savoir ; que le poëte, au lieu de courir après la légèreté et l’air sautillant de nos modernes Céladons, semblât consumé par le feu qui doit le tourmenter, et en faire jaillir les flammes du génie.
Je voudrois que les femmes eûssent le courage de paroître laides, si elles l’étoient ; que les vieilles eûssent la majesté de leur âge, l’air bon et compatissant qui sied si bien aux cheveux blancs ; que les jeunes, sans autres parures que des étoffes sur lesquelles elles auroient elles-mêmes dessiné les plus belles fleurs, sans autre coëffure que leurs beaux cheveux, attachés ou flottans, se livrâssent à tous les plaisirs honnêtes, parlâssent sans contrainte, ne craignîssent point de paroître tendres, caressantes, n’affectâssent point un air distrait et occupé, n’eûssent que cette feinte aimable qui appartient à la nature ne montrâssent point de la hauteur dans leur refus, de la dureté dans leur mépris, ni plus de sensibilité qu’elles n’en ont dans leurs amours.
Qui vous reconnoîtroit alors, nation fri-[423]vole, inconstante et dissimulée, sous le masque de la raison, de la gravité et de la franchise !
Votre carnaval deviendroit plus intéressant que celui de Venise : on accoureroit de toutes les parties du monde pour vous voir si différens de vous-même. Vos jeux qui seroient ceux de l’esprit ou du courage, amuseroient bien davantage les étrangers que ceux que leur offrent de graves sénateurs, assis devant une table sur laquelle on ne voit que de l’or et des cartes. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1