Le Spectateur français avant la révolution: XXXVI. Discours.
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XXXVI. Discours. Sur la Vengeance d’un
Sage.
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Si nous étions justes, nous ne
haïrions pas l’ingrat, l’homme faux, l’enfant dénaturé ; nous
n’aurions que du mépris pour des créatures si mal conformées.
C’est avec ce froid mépris que les hommes vertueux
devroient se venger des lâches et des ingrats ; les malheureux !
ils n’ont reçu de la nature que les traits de l’humanité : elle
n’a pas voulu leur donner une ame.
Level 3
General account
Un célibataire, jeune encore,
fatigué de cette vie qui nous livre souvent à l’ennui de
la solitude, prit un jour la résolution de se marier. Il
étoit riche, il pouvoit choisir sa compagne. Il desiroit
qu’elle eût une figure aimable, de la noblesse dans la
taille, des graces, de l’aisance dans les manières ;
qu’elle eût un esprit enjoué, et sur-tout un caractère
doux et tendre. Après bien des recherches,
il se flatta d’avoir rencontré ce qu’il craignoit déjà
de ne pas trouver ; son cœur nageoit dans la joie, il se
promettoit l’avenir le plus séduisant. Les tendres
caresses d’une femme charmante, qui tenoit toute sa
fortune de sa générosité, devoient, selon lui, le
dédommager de ces petites parties mystérieuses, où des
beautés faciles laissent à peine aux desirs le temps de
naître ; de ces jolis soupés où le cœur s’épanche avec
tant de liberté, laisse entrevoir son bonheur ou ses
espérances, et immole sans pitié ses amis et ses
maîtresses. Il se flattoit d’échapper à ces jeux
séduisans, qui promettent l’opulence et ne donnent que
des regrets. Près de son épouse chérie, il oublioit un
monde brillant qui fatigue bientôt, et finit par
ennuyer. Quelques amis suffisoient à leurs plaisirs.
General account
Un mari tendre et généreux,
qui avoit été plusieurs fois distingué par ces femmes
qui se piquent de ne recevoir chez elles que des hommes
aimables, qui laissoit à son épouse la plus grande
liberté, parce qu’il croyoit à sa vertu, à sa
reconnoissance, avoit lieu de penser que ses caresses
étoient l’expression de l’amour, et non le
voile de la trahison ; aussi étoit-il dans la plus
grande sécurité ; le moindre soupçon n’effleuroit pas
son cœur ; à peine remarquoit-il les visites fréquentes
d’un jeune magistrat que le hazard avoit amené chez
lui : peut-être n’eût-il jamais fait attention à ses
soins affectueux, à ses manières empressées, si elles
n’eussent été le sujet de quelques plaisanteries de la
part de ses amis. La confiance d’un mari est le sommeil
paisible de l’amour ; mais un <sic> rien le
trouble et le change en fureur. Tout-à-coup cet époux si
heureux passa de la plus agréable sécurité à la plus
sombre jalousie ; c’en étoit fait du bonheur de sa vie,
si la raison ne fût venue à son secours. Il voulut
d’abord s’assurer de l’infidélité de celle qu’il
aimoit ; bientôt il ne lui fut plus permis d’en douter.
Les moyens qu’il employa pour s’en convaincre, lui
apprirent combien il est quelquefois dangereux d’épier
de trop près les actions de sa femme. Indigné,
transporté, il alloit, dans un moment de colère et de
rage, donner la mort aux deux coupables. Il fut assez
heureux pour surmonter sa rage. Il fit diparoître avec
le plus grand dédain le complice du crime de son épouse.
Il arrêta ensuite des regards plus
tranquilles sur cette créature, si belle, si séduisante,
qui l’avoit si honteusement trahi. Eperdue, tremblante,
un torrent de larmes couloit sur ses joues, et baignoit
son sein découvert. Dans cet état de confusion, de
douleur, les yeux baissés, elle sembloit demander grace
à son époux. « Malheureuse, lui dit-il, pourquoi
verse-tu des pleurs ? Ce seroit à moi à gémir ; c’est
moi qui ai tout perdu. Va, ajouta-t-il d’une voix ferme,
ne crains rien de ma vengeance ; je ne te hais pas. Je
croyois avoir un brillant précieux, et je n’ai qu’une
pierre fausse. » Depuis ce jour, il n’a pour cette femme
infidelle que les égards de l’honnêteté ; ses yeux la
voyent, mais son cœur ne la sent plus.
Lettre.
Prodige opéré par un bon Pasteur.Level 3
Letter/Letter to the editor
Monsieur le Spectateur, Comme
vous ne vous bornez pas à la peinture de nos ridicules,
et qu’on peut vous adresser le compliment que se faisoit
un ancien : Rien de ce qui intéresse l’humanité ne m’est
étranger, j’ai cru que vous ne seriez peut-être pas
fâché d’apprendre à vos lecteurs, de quelle manière un
homme sage s’y est pris avec une jeune personne, dont la
tête étoit vivement frappée de l’idée de se détruire,
pour écarter ce projet de son imagination malade.
General account
Cette jeune fille étoit vue
lâchement abandonnée par un homme qu’elle adoroit,
dans le temps même qu’elle étoit devenue enceinte de
ses perfides amours. L’emportement d’un père sévère,
l’opprobre dont elle alloit se voir couverte, la
perfidie de son amant, une grande tendresse qu’elle
voyoit si cruellement trompée, et qui
étoit devenue un besoin indispensable de son cœur :
toutes ces peines réunies portèrent des secousses si
violentes à sa tête, que ses organes se
dérangèrent ; elle éprouva bientôt les accès d’une
véritable folie. Heureusement ! le père si redouté
venoit de partir pour un voyage en Amérique, et ne
devoit se trouver que dans un an au sein de sa
famille. La mère, d’un naturel plus doux et plus
tendre, vit sa fille si malheureuse, qu’elle n’eut
que la force de la plaindre : elle employa même
toute sa tendresse à la réconcilier avec elle-même ;
mais son cœur désespéré se trouva fermé à toutes
sortes de consolations. Les fureurs qui avoient leur
source dans des chagrins si cuisans, devinrent si
fréquentes, et augmentèrent au point que, pour en
dérober le spectacle affligeant aux regards du
public, ont fut obligé de la transporter à deux
lieues de la ville, dans une métairie isolée. La
solitude ne fit qu’aigrir ses idées. Dans le
sentiment toujours présent de la trahison de son
lâche amant, et de l’avilissement où l’alloit jetter
sa faute, elle conçut une si grande horreur pour la
vie, qu’involontairement, et lors même
qu’elle paroissoit tranquille, elle faisoit comme
par instinct, de tout ce qu’elle trouvoit sous sa
main, un instrument de mort. Si quelquefois elle
s’obstinoit à demeurer seule, et qu’on la vit assez
paisible pour oser la confier un instant à
elle-même, il lui venoit toujours dans l’idée de se
précipiter par sa fenêtre, et les tentations
devenoient si fortes, que je l’ai vue une fois,
pâle, égarée, et comme se sauvant des bras d’une
furie, accourir dans ceux de sa mère, en criant :
sauvez-moi, sauvez-moi, je veux me détruire. Encore,
si c’eut été là le terme de sa folie, on eut pu
espérer que, se familiarisant par degrés avec l’idée
de sa faute et l’image de son père irrité, elle eut
insensiblement perdu cette haine inconcevable
d’elle-même, et repris le goût si naturel de la
vie ; mais ce qu’il y avoit de funeste, c’est qu’il
n’y avoit pas une fibre dans tout son corps qui ne
frémit du crime, et elle s’y sentoit entrainée par
une volonté irrésistible. Dans cette contrariété,
tous ses sens éprouvoient une aliénation terrible.
Des idées superstitieuses achevoient d’y jetter le
trouble et l’épouvante : ses tentations lui
sembloient une punition nécessaire de
sa faute. L’impossibilité de n’y pas succomber se
réalisoit de plus en plus à son imagination
épouvantée d’un autre côté, la présence terrible du
Dieu vengeur des suicides venoit s’offrir à son
esprit. Ma perte, s’écrioit-elle avec un accent
douloureux, est dont inévitable ! Là-dessus son
imagination travailloit, et tout ce que les esprits
frappés des terreurs de l’autre monde se figurent
des vengeances célestes, venoit l’épouvanter ; elle
éprouvoit réellement un supplice aussi affreux qu’il
étoit imaginaire. Je ne vous affligerai pas du
tableau effrayant d’un coupable qui croit sentir le
bras d’un Dieu appesanti sur sa tête, et qui se
débat sous cette main terrible. Il y a de quoi
troubler la raison la plus ferme ; ce que je peux
vous dire, c’est qu’il n’y avoit pas jusqu’à sa mère
qui, dans ces instans, ne parut être effrayée de sa
fille. A peine osoit-elle l’approcher et retenir ses
mains furieuses. Il y avoit, dans le voisinage, un
homme aussi recommandable par la sainteté de sa vie
que par sa grande sagesse ; c’étoit le pasteur du
lieu. La malheureuse mère va le
trouver, et lui dit dans quel état déplorable étoit
tombée sa fille ; elle lui peint sur-tout ses
visions effrayantes, et quels étoient ses remords et
son horrible délire, toutes les fois qu’elle avoit
voulu attenter sur elle-même. Envoyez-la moi, dit le
pasteur, ou plutôt disposez-la à me recevoir ;
dites-lui qu’en qualité de ministre, j’irai lui
porter des consolations et les secours du ciel. Elle
prévint sa fille, et celle-ci mit son cœur en état
de paroître devant l’homme de Dieu. Un autre
n’auroit pas manqué de lui citer d’abord tout ce que
la religion prononce d’affreux et d’irrévocable
contre les malheureux coupables de suicide ; il eut
crié vengeance et anathême, et achevé par-là de
jetter le trouble et l’épouvante dans une
imagination déjà trop allarmée. Le sage affecta
d’être tranquille sur ses funestes desseins ; il la
rassura sur elle-même. « Votre vie, lui dit-il, est
à vous ; vous en pouvez disposer ; . . . mais vous
êtes mère, ajouta-t-il, la vie de votre enfant est
un bien qui n’appartient qu’à lui, et la lui ravir,
ce seroit-là le crime : gardez votre existence
jusqu’à ce que la sienne ne dépende
plus de la vôtre ; mourez ensuite si vous ne pouvez
plus vivre. » Un homme dont la mort paroît certaine
dans une heure, et qui reçoit la nouvelle de sa
grace, n’éprouve rien qui approche de la joie que
ressentit cette malheureuse fille, en apprenant de
la bouche même d’un homme qui étoit, selon elle,
chargé d’annoncer les volontés du ciel sur la terre,
qu’elle pouvoit se tuer sans crime. « Je vois,
ajouta le vieillard, que je viens de vous délivrer
d’un grand fardeau ; mais avant tout, j’exige de
vous un serment devant Dieu. Jurez-moi que dans
l’instant même que vous serez prête d’attenter à
votre vie, vous embrasserez trois fois votre
enfant ; ce n’est qu’à cette condition que je vous
délie de l’obligation de vivre. » Elle en fit le
serment de la manière la plus solemnelle. D’après
cet entretien, ses esprits parurent reprendre un
cours tranquille ; elle songeoit toujours à mourir,
mais sans aucun effroi, et même avec une sorte de
satisfaction intérieure ; son sommeil devint
paisible comme ses idées, et ses nuits n’étoient
plus troublées, comme auparavant, par des spectres
et des songes effroyables : son seul
plaisir, en attendant qu’elle put mourir, fut de
caresser quelquefois sa mère et de pleurer avec
elle. On ne put jamais, pendant tout ce temps, lui
faire accepter aucune distraction. La pensée de la
mort et la vue de la tombe, sont, disoit-elle en
souriant, ce qui m’amuse davantage. A la fin de ses
neuf mois, elle accoucha. Les douleurs furent si
longues et si vives, qu’elle donna à peine, les deux
premiers jours, quelques signes de vie ; le
troisième, elle reprit un foible sentiment
d’elle-même, et ce jour-là, tout ce qu’elle avoit
retrouvé de forces, elle les employa à remercier sa
mère. Jamais elle ne l’avoit tant embrassée ;
celle-ci en tiroit même un favorable augure ; elle
ne s’attendoit pas que le lendemain elle refuseroit
constamment de prendre un breuvage, qui, dans son
état, étoit indispensable. La mère se désoloit en
vain autour de son lit ; elle ne put rien gagner sur
sa fille : on eut recours au curé. « Puisque je puis
cesser de vivre sans faire un crime, lui dit-elle,
pourquoi voulez-vous que j’avale un poison ? Oui, je
dois l’appeler un poison, s’il est
destiné à me rendre la santé. Sans doute, lui
répondit le pasteur ; mais avez-vous oublié le
serment que vous avez fait à Dieu devant moi ? » Je
suis donc mère, s’écria-t-elle ? Oui, et voici votre
enfant, reprit le curé, en le prenant des bras d’une
nourrice qu’on avoit sagement tenue écartée ; et le
présentant à son lit : « Voilà le malheureux que
vous allez laisser à la vie, sans secours, sans
appui, et qui n’aura connu ni père ni mère. » Ah !
monsieur, répliqua-t-elle, que cette innocente
créature y vient-elle faire ? Mon Dieu ! combien je
sens qu’elle m’intéresse ! Embrassez-le, madame, cet
enfant que vous voulez abandonner. – En se baissant
pour appuyer sa bouche sur la sienne, un torrent de
larmes inonde tout-à-coup son visage ; tout son cœur
se soulève ; un cri terrible s’y fait entendre. Non,
je ne t’abandonnerai pas, s’écria-t-elle ; je
déteste la vie, mais je la souffrirai pour toi.
Abjurez donc vos funestes projets, reprit le
vieillard, et permettez qu’on vous guérisse. Ma
mère, répliqua-t-elle, le feu dans les yeux et la
tête un peu exaltée, apportez-moi cette coupe où est
la vie, que je m’en abreuve à longs
traits pour mon enfant et pour ma mère. En prenant
le vase, je la tiendrai deux fois de vous ; et puis,
regardant tous ceux qui étoient présens, comme si
elle eut voulu les inviter à prendre part à sa
guérison, cette liqueur amère, ajouta-t-elle, me
semble une ambroisie que je vais faire couler dans
mes veines. Elle salua ensuite le vieillard, qu’elle
nomma son sauveur, et but. Sa santé et sa raison se
sont fortifiées l’une par l’autre. On a trouvé le
moyen d’appaiser le père. Le goût des occupations et
des amusemens est revenu ; elle est actuellement
tranquille et heureuse au milieu de sa famille, où
elle est toujours chérie, et même respectée du
public, malgré sa faute.