Le Spectateur français avant la révolution: XLVI. Discours.
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XLVI. Discours.
Sur la prodigieuse fécondité des Arts, sous le siècle de Louis XIV.
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Je parcours depuis quelque temps les
maisons royales, parce qu’il est triste de rester toujours dans
la sienne. Je jouis de mon mieux de tout ce qui frappe ma vue.
Je n’apperçois pas une statue que je ne m’en approche, pas un
bronze que je ne l’examine, pas un bassin que je n’en sonde la
profondeur, pas un parterre que je n’en admire la symétrie, pas
une allée couverte que je ne m’y enfonce. C’est toujours autant
de pris sur ce qui m’en coûte pour entretenir ces magnifiques
demeures. Si on me laissoit faire, je passerois un
mois dans un de ces palais, quinze jours dans un autre. C’étoit,
on peut le dire, le siècle des arts, que celui qui a vu élever
du sein de la terre cette multitude de maisons royales, si bien
situées, si magnifiquement entourées ; on seroit tenté de croire
que c’étoient des magiciens qui en étoient les architectes : ils
faisoient paroître un château, des jardins immenses, avec la
même facilité qu’on change de décorations à l’opéra. Que de bras
pour creuser tant de canaux, pour élever tant de pierres, pour
dresser tant de colonnes, pour consolider tant de murs, pour
défricher tant de terres ! que d’argent ! que de peines
consacrés à l’embellissement et au plaisir ! . . . Tous les
ciseaux de l’univers sembloient être en mouvement pour animer le
marbre, pour faire sortir de l’oubli les divinités du paganisme,
et rendre la vie à tous les grands-hommes. La peinture,
aujourd’hui si froide, si languissante, promenoit par-tout son
pinceau divin. Elle étoit devenue la rivale de la nature ; elle
créoit, elle reproduisoit comme elle. Mais que dira de nous la
postérité ? que lui présenterons-nous pour exciter son
admiration, nous qui n’avons pas même le courage
de conserver, d’entretenir les ouvrages de nos ancêtres ? Les
plus beaux monumens sont assiégés par le destructeur universel ;
si nous n’allons pas à leur secours, ils succomberont, et nos
neveux ne verront plus que des ruines. On ne rencontre déjà plus
que des statues mutilées, que des marches rompues, que des
colonnes dépolies, que des peintures défigurées et rembrunies,
que des murs criblés. Ces pins superbes, qui sembloient courir
aux nues, dont la tige élaguée est couronnée par une tête si
verdoyante, ont peine à se soutenir à leur hauteur, et menacent
la terre. Ce qui auroit autrefois coûté si peu à entretenir,
épuiseroit maintenant l’état avant d’être rétabli. C’est avec
les débris d’un château abattu, que l’on en restaurera un autre
défaillant. Les plus beaux édifices subiront le sort des animaux
condamnés à servir d’aliment à d’autres, qui mourroient s’ils ne
les dévroient pas. Aujourd’hui une génération voit commencer un
temple, et finit avant qu’il soit achevé. Que de beaux desseins
inutilement tracés ! que de grands projets resteront à jamais
sans exécution ! que de contrastes choquans n’apperçoit-on pas dans cette capitale, que l’on dit être la plus
belle ville du monde ! Il faut l’avouer, nous ne savons plus que
parler : notre langue est toujours en mouvement, et nos bras
sont dans l’inaction. L’égoïste enrichit sa demeure, et le
patriote embellit sa cité ; il sembleroit que nous n’ayons plus
que des demeures. Lettre. Sur la Vengeance d’une Femme
contrariée dans son amour.
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Lettera/Lettera al direttore
Monsieur, Vous n’ignorez pas
combien les femmes sont jalouses d’étendre leur empire,
avec quel art elles savent multiplier leurs conquêtes ;
mais vous n’imaginez pas encore jusqu’à quel point elles
peuvent pousser la vengeance contre celui qui ose
s’opposer à l’effet de leurs charmes, et les arrêter
dans leur course triomphante : c’est alors qu’elles trouvent dans leur orgueil offensé des
armes terribles, et qu’elles ont recours à toutes les
rases de la haine. Un de mes amis, qui vient d’en être
la victime, me permet de vous révéler le secret qu’il
m’a confié.
Livello 4
Racconto generale
Il y a quelques années
qu’il fut chargé de l’éducation d’un jeune
seigneur. Son principal soin avoit été de
préserver son cœur des atteintes du vice. Il étoit
bien sûr que son nom, ses richesses et le grand
monde lui donneroient un jour cet air d’assurance,
ce ton aisé et tranchant, ce choix d’expressions
fines et légères, qui font le mérite d’un homme de
cour ; mais il vouloit jetter dans son ame des
semences d’honneur, de vertu, et sur-tout
conserver la pureté de ses mœurs, en ne laissant
développer en lui que des passions nobles et
généreuses. Il avoit fait tous ses efforts pour
lui donner de l’aversion pour ces plaisirs
faciles, ces amours passagères qui égarent et
énervent la jeunesse ; il avoit réussi à lui
inspirer le goût d’un amour honnête ; il avoit
enflammé son jeune cœur du desir de trouver une
maîtresse belle, vertueuse, et de se rendre digne
d’en être aimé. L’unique héritière d’une grande
maison alloit mettre le comble aux
vœux de son élève, lorsque celui-ci eut le malheur
de rencontrer dans un bal une de ces physionomies
voluptueuses qui semblent ne respirer que l’amour
et ses plaisirs, dont l’œil vif et caressant vous
promet le bonheur et vous invite à le goûter, dont
tous les mouvements sont des graces qui vous
attachent et vous subjuguent. Joignez à tout cela
un son de voix attrayant, un esprit enjoué,
l’agréable manège de la coquetterie, et vous
comprendrez qu’elle n’eut pas de peine à s’emparer
d’un jeune cœur, égaré par les illusions de la
vanité. Il crut pouvoir oublier un instant sa
vertueuse maîtresse, pour se livrer aux attraits
du plaisir ; il accepta avec reconnoissance la
permission qu’on lui donna de venir rendre hommage
aux charmes qui l’avoient séduit. Le gouverneur
s’apperçut bientôt, à l’air distrait et léger du
jeune duc, qu’une passion nouvelle s’étoit emparée
de ses sens. Il frémit du danger qu’il couroit.
Malgré ses marches mystérieuses, il découvrit
l’objet de ses empressemens, et s’assura de son
infidélité. Ce fut alors qu’il eut
besoin de toute son éloquence, de l’empire de la
persuasion, pour se faire entendre à son disciple,
pour rendre à l’amour et à la vertu ce cœur qui
leur avoit été ravi. Avec quelle véhémence il
exalta les charmes et la belle ame de sa jeune
amante si cruellement trompée ! De quel art, de
quel ménagement n’eut-il pas besoin d’user pour
éclairer un jeune homme épris, enchanté de sa
nouvelle passion, sans trop humilier, sans perdre
sa confiance ! Combien de combats n’eut-il pas à
livrer à ses sens, avant de pouvoir le déterminer
à rompre avec cet objet si séduisant, à renoncer
pour toujours à ses tendres caresses ! Combien de
petits moyens ne fallut-il pas mettre en usage
pour donner sans cesse le change à son
imagination, pour en effacer un souvenir trop
doux ! Enfin, il fut assez heureux pour briser les
liens du vice, et voir les nœuds de la vertu se
former. La maîtresse du duc ne se vit pas ainsi
délaissé sans en ressentir la plus vive douleur.
Elle voulut savoir la cause d’un changement si
prompt, si offensant. Elle apprit d’un des gens du
duc que c’étoit son gouverneur qui
lui avoit enlevé sa brillante conquête ; ses
regrets se changèrent alors en fureur. Après avoir
conçu et rejetté plusieurs projets de vengeance,
elle s’est arrêté à celui qui pouvoit flatter
davantage sa vanité et humilier le plus son
ennemi : elle ne chercha d’abord que l’occasion de
le voir ; elle la trouva. Il faudroit, Monsieur,
une autre plume que la mienne pour vous peindre
cette femme embellie de toutes les graces de son
sexe, mais qui en a aussi tous les détours,
commandant à sa haine et la cachant sous les
dehors de l’affabilité. Elle ne feint point
d’ignorer que mon ami a été le gouverneur du duc ;
elle commence par lui déclarer qu’elle a vu son
élève avec plaisir ; qu’elle étoit enchantée de
ses qualités aimables, de son heureux naturel, des
agrémens de son esprit, et sur-tout de l’honnêteté
de son ame : elle prend le plus vif intérêt à son
bonheur. Madame la duchesse, ajoute-t-elle, doit
compter au nombre de ses bienfaiteurs celui qui
lui a formé un époux aussi accompli. Le gouverneur
baisse les yeux et rejette toutes ces perfections
sur le compte de la nature. Elle ne produiroit que
des prodiges, lui réplique-t-on, si
elle étoit toujours cultivée par des mains aussi
habiles. A ce smots <sic>, il rougit de
plaisir ; (il est si doux de voir la louange
découler d’une bouche aimable !) Dejà celle qui
lui parle lui semble plus belle, la finesse de ses
regards le pénètre. Leur douceur l’attire. Il a
l’imprudence de lui répondre d’une voix mal
assurée, « qu’il est jaloux du bonheur de son
élève ». L’insensé ! on jouit de son délire :
assurée de son triomphe, la jeune dame lui
réplique en souriant, qu’un philosophe est trop
raisonnable pour attacher quelqu’importance à
l’intérêt qu’une femme peut prendre à lui ; que la
plus aimable de toutes n’en peut obtenir qu’un
sentiment bien foible. Si cela est, répond-il, en
arrêtant sur elle des yeux pleins d’expression, il
y a apparence que je n’ai jamais été moins
philosophe qu’aujourd’hui. Quoi ! s’écrie en riant
la perfide créature qui avoit peine à contenir sa
joie, si par hazard je vous priois de venir, dans
vos momens perdus, me donner des leçons de
géographie, d’histoire, de physique, je pourrois
donc espérer de n’être pas refusée ? Mon ami lui
proteste qu’il ne fera jamais un plus agréable
usage de ses connoissances. Vous
n’êtes pas sans doute, lui demande-t-on, un maître
très-sévère ? Je crains bien, réplique-t-il
tendrement, que vous ne soyez une écolière trop
dangereuse. La jeune dame lui indique une heure
pour le lendemain, et disparoît. Vous imaginez
bien que dans la première visite nos doux
géographes ne sortirent pas du boudoir exquis où
ils étoient, qu’il ne fut question que de
l’histoire du cœur, et qu’il ne se fit pas
d’autres expériences que celle du pouvoir de deux
beaux yeux sur la raison d’un philosophe. Après
plusieurs visites, pendant lesquelles la jeune
écolière se montra toujours plus fine, plus
intéressante dans ses propos, plus jolie, plus
variée dans ses ajustemens, elle écrivit à son
maître que son époux venoit de lui interdire le
plaisir le plus doux, celui de le recevoir chez
elle. Après bien des plaintes sur le sort des
femmes, si cruellement soumises aux bizarres
volontés d’un mari, elle finissoit par lui dire
que le sien devoit aller dans peu à la cour pour
solliciter le paiement de ses pensions, et qu’il
ne lui seroit pas impossible de la voir, s’il le
désiroit autant qu’elle. La réponse qu’il lui fit
annonça à la jeune dame qu’elle
pouvoit tout attendre de son délire. Quatre jours
après, il reçut ce billet : « Mes plus douces
espérances sont dissipées ; il faut renoncer au
charme de vos entretiens. Mon mari est parti, mais
il méprise assez sa femme pour l’environner de
surveillans. Hélas ! auroit-il lu dans son
coeur ! . . . » Le gouverneur auroit eu besoin
d’en avoir pour l’éclairer, et lui découvrir le
piège où il alloit tomber. Aveuglé par son amour,
il conjura sa charmante maîtresse de ne pas lui
ravir son unique bonheur, celui de la voir, de lui
dire, de lui répéter mille fois qu’il
l’adorereroit <sic> jusqu’à la mort. « Je ne
vois qu’un seul moyen, lui répondit-on, pour
tromper nos argus ; mais oserai-je vous
l’indiquer ? Suis-je assez sûre de votre amour
pour espérer que vous ne rougirez pas d’en faire
usage ? Puis-je assez compter sur moi pour ne le
pas craindre ? » L’amant transporté écrivit
sur-le-champ cette lettre : « Femme ravissante et
trop aimée, quel qu’il soit ce moyen qui doit me
rapprocher de vous, daignez me
l’apprendre et vous m’allez voir à vos pieds. Oui,
je l’emploîrai, dût-il exposer ma vie au plus
grand danger, et même mon honneur : n’êtes-vous
pas la souveraine maîtresse de tout ce qui
m’appartient ? » Le lendemain, il reçut une
cassette dans laquelle étoit renfermé un
habillement de femme. Il comprit qu’on le lui
envoyoit pour qu’il en fit usage, et aussitôt, ô
aveuglement de l’amour ! ô honte de l’humanité !
il fut assez foible pour accepter les offres de
services que lui fit une femme de chambre qui
étoit venue pour donner plus de vérité à son
déguisement. La jeune dame, assurée que son amant
alloit paroître, abandonna son cœur au plaisir de
la vengeance. D’une main tremblante de joie, elle
se hâte d’écrire au duc : « Venez, beau Télémaque,
venez voir votre grave Mentor qui vous a arraché
des bras de celle qui vous aimoit ; il est à
présent chez moi. Je vous avertis qu’il a repris
sa première forme ; c’est Minerve elle-même ; elle
a vraiment l’air d’une déesse. Une robe flotante
répand sur toute sa personne une majestéimp osante
<sic> ; en vérité, Paris lui
donneroit aujourd’hui la pomme, s’il la voyoit :
ses joues brillent des plus belles couleurs. Si
vous ne vous hâtez pas d’arriver, elle disparoîtra
pour aller sans doute prendre sa place dans
l’Olympe, et il ne vous restera que le regret
d’être venu top tard. » Le duc ne sut trop ce que
cette lettre vouloit dire : il hazarda d’aller
éclaircir ce langage mystérieusement sublime. Il
arrive chez celle qui lui avoit écrit ; il
reconnoît, en traversant son appartement, des
lieux que l’amour embellissoit autrefois pour
lui ; il pénètre jusqu’à la porte d’un cabinet
qu’un laquais ouvre, et il apperçoit . . . .
hélas ! qui pourroit décrire la honte, la fureur
de l’amant confus et irrité ? Quoi pourroit
peindre la joie insultante et le sourire moqueur
de celle qui jouit si cruellement de son
embarras ? Le duc restoit immobile d’étonnement,
et ne savoit s’il devoit en croire ses yeux. Mon
ami, après quelques invectives arrachées par le
dépit, reprit le calme et la sérénité de la
raison. Vous voyez, dit-il, mon cher duc, si
j’avois tort de vouloir vous enlever à cette
perfide créature. Je suis tombé dans ses pièges ;
mais je me consolerai de ma
foiblesse et mon erreur, si elles peuvent vous
garantir et vous sauver du danger que j’ai couru.
Le duc eut pitié de l’embarras de son ancien
gouverneur ; il fut assez généreux pour prendre sa
défense et se montrer son ami. Il se hâta de le
dérober aux regards malins de la vengeance.
Lorsqu’il se vit seul chez lui, il arrêta des yeux
confus sur toute sa personne. Ce ne fut pas sans
verser des larmes de déprit qu’il quitta ces
vêtemens qu’il avoit mis avec l’impatience de
l’amour et des desirs. Sexe perfide, s’écria-t-il
dans sa fureur, puisse-tu perdre à jamais le
pouvoir de tes charmes, puisque tu en fais un si
cruel usage !