Le Spectateur français avant la révolution: LIII. Discours.
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LIII. Discours.
Sur l’éloge de Racine.
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L’éloge d’un homme de lettres est
écrit dans ses ouvrages ; c’est-là que l’auteur existe ;
c’est-là que la postérité le contemple. Il est permis à l’amitié
de louer le grand homme qu’elle a connu, à la reconnoissance de
rendre hommage à la mémoire de son bienfaiteur ; mais celui qui
feroit aujourd’hui un long discours pour prouver que Cicéron a
l’éloquence la plus harmonieuse, que Virgile est le poëte qui a
le plus de charmes, déroberoit à ses lecteurs des instans
précieux, ou plutôt perdoit les siens. Si, au lieu d’enchaîner
les louanges fades, stériles, l’orateur marquoit la route qu’un
grand poëte auroit suivie pour arriver à la perfection ; s’il
découvroit à la jeunesse trop confiante les secrets d’un art qu’elle n’étudie pas assez ; si à la place de ces
phrases parasites qui se rencontrent dans tous les éloges, dans
tous les panégyriques, on trouvoit des observations justes, des
vues profondes, une critique fine, une dissertation sage, qui,
sans avoir l’ennui de l’érudition, en auroit la clarté : l’éloge
qu’il publieroit seroit vraiment utile, digne d’un homme de
lettres. Tel est celui que M. de la Harpe vient de faire
paroître. Ce n’est pas seulement l’admirateur de Racine qui, se
rappellant les douces larmes que cette écrivain enchanteur lui a
fait répandre, les vers harmonieux dont il a charmé son esprit,
les sensations délicieuses qu’il lui a fait éprouver, les
heureux transports dont il l’a ému, n’écoute que sa
reconnoissance, va pleurer sur sa tombe, la couvrir de fleurs.
C’est un homme éclairé par le goût, qui confie à ses lecteurs le
sujet de ses affections, qui leur rend raison de ses
préférences, sans exiger qu’ils aiment et sentent comme lui.
Nous ne prendrons point ici parti dans cette fameuse querelle
qui dure depuis si long-temps. Il y a plus d’un siècle que les
têtes pensantes se choquent sur le parallèle de corneille
<sic> et de Racine. Les femmes, les jeunes
gens, et ceux dont la sensibilité n’a point été émoussée par
l’intérêt, repètent que Racine a uni à la magie de l’expression
le charme de la poésie ; que son empire est dans le cœur de tous
les hommes. Les administrateurs de Corneille sont plus
enthousiastes que ceux de Racine. Les premiers soutiennent leur
cause comme des guerriers, les autres comme des Amans. On
croiroit que l’ame de ces deux grands hommes a passé dans celle
de leurs défenseurs. Il est bien rare de voir un homme
s’emporter, devenir furieux en défendant Racine. Ceux qui
combattent pour Corneille, ne sont presque jamais de
sang-froid ; ce sont des Rodrigues, des Horaces, qui sont ses
chevaliers. Les un cherchent à convaincre, à séduire ; les
autres commandent impérieusement. Comme je crains autant la
séduction que je hais le despotisme, je me tiendrai à l’écart,
et je rendrai hommage dans le silence à des talens qui sont
peut-être incomparables.