Le Spectateur français avant la révolution: XLIX. Discours.
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Livello 1
XLIX. Discours. Projet intéressant pour
les Auteurs dramatiques.
Livello 2
Je me
promenois, il y a quelque jours, dans un jardin public.
J’apperçus à l’écart un jeune homme pâle, maigre, échevelé, et
qui ne me parut pas donner beaucoup de temps à sa toilette. Il
marchoit tantôt d’un pas précipité, puis tout-à-coup il
s’arrêtoit. Il élevoit vers le ciel un regard
terrible, paroissoit réciter quelques vers avec chaleur, et le
moment d’après, je lui trouvois une physionomie douce; son geste
me sembloit devenir galant: de minute en minute ses traits se
dessinoient différemment. Sa figure peignoit tour-à-tour la
fureur, l’indifférence, les regrets, le désespoir, l’amour et la
joie. Un moment après, il s’écria avec transport : mes chers
enfans ! Je m’approchai ; je l’entendis prononcer d’un ton
fier : crains d’irriter ton maître. Voilà, me dis-je, un
personnage dont il faut que je m’empare. Je sentis mon cœur
palpiter d’aise, comme un chasseur qui entrevoit un sanglier
fendre les broussailles. J’allai droit à lui, il ne me vit pas ;
je passai plusieurs fois sous ses yeux sans qu’il fit la moindre
attention à mon air étonné et curieux. Je voyois toujours la
même variété dans ses mouvemens et sur sa figure. Je ne pus pas
résister plus long-temps à mon impatience. Je l’entendis
s’écrier avec l’exclamation de la douleur : ces ingrats sont des
hommes ! Est-ce à moi, lui dis-je, en m’approchant, que monsieur
parle ? Non, monsieur, me répondit-il. Je vous demande excuse,
lui répliquai-je ; mais comme il n’y a que vous et
moi ici, je n’ai pas cru que vous adressiez la parole à un
autre. Ma réponse parut le déconcerter. Je profitai de son
embarras pour le prier de pardonner mon indiscrétion, et de
trouver bon que l’intérêt qu’il m’inspiroit me fit désirer de
savoir la cause de sa douleur : « Je ne suis, ajoutai-je, ni
riche ni puissant ; mais celui-là peut beaucoup qui veut être
utile. » Il vit dans mon air tant de sincérité, qu’après un
moment de silence, il prit la parole et me tint ce
discours : « Pauvreté n’est pas vice, disoit-on à Dufreny ;
c’est bien pis, répondit-il. Cette répartie, monsieur, seroit
pardonnable à un homme comme moi, qui entend souvent sonner bien
des heures avant celle de ses repas. Pendant que les autres
dînent, je m’occupe à faire des vers, et ne suis pas si heureux
qu’Homère qui gagnoit sa vie à réciter les siens. J’ai cependant
formé un projet qui pourra me rendre mes talens utiles. C’est le
moment des projets, et j’ose croire que le mien vaut bien celui
d’un financier. Parmi les auteurs des nouvelles tragédies, il en
est peu qui ayent le talent de la versification :
si vous en exceptez un très-petit nombre, auquel mon oreille
pardonne de rimer, le reste enfante avec peine des vers durs et
sans harmonie. Je suis venu au secours de nos jeune poëtes
tragiques, de ces auteurs novices qui, après avoir eu des prix
dans leurs collèges, voudroient aussi être couronnés sur la
scène française. J’ai fait beaucoup de morceaux de tragédies,
des tirades entières qu’on peut mettre dans la bouche d’un
prince irrité, d’autres qu’on peut faire déclamer à un ministe
ambitieux ; des déclarations d’amour, des bravades de
princesses, des avis de confidens, quelques descriptions de
sièges, de combats et une infinité de pensées détachées. Comme
tout cela m’a, je vous l’avoue, peu coûté à faire, il en coûtera
peu aussi pour l’acheter ; le prix d’ailleurs sera proportionné
au mérite de ce qu’on me demandera : vous imaginez bien qu’un
confident parlera à meilleur marché qu’un prince. Il ne s’agira
plus pour les auteurs que d’imaginer un plan, et ils ont si fort
accoutumé, depuis quelque temps, le public à s’en
passer d’un bon, qu’ils n’auront presque plus rien à faire. Il
n’est pas besoin d’avertir qu’on peut être sûr de ma fidélité,
que je ne vendrai pas deux fois le même fragment, quand même la
pièce où il auroit d’abord paru auroit éprouvé ce malheur si
commun. Si les auteurs veulent le permettre, l’acteur, après
avoir déclamé une tirade qui aura été achetée chez moi, y
ajoutera mon nom, et il en sera de mes vers comme des pièces de
monnoie qui n’ont leur cours que par la figure du prince
qu’elles représentent. » J’ai trouvé ce projet excellent ; j’ai
promis à l’auteur de ne rien négliger pour le faire réussir et
de l’annoncer dans mes feuilles. Lorsqu’il a su que j’étois le
Spectateur, il m’a pris la main avec amitié et m’a promis, si
jamais je faisois une tragédie, de ne me pas vendre ses vers
plus chers qu’ils ne vaudroient : j’espère qu’il me les donnera
pour rien.