Le Spectateur français avant la révolution: XXXIX. Discours.
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XXXIX. Discours. Sur l’opposition des
jugemens et des goûts en Littérature.
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Que je plains le jeune homme qui, à la lecture de nos excellens
ouvrages, sentant son cœur enflammé d’une noble émulation,
s’écrie dans un noble transport : et moi aussi je veux être
auteur, ed io anche sono pittore ! Quels obstacles ne
trouvera-t-il pas dans cette nouvelle carrière ! Que de peines
n’a-t-il pas à essuyer, si l’amour propre, ce plus grand des
flatteurs, ne vient point à son secours et ne le venge pas des
injustices des hommes ! Il sera bientôt fatigué de ses efforts :
lassé de ses travaux, il posera le pinceau et
renoncera à toute la gloire qu’il avoit pu se promettre.
Heureusement, ce sentiment qui nous élève et nous agrandit à nos
yeux, ne manque guère à l’homme de lettres. Demandez à chaque
écrivain quel est le genre qu’il croit le plus utile, le plus
agréable ; il n’en est pas un qui ne trouve de bonnes raisons
pour prouver que c’est celui dans lequel il s’exerce.
Si je m’attendris à la vue des infortunes qui s’attachent
à l’humanité ; si je ne puis retenir mes larmes, quand je vois
la portion la plus utile des hommes être aussi la plus
malheureuse ; si je m’avise de gémir sur la misère des peuples
et sur les fautes de ceux qui les gouvernent, mon livre tombe
des mains du riche, qui ne lit que pour s’amuser, et il ne peut
consoler le pauvre qui ne le lit point. Si, au contraire, je me
donne les airs de rire, je crains bientôt qu’on ne me reproche
ma frivolité, que mes concitoyens n’ayent de moi l’idée que les
Abdérites eurent de leurs philosophes, et ne se croient obligés
d’appeler pour ma guérison un nouvel Hippocrate. Je n’aurois
certainement pas la pénétration du sage rieur. On dit
qu’Hippocrate ayant mené avec lui, lorsqu’il l’alla voir, une
fille qui l’étoit encore, Démocrite la salua le premier jour
comme fille, et que le lendemain il l’appela du nom de femme,
parce qu’il s’apperçut <sic> qu’elle avoit
dans l’intervalle mérité ce nom-là. Ne craignez rien, jeunes
personnes, qui avez déjà fait à un amant le sacrifice que vous
promettez à un époux ; que mes regards ne vous troublent point :
je n’ai point la sagacité du philosophe grec. Beautés
séduisantes, qui vous offrez si souvent pour la première fois à
l’opulence abusée, ne redoutez pas non plus ma présence. Je sais
bien que si j’avois l’œil aussi pénétrant que Démocrite, vous me
verriez avec plaisir suivre son exemple, et m’aveugler comme lui
pour n’être point distrait dans mes médiations ; mais, je vous
le répète, rassurez-vous, lorsque vous le voudrez, vous me
tromperez tout comme un autre.
Metatextuality
J’ai eu lieu de faire plus d’une
fois cette remarque, en recueillant les voix des gens de
lettres que j’ai consultés sur le Spectateur ; chacun
s’imaginoit que pour plaire au public, nous devions employer
sa manière et son coloris.
Level 3
Je me promenois, il y a quelques
jours dans un jardin public : mes yeux errans cherchoient
quelques objets attachans, lorsque j’apperçus dans une
contr’allée une figure mélancolique, dont la tristesse
contrastoit avec la joie folle, la gaîté étourdie de la
plupart de ceux qui étoient venus pour jouir de la
promenade, ou s’y faire remarquer. Je reconnus bientôt dans
ce sombre personnage un auteur qui se plaît à répandre sur
ses ouvrages une teinte noire et lugubre ; dont
l’imagination, toujours atristée, n’enfante
que des idées larmoyantes. Il m’aborda, et après quelques
mots usités, nous parlâmes des ouvrages du jour. Je trouve,
me dit-il, qu’on n’intéresse pas assez le public ; on lui
fait perdre peu-à-peu le goût de la lecture ; il faut, pour
lui plaire, qu’un écrivain exerce sa sensibilité, semble
partager sa tristesse, et lui présente souvent l’image des
malheurs, pour le consoler des siens. Par exemple,
ajouta-t-il, en s’adressant à moi, vos feuilles sont jolies,
mais vous les gâtez par un ton léger et frivole ; vous
laissez plus souvent entrevoir l’homme du monde que le
philosophe ; j’y trouve plus d’esprit que de sentiment ; on
rit quelquefois en les lisant, mais on ne pleure jamais. Mon
ami, le meilleur livre est celui qui est le plus trempé de
larmes. Cette conversation fut interrompue par les éclats de
rire d’un homme qui passe pour avoir beaucoup d’esprit,
parce qu’il n’a jamais laissé échapper l’occasion d’être
méchant. Il a composé, dans sa jeunesse, un roman qui a
désolé cinq à six prudes, qui faisoient l’amour incognito ;
il a vengé leur sexe en révélant un secret qu’elles
croyoient bien enseveli. Bonjour, Spectateur
s’est-il écrié du plus loin qu’il m’a apperçu ; je sais que
vous ne voulez pas être connu, comptez sur ma discrétion. Le
traître parloit de toutes ses forces. J’ai lu, a-t-il
continué en mettant toujours le public dans sa confidence,
j’ai lu vos dernières feuilles, je les trouve encore trop
pensées, trop sentencieuses ; je voudrois que vous eussiez
moins d’ame et plus d’esprit : jamais une épigramme, jamais
une méchanceté : vous êtes d’une douceur . . . Corrigez-vous
de ce défaut-là ; songez que vos lecteurs sont tout aussi
instruits que vous, et qu’ils ne veulent plus être
qu’amusés. Je lis quelques tours de promenade avec ces deux
personnages d’humeur si différente. J’imaginois être entre
ces deux philosophes, dont l’un versoit des larmes sur les
vices des hommes, sur leurs infortunes, et l’autre rioit
constamment de leurs travers. Fort embarassé <sic> de
partager à-la-fois la sombre tristesse de l’auteur
mélancolique et l’excessive gaîté de mon léger censeur,
j’aurois voulu pouvoir tourner sur l’un un œil riant, et
laisser tomber sur l’autre un œil humide de larmes ; être
tout-à-la-fois Démocrite et Héraclite.
L’embarras où j’étois ce jour-là, je l’éprouve toutes les
fois que je prends la plume pour composer quelques discours.