Le Spectateur français avant la révolution: XL. Discours.
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XL. Discours.
Le Spectateur devenu Misantrope.
Level 2
Plus j’observe les hommes, plus ils
perdent à mes yeux. Il y a eu un temps où je les considérois
avec quelqu’intérêt, où je croyois, où j’espérois
du moins retrouver en eux mes semblables ; mais ils me
paroissent tous les jours plus petits, plus intrigans, plus
injustes. C’en est fait, je le dis avec douleur, l’humanité est
perdue n’attendons plus d’elle ni vertus, ni grands talens, ni
héroïsme : les révolutions, ces secousses périodiques qui
l’éveilloient et lui rendoient la vie, ne peuvent plus rien sur
son corps exténué et mourant. Tout se reproduit dans la nature,
il n’y a que l’homme qui ne se reproduira jamais. Que m’importe
à présent que le globe ne devienne qu’un désert immense, que la
cime des arbres soit ensevelie dans les eaux, ou que le sommet
des montagnes, ébranlé par les volcans, vienne briser nos murs,
et se répandant comme un torrent, ensevelisse l’espèce humaine
sous la poussière ? Je ne m’intéresse plus à elle ; je ne fais
plus de vœux pour son bonheur : non, je ne vois plus rien de
commun entr’elle et moi. Depuis le despote jusqu’à l’humble
agriculteur, tout est vil, tout es corrompu. Le malheureux,
errant sur la terre comme un vagabond, ne me paroit pas plus
méprisable que le citadin qui travaille en silence à la ruine
de son voisin, que le militaire qui fait payer
à l’état son oisiveté pendant la paix, et se console de la mort
de son ami, par le plaisir d’avancer. Je méprise le médecin, qui
ne s’applaudit de ses cures que parce qu’elles ajoutent à sa
célébrité ; qui s’afflige de la perte d’un homme en place, et ne
pense pas à dix mercenaires que son indifférence a laissé aller
à la mort. Je dédaigne, et le praticien qui se promène avec
orgueil dans la maison que les ruines de la misère ont élevée,
et l’avide marchand qui ne craint plus le déshonneur, qui marche
hardiment à travers la troupe gémissante de ses créanciers, et
le fermier qui resserre dans ses greniers les présens de la
terre, et se réjouit des cris de la famine. L’honneur, ce
ressort autrefois si puissant, qui donnoit à l’état des
guerriers, des magistrats, des citoyens, comprimé, ou par la
triste prévoyance, ou par l’égoïsme, a perdu son énergie ; la
société n’est qu’une troupe de fripons qui attendent la nuit
pour se voler les uns les autres, et qui, lorsque le jour est
venu, se glorifient de leurs prises, et se reposent sur
l’indulgence dont ils sont tous besoin. J’ignore s’il est possible que l’humanité se soutienne encore
long-temps dans cet état de dégradation. On voit de vieux
édifices penchés vers la terre, effrayer pendant bien des années
les passans. . . . . Lettre D’un Homme qui joue le rôle
d’imbécile pour être moins importuné par les Sots.
Level 3
Letter/Letter to the editor
Monsieur le spectateur, Vous
n’imagineriez jamais ce que j’ai fait pour être libre, à
quel prix j’ai acheté mon repos. Je me suis apperçu que
les hommes qui passent pour avoir de l’esprit, étoient
dans la société, des pierres à fusil que, des imbécilles
<sic> frappent sans cesse pour en faire jaillir
des étincelles, et sourire niaisement au feu qui les
étonne. J’ai été, moi qui vous écris, une de ces
pierres-là, et j’ose dire que je n’étois pas celle qui
rendoit le feu le moins brillant. A la fin, je me suis lassé de voir tomber mes étincelles sur
des matières aussi peu combustibles que le bronze, et
que rien ne pouvoit enflammer. J’ai pris le parti de ne
plus rendre de feu : on a beau frapper, rien ne jaillit.
Depuis ce moment, je suis plus tranquille ; mon sang
circule paisiblement ; je ne suis plus obligé de
répondre à mille questions, de faire des efforts pour
monter mon imagination à l’enjoument et au laconisme de
l’esprit ; j’ai souvent le plaisir d’entendre dire
autour de moi : ce que c’est que l’homme ! Que sa tête
est fragile ! Qui auroit cru, ajoute-t-on, en me
regardant avec pitié, qu’il seroit tombé dans cet état
de stupidité ? Et moi, j’arrête un œil imbécille sur ce
beau parleur, qui ne se doute pas que je dis en
moi-même : toi, tu ne tomberas jamais. Oui, Monsieur, je
m’applaudis tous les jours de mon stratagême ; personne
ne m’importune, ne me contrarie ; je suis dans la
société un être actif, quoique l’on me regarde comme un
fauteuil de plus qui embarasse un sallon. On parle sans
contrainte devant moi ; j’ai joui plus d’une fois de
l’indiscrétion de quelques femmes. Les confidences qu’elles se faisoient ont manqué de me faire
perdre ma réputation d’imbécille, en me forçant à des
éclats de rire que j’ai étouffés de mon mieux. Il y a
quelques jours qu’un jeune agréable, qui vient un peu
trop souvent s’épanouir près de mon épouse, pour l’aider
sans doute à se consoler de mon accident, après avoir
soutenu un de ces systêmes que le délire enfante,
m’apostropha, en me frappant assez mal honnêtement sur
l’épaule, et en me disant : « N’est-il pas vrai,
Monsieur, que j’ai raison ? » Pas encore, lui
répliquai-je, d’un ton traînant ; mais peut-être vous
viendra-t-elle un jour. A ces mots, deux femmes se
levèrent, se précipitèrent sur moi, en criant : à
merveille ! à merveille ! puis, allant à mon épouse,
elles lui dirent : ma chère amie, votre mari est guéri.
Ma femme sourit et me regarda ; mais je baissai à
l’instant les yeux sur mon mouvoir, et je m’amusai à
faire des nœuds. Lorsque la conversation m’ennuie, ce
qui arrive quelquefois, je me retire dans mon cabinet ;
j’entends une voix qui me poursuit, en me criant : allez
dormir. Pendant qu’on me croit assoupi, je suis occupé à
méditer avec Bayle, Spinosa, Loke,
Newton, ou je cause avec M. de Voltaire, M. de Buffon,
et tous les auteurs dont l’entretien me plaît. Quand on
m’apporte votre feuille, je m’en empare d’un air de
distraction, et je la lis souvent avec plaisir. Si, tout
stupide que je suis, vous voulez agréer mes
observations, je suis à même d’en faire d’assez
piquantes. A coup sûr, mes connoissances, ma famille,
rien de tout ce qui m’environne ne se doutera qu’elles
viennent de moi. Comprenez-vous, Monsieur, combien il
est doux d’être dispensé de parler, de penser, quand on
veut garder le silence et ne pas réfléchir ? Pour moi,
je me trouve si bien de ma bêtise apparente, que je ne
la changerois pas contre la plus belle réputation. Je me
compare à un homme en santé, qui n’est plaint que par
des malades.
Lettre.
Projet d’une Loterie d’un nouveau genre.Level 3
Letter/Letter to the editor
Monsieur, J’ai vingt-six ans,
et je suis encore fille ; il y a grande apparence que je
le serai toute ma vie si les choses ne changent pas. Il
seroit, je le sais, plus honnête de ne me pas plaindre
d’un état qui est celui de tant d’autres ; mais,
Monsieur, la nature m’a donné un cœur et des sens,
pourquoi faut-il que je leur impose toujours silence ?
Respectez les préjugés, me dira-t-on. Hélas ! c’est
parce que je les respecte que je suis à plaindre. Tant
d’hommes aimables me répétent que je suis charmante et
paroissent le sentir ! Les uns attendent la mort d’un
riche parent pour m’offrir une fortune digne de ma
beauté, de ma naissance ; les autres ne désirent, avant
de demander ma main, que la récompense de leur bravoure
et la preuve apparente de leur service. Pendant ce temps, mon cœur s’épuise en espérance,
et je suis toujours comptée au nombre de ces êtres
inutiles que l’infortune a condamnés au célibat.
J’entends tous les jours dire à mes oreilles : « Quel
dommage de rester fille, avec tant de graces, avec un
naturel si doux, si honnête ! » Une vieille tante, qui
n’a que des conseils à me donner, me fait quelquefois
envisager le couvent comme la seule retraite qui
convienne à une demoiselle bien née, et qui n’est pas
riche. Hélas ! je ne serai pas plutôt renfermée dans ce
triste asyle, que tous les humains m’oublieront : mes
charmes se flétiront dans l’ennui : peut-être serai-je
assez malheureuse pour sentir mon cœur survivre à ma
beauté. Alors mes desirs feront ma honte ; je n’aurai
plus qu’à rougir d’un sentiment que la nature a mis dans
tous les êtres, pour adoucir leurs peines, et leur faire
chérir la vie. C’est pour éloigner cet effroyable
avenir, que je me suis occupée du moyen de multiplier
les mariages. J’espère, Monsieur, que l’intérêt que vous
prenez à ces jeunes vestales, qui nourrissent dans leur
ame agitée un feu qui les consume, et qu’elles n’osent
éteindre, vous engagera à publier mon projet. Puisse-t-il n’avoir pas le sort de tant d’autres,
et ne pas rester inutile pour celle qui le propose !
Comme on a dit de tout temps que se marier, c’étoit
prendre un billet à la loterie, j’ai donné à mon projet
la forme d’une loterie. Je la nomme la loterie des
célibataires, et je la divise en trois classes. La
première sera celle de la noblesse militaire, la seconde
celle de la robe, et la troisième celle des beaux-arts.
Le prix des billets de la noblesse militaire sera de 4
livres, ceux de la magistrature seront de 3 livres, et
ceux des artistes ne coûteront que 30 sols. Tous les
garçons qui ont plus de trente ans, seront forcés de
prendre tous les mois un billet ; s’il ont de la
répugnance pour le mariage, ils seront libres de donner
leurs billets à un autre. Tous les pères de famille qui
ont des filles parvenues à l’âge de dix-huit ans, seront
obligés de prendre un billet pour chacune d’elles ; mais
ils seront les maîtres de ne les pas envoyer au
concours. Le jour où l’on tirera la loterie, tous ceux
qui auront leurs billets se trouveront
dans la salle qui sera indiquée pour chaque classe. Les
demoiselles seront placées à quelque distance des
hommes, et auront toutes un voile baissé. Une jeune
fille parée d’un ajustement blanc, et couronnée de
fleurs, un jeune garçon vêtu avec goût, feront tourner
chacun une roue de fortune, et en tireront un billet.
L’homme qui aura gagné s’avancera au son d’une musique
mélodieuse, parcourra les rangs des demoiselles, qui
leveront alors leur voile et il choisira celle qui lui
paroitra la plus aimable. Les hommes défileront ensuite
devant la demoiselle dont le numéro sera sorti ; elle
donnera une couronne à celui qui aura charmé ses regards
ou intéressé son cœur. Dans la première et seconde
classe, on n’observera point de rang ; mais dans celles
des hommes qui cultivent les beaux-arts, on aura égard à
la supériorité des talens. Les poëtes qui élèvent leur
vol jusqu’à l’épopée, ou qui font leur
cour à Melpomène, domineront sur ceux qui ne font que
des poësies fugitives, et alimentent les journaux. Les
peintres, les sculpteurs, qui ne travaillent que de
génie, laisseront derrière ceux les peintres en
portraits, et ceux qui estropient des magots. Les
musiciens qui composent de la bonne musique, pourront
même se placer à côté des poëtes. Pour éviter les
inconvéniens qui résulteroient d’un choix trop
précipité, et qui ne seroit pas du goût de celle qui en
seroit l’objet, avant que l’homme dont le numéro sera
sorti puisse parcourir les rangs des demoiselles, si sa
figure leur déplaît, et si le compliment qu’il sera
obligé de leur faire leur donne une mauvaise opinion de
son esprit et de son éducation, elles seront les
maîtresses de ne pas lever leur voile : celles qui le
laisserent baissé, ne pourront être choisies. Vous
voyez, Monsieur, qu’il n’y a pas de ville où ce projet
ne puisse produire un grand nombre de mariages. L’argent
de la loterie de chaque mois formeroit une dot pour
plusieurs demoiselles, qui ont bien l’air, si mon projet
ne réussit pas, de ne jamais porter cette chaîne que
l’amour rend légère, et de passer tous
leurs jours dans l’ennui du célibat. Je vous laisse le
maître, Monsieur, de rectifier mes idées, de leur donner
plus de justesse ou d’étendue. Quelques plaisans ne
manqueront pas de dire que ce sont les rêves d’une fille
à qui les nuits paroissent déjà bien longues : mais ce
ne sont pas ces jolis messieurs que je choisirois pour
les abréger.